Crise de l’autobiographie

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Trois ans après l’«Autopsie de l’autobiographie» de Fabrice Neaud et Jean-Christophe Menu,[1] où en sommes-nous ? Les termes du débat sont-ils toujours les mêmes ? Voit-on poindre quelque solution à l’opposition déclarée entre autobiographie «véritable» et ce que nos deux auteurs appellent «autobiographie de proximité» ?

Pour rappel, cet article assez fameux voyait Neaud et Menu se lancer la balle à propos d’un sujet dont ils étaient, à vrai dire, plutôt sur la même longueur d’onde, l’intérêt étant qu’à eux deux (avec une certaine prédilection pour les interventions du premier) ils parvenaient à établir une sorte de théorie de l’autobiographie, dont la pertinence, pour ce que j’en sais, n’a pas été contredite (mais je ne lis pas tout). Il est évident que «l’autobiographie» est un domaine fort vaste, qui dépasse donc le seul champ de la bande dessinée ; il reste que le débat en question, lui, visait très spécifiquement les avatars dessinés de ce mode d’écriture. Quand je parle ici d’autobiographie, c’est donc tout aussi spécifiquement de celle qui se pratique en bande dessinée, et qui met en scène des problèmes singuliers, étrangers pourrait-on dire à sa consœur écrite.

Le premier de ces problèmes est la représentation du «je», pour nommer aussi vaguement que possible cet amalgame de l’auteur et de la forme graphique censée le représenter, et dont les instances sont, de fait, assez variées. Le «je» autobiographique est, trop souvent au goût de nos auteurs, un «personnage» au sens le plus bédé du terme. Son opposé idéal est-il pour autant la présence soi-disant «réelle» de l’auteur dans son récit ? Cette présence est-elle même possible ?

Mais arrêtons-nous d’abord sur cette notion de «personnage» qui semble cristalliser la critique. Par elle, ce n’est pas tant une forme spécifique et aisément codifiable (dessin caricatural, permanence des traits, codes sémantique figés) que l’on dénonce mais bien tout l’appareil narratif qui vient autour : le régime, qui confine à l’anecdote et au bon mot ; le décor, invariablement commun, aussi proche que possible de celui du lecteur ; le contexte éditorial, au premier chef le blogue tant décrié, qui force à l’immédiateté, qui décourage la distance et le filtrage. Le terme d’autobiographie de proximité, proposé par Neaud-Menu, décrit assez bien, il me semble, cette praxis établie en genre, et qui relève en fin de compte de la chronique à la petite semaine. Proximité, car c’est précisément ce rapport d’amitié apparente, autre nom pour la popularité, que recherche l’auteur de telles œuvres : Lucas Méthé, dans la même publication, raillait ce trait de caractère ; l’autobiographie, disait-il, ce n’est pas «se représenter en forme de petit ourson, et attendre qu’on nous fasse des bisous.»[2] Mais l’autobiographie de proximité, dans sa confluence avec ce média autrement bien neutre qu’est le blogue, répond, il me semble, au premier chef à un phénomène global de nature très peu artistique, et qui se décline d’abord en réseaux sociaux plutôt qu’en supports de publication (ce phénomène du réseau, les sciences sociales d’aujourd’hui et de demain l’étudieront volontiers, pas la peine de convoquer la critique pour le peu qu’elle saurait en dire). Dit plus simplement : le petit ourson n’attend pas tant des «bisous» que des indices plus abstraits de sa popularité, tels que lui fourniront, par exemple, les statistiques de fréquentation de son site, ou bien les «amis» collectionnés dans son facebook. (Si à la rigueur c’étaient vraiment des bisous qu’il attendait de son travail, ça pourrait presque devenir touchant, à force.)

Fabrice Neaud semble donner de ce je-personnage une définition peut-être plus riche : «citoyen moyen, presque toujours trentenaire, censément de gauche, “bien pensant”, mais censément impuissant devant les cruels mouvements du monde, censément ratant de petites historiettes d’amour assez piteuses, censément un peu isolé de ses contemporains du fait d’un caractère un peu “coincé” le rendant censément “sympa” aux yeux d’un lecteur vu comme un “pote” qui pourra ainsi facilement s’“identifier”…»[3] On le voit, la définition du personnage en tant que tel finit toujours par dériver vers sa fonction réelle ou assumée, qui est de provoquer l’identification du lecteur. Le je-personnage de l’autobiographie de proximité n’a pas, à vrai dire, à répondre au portrait-robot que je viens de citer, qui ne représente que le cliché présent à l’esprit de son auteur lorsqu’il tentait d’en dégager les traits caractéristiques ; ce je peut très bien être tout autre chose ; ce qui compte, au fond, c’est que le lecteur qui le regarde agir puisse se dire quelque chose comme : ç’aurait pu être moi.

Sauf que l’accusation peut très bien se retourner contre celui qui la formule. Le lecteur du Journal, après tout, est-il vraiment à l’abri de l’identification ? Ne puis-je pas lire Neaud en reconnaissant certains de mes propres traits dans ce je, et ce je, justement, ne se constitue-t-il pas tout autant comme «personnage» ? Ma question pourrait sembler naïve ou de mauvaise foi, il me semble pourtant qu’on doive la poser, car elle montre que la rhétorique anti-proximité, même provenant d’un Fabrice Neaud qui n’est pas le moins articulé de nos critiques, ne brille pas par sa limpidité, pour peu qu’on ne se laisse pas convaincre d’avance de sa validité.

À cette objection, de toute manière, on me rétorquera que ce qui importe, c’est l’intention de l’auteur. Là encore, terrain glissant. Comment juger de cette intention, autrement que par indices extérieurs, potentiellement trompeurs ? Et pour commencer, peut-on vraiment émettre un tel jugement sans devoir le tempérer de moult dièses et bémols ? Les œuvres ne sont pas des contenants de légumes sur lesquelles il est certes aisé, une fois les faits établis, de proclamer «garanti sans OGM». L’existence d’un «label de qualité» de ce genre, concernant l’autobiographie, n’a pas sa place, on en convient. Mais c’est pourtant la conclusion logique aux remontrances de Neaud et Menu ; et le mieux que ce dernier puisse faire pour y répondre, c’est bien sûr par voie éditoriale, en publiant les livres qu’il juge conformes à son idéal pourtant bien difficile à définir de manière exacte.

* * *

L’autobiographie est, pour la bande dessinée moderne, un terrain qui revêt une signification historique toute particulière ; car c’est le plus évident vecteur de sa modernité même. On l’a vu en Amérique du Nord avec un titre aussi important que Maus ; mais aussi dans les travaux de Harvey Pekar, Joe Matt, Joe Sacco, Julie Doucet, Chester Brown et bien d’autres par qui survint un indéniable renouveau du médium. Dans la Francophonie européenne, de façon peut-être encore plus pervasive, l’autobiographie a été, au courant des années 1990, la voie par excellence choisie par nombre d’auteurs qui s’avérèrent parmi les plus influents de leur génération. On s’époumonnerait à nommer les titres «importants» : retenons déjà, outre le Journal et le Livret de phamille de nos deux polémistes, un corpus fort varié qui autorise autant le compte-rendu de rêves (le Cheval blême) que le récit de voyage (Shenzhen) ou le portrait générationnel (Approximativement). De ces trois exemples, ce que l’on note, c’est peut-être une moindre importance accordée au je : fidélité douteuse du narrateur dans le premier, position d’observateur passif dans le second, dissimulation de soi dans le troisième (mais le cas Trondheim est particulier ; j’y reviendrai). Parallèlement à ces titres publiés par, ou du moins très liés à, l’Association (ce qui n’est pas innocent, on s’en doute), un éditeur comme ego comme x a pu proposer, on voudrait dire comme son nom l’indique, des récits justement plus centrés sur un je radicalement introspectif : nous dirons un «infra-je», un je qui tente d’inclure, autant que possible, sa propre conscience réflexive à l’intérieur même du récit dont il est censé se faire le vecteur, de sorte qu’il n’est plus simplement un personnage au sens classique, mais à plus forte raison un être, dans tout ce que terme a de nom et de verbe. Cet exercice d’introspection, en tant qu’il anime le protagoniste du Journal, est bien ce qui interdit l’identification du lecteur, ou en tout cas la décourage. Le protagoniste est en travail, comme on dit d’une femme qui va accoucher : on ne s’imagine pas volontiers à sa place. En outre, le dessin de Neaud, qui s’approche parfois d’une sorte de photo-réalisme, contribue également à ce détachement du lecteur : on dit souvent que le but du dessin schématique, au premier plan la ligne claire, est l’identification du lecteur (c’est en tout cas ce que disait Hergé pour Tintin). Le dessin naturaliste, au contraire, complique cette identification : plus le trait est précis, moins le lecteur peut s’y reconnaître.[4])

Plus encore, le «Fabrice»[5] que nous lisons dans le Journal est in situ : c’est-à-dire que sa présence sur la page est conditionnelle à telle situation, tel environnement précis, qui appelleront une réaction toute circonstancielle, de laquelle il sera malaisé d’inférer une «loi générale» quant au comportement du protagoniste-auteur ou (pire encore) sa «psychologie». On a souvent parlé, pour prendre un exemple bien connu, de ce passage peu glorieux de Persepolis où «Marjane» fait office de délatrice : il est certes permis de voir en cette scène un de ces moments où le lecteur est invité à reconnaître ces petites et grandes lâchetés dont lui aussi a été coupable à un moment ou à un autre de sa vie ; mais plus profondément, cette scène est au premier plan la réaction à chaud d’une personne véritable face à une situation très réelle, sans conclusion «morale» apaisante. L’acte en lui-même peut certes appeler la condamnation, voire la compassion du lecteur ; mais ce qui ressort du récit est surtout un constat tout pragmatique : ce qui est fait est fait.

Nous retrouvons là la rengaine de la «mise en danger» souvent évoquée par Neaud, dans l’article qui me sert de prétexte, comme pierre d’achoppe de ce que nous devons appeler son éthique de l’autobiographie. Encore que cette mise en danger puisse être mal comprise, ou du moins acceptée de manière inutilement extrême. Il ne s’agit pas, pour l’auteur, de se mettre volontairement dans des situations potentiellement «délicates», dont il pourra tirer un matériau «risqué». Non, la mise en danger dont parle Neaud est plus banale : ce qu’elle veut souligner, c’est le caractère profondément antisocial de l’autobiographie, sa manière de réfuter certains tabous sociaux, notamment en ce qui a trait au secret dont on s’attend implicitement qu’il voile certaines de nos pensées et actions. Il va de soi qu’un diariste racontant tout haut ce que ses amis et collègues font tout bas risquera l’opprobe de ceux qu’il a mis en scène sans leur aval ; de même pour celui qui détaille par le menu ses secrets de famille. Même celui qui, dans un geste radical (et plutôt rare), choisirait rigoureusement de ne mettre en scène que sa propre personne, en viendrait nécessairement à dévoiler par là des opinions, des gestes, des caractères gênants qu’en situation normale il eût gardés pour lui ; et qui le rendront tout sauf «sympathique» à ceux qui le connaissent. Le lecteur, bien entendu, est a priori le dernier visé par ce malaise qui touche d’abord ceux qui sont inclus, explicitement ou non, dans le récit même ; mais ce même lecteur peut toutefois ressentir très physiquement ce malaise, comme s’il en était, en bout de compte, le destinataire premier ; ce qui est d’ailleurs le cas, quand on y pense. Et cette gêne réelle est bien, pour le lecteur, un des effets propres à l’autobiographie, un effet en tous points extérieur à la diégèse, qui n’opérerait aucunement si on tenait ce récit pour fictif.

On le voit, l’éthique de la «mise en danger» proposée par Neaud s’oppose on ne peut plus brutalement à une position qui relève tout autant de l’éthique, et qui s’affaire plutôt à protéger autant que possible la vie privée des divers «acteurs» de l’autobiographie. Cette considération, la conception neaudienne, dans son souci de vérité, voudrait n’en tenir aucun compte.[6] Mais le peut-elle ? Sans doute, mais seulement pour un temps et à condition de ne rien publier ; «solution» qui n’en est pas vraiment une.

Les prétentions à la vie privée entrent peut-être bien en collision avec les visées esthétiques les plus désintéressées, elles n’en sont pas pour autant dépourvues de mérite. Il serait injuste, et quelque peu insensible de notre part, de nier aux «acteurs», surtout lorsqu’ils sont présents dans l’œuvre à leur insu, un droit à l’indignation lorsqu’ils sont montrés sous ce qu’ils considèrent comme un mauvais jour, même s’il est malheureux que cette indignation veuille le plus souvent s’exprimer sous la forme de poursuites judiciaires, ceci quand la présumée «victime» n’en vient pas tout bêtement aux coups. Sans vouloir faire la part ici de qui a raison, qui a tort (car rien, ici comme ailleurs, n’est tout blanc ni tout noir), il me semble nécessaire de souligner l’existence de ce conflit éthique car celui-ci sous-tend en grande partie la tendance à l’autobiographie de proximité que nous avons ci-haut observée sans pouvoir la définir de manière satisfaisante, et à laquelle je m’apprête à revenir.

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À l’autre extrémité de notre spectre éthique, donc, nous trouvons par exemple un Trondheim qui, plutôt que d’attendre (en aval) que se présentent les objections (légales et autres), a plutôt décidé d’opérer sa contrainte, certains diront son autocensure, en amont : dans les cas où il met en scène d’autres «acteurs», il fera preuve d’une discrétion exemplaire à leur égard, ne les mettant que très rarement en situation compromettante (ou alors, c’est que l’«acteur» en question restera anonyme, ainsi de certains individus déplaisants prenant part à la fête à l’atelier dans Approximativement). Trondheim accomplit ce travail en grande partie grâce à ses masques animaliers qui sont, suivant l’étymologie latine du mot, autant de persona qui éloignent de fait le personnage de l’individu qu’il est censé représenter. Cette stratégie — car c’en est bien une — lui permet de garder ce qu’on pourrait considérer comme une «saine distance» entre son récit et les gens qui l’ont inspiré ; et dans un cas comme Approximativement, qui met parfois effectivement «en danger» certains protagonistes en les montrant sous un jour mettons moins glorieux, l’auteur a choisi, peut-être en compensation de cette liberté qu’il ne considère pas comme donnée a priori, de laisser le (court) dernier mot à ces mêmes protagonistes. Ces pages de fin de volume sont fameuses, on le sait, et on en a pas mal parlé par le passé. Notons que, sarcastiquement ou non, certains de ces intervenants font part d’un malaise (feint ou avéré) quant à la manière dont Trondheim les a représentés. On pense en outre à Killoffer qualifiant l’ouvrage de «pseudo-confessions» en concluant par un : «Plus que jamais, Lewis avance masqué» ; mais aussi à l’avertissement d’un Émile Bravo, à l’ironie décidément bien ambiguë : «Je vous laisse imaginer la réalité du milieu… À des lieues de l’univers sympathique décrit dans… dans ce tissu de mensonges !» Et tout se passe comme si notre auteur, avec toute la paranoïa qu’on lui prête volontiers, avait décidé, pour ses œuvres subséquentes, de ne plus se laisser prendre à ce jeu pervers, et de protéger encore davantage ses protagonistes involontaires, y compris sa propre personne, l’«apothéose» de ce scrupule prenant bien sûr la forme extrêmement raréfiée des Petits riens : ici, plus rien de compromettant, tout danger est écarté de facto, jamais rien ni personne n’est mis en cause de quelque manière que ce soit. L’enjeu même du récit disparaît, pour le meilleur et pour le pire.

Tout comme l’éthique de la mise en danger pour Neaud-Menu, sa contrepartie trondheimienne est tout autant productrice de malentendus. On n’a pas complètement tort de faire de Trondheim le «parrain» de l’autobiographie dans sa «tendance blogue» (pour dire vite) ; et de là, l’accuser d’avoir généré presque à lui seul un déplaisant «genre autobiographique», avec ses figures et ses codes propres. Ce serait cependant oublier un peu vite que les Petits riens n’ont aucunement précédé la vague des blogues, qu’ils en sont plutôt une sorte de réaction à froid ; qu’à ce titre, le Blog de Frantico, qui lui est antérieur, a sans doute exercé une influence bien plus significative sur la «forme blogue», en popularisant un rythme, un style graphique, jusqu’au format idéal de la page et du récit. Notons l’ironie qui fait que c’est avec une fiction de blogue que Trondheim a le plus influencé cette pratique se voulant évidemment non-fictive. Cela posé, il faudrait, pour compléter le portrait, faire la part d’influences tout aussi majeures, au premier plan le travail de Boulet ; mais cela nous obligerait à constater doublement la pauvreté de ses émules. Chez Boulet, nous sommes certes dans l’autobiographie de proximité ; mais cette proximité s’accompagne d’un généreux questionnement de nature à la fois graphique, narratif et formel, questionnement auquel le lecteur, quel qu’il soit, est convié d’emblée. Cette discrète intelligence est cependant l’exception : car la quotidienneté, chez le diariste, impose le plus souvent une pauvreté ou à tout le moins une monotonie dans l’exécution du dessin. Alors si en plus le récit même est bancal, c’est qu’on atteint l’indigence pure et simple. En cela on peut constater que la «leçon» de Trondheim et Boulet n’a pas toujours été bien comprise par les diaristes en herbe qui s’en sont inspirés.

Résumons les termes du conflit : d’une part, nous avons des auteurs (de type Trondheim ou Boulet) dont l’interrogation éthique se place d’abord sur la dyade (que je reprends de Neaud-Menu) «ce-qui-doit-rester-privé / ce-qui-peut-être-dit» ; d’autre part nous avons ces mêmes Neaud et Menu dont l’éthique, en quelque sorte, inverse les termes de cette même dyade : ce qui peut rester privé, ce qui doit être dit. Difficile de concilier deux parties aussi radicalement opposées sur le terrain, disons-le enfin, de la pudeur. Difficile aussi pour un diariste d’éluder ce questionnement une fois posé, à moins bien sûr qu’il l’ait ignoré d’emblée, en auquel cas il ne lui reste en effet que le recours aux fameuses «recettes» du genre autobiographique dont on voit bien au fond la véritable utilité : car elles remplacent le questionnement éthique par un non-dit qui relève d’abord de la bienséance et du savoir-vivre. L’auteur dépourvu de présupposés éthiques, s’il vient à faire de l’autobiographie, sera amené à faire de lui-même un rouage (bien huilé de surcroît), contribuera ainsi à sa manière à la cohésion sociale voulue par le plus grand nombre. En d’autres mots il se contentera d’être quelqu’un comme vous et moi.

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Ce que je cherche à montrer avec cet essai trop long comme d’habitude, ce sont deux choses : d’abord que deux camps souvent présentés comme opposés sont en réalité plus proches qu’il ne paraît, en ce que le travail de l’un et de l’autre repose sur une éthique de travail ; il importe peu que cette éthique provienne d’une patiente réflexion ou d’une conviction spontanée, il suffit que celle-ci soit présente et agissante au sein même du projet autobiographique.

Deuxièmement : que ce conflit ne se résout pas sans mal, et que cette difficulté provoque, pour ainsi dire, une véritable crise de l’autobiographie (j’y arrive enfin) qui ne peut que perturber les diaristes le moindrement sensibles à la question. Il n’est pas innocent que Trondheim en soit venu, après bien des essais de nature autobiographiques, à des pages dont le but avoué est d’en dire aussi peu que possible ; pas innocent non plus qu’un Neaud aux visées radicalement impudiques se dise bloqué dans son travail par ce qu’il ressent comme la prolifération tout azimuts de l’autobiographie bienséante, dont la persistante existence ne peut qu’éroder férocement le fondement même de sa démarche. Sur ce, chacun se retranche sur ses positions, ce qui est de bonne guerre, sauf que, pour dire vrai, ça ne fait pas trop avancer les choses. Un domaine autrefois d’une fécondité infinie, autorisant toutes les variations formelles et génériques (car l’autobiographie est un phénomène littéraire apte à traverser les genres, et qui n’a rien à gagner à en constituer un lui-même), est aujourd’hui menacé de stérilité carabinée.

Deux livres récents, cependant, me semblent offrir une vision plus nuancée de ce que peut être l’autobiographie, tout en reconnaissant implicitement (c’est du moins mon impression) l’état de crise dans lequel se trouve la forme. Mon premier fera sans doute consensus : c’est le très beau livre de Dominique Goblet, Faire semblant c’est mentir, qui dans son titre même expose une éthique assez fine de la représentation de soi et des autres. Car qu’est-ce qu’une représentation sinon un faire semblant ? La véritable personne de l’auteure, qu’on le veuille ou non, ne sera jamais réellement sur la page ; c’est bien un personnage qui est là, devant nous, à interpréter quelque chose qui, on voudrait le croire, a été vécu par un individu véritable. Mais justement non : faire semblant c’est mentir, en d’autres mots : il est dangereux de tout prendre au pied de la lettre… ou au pied du dessin.

Évidemment, l’injonction du titre s’adresse aussi aux protagonistes du livre ; dans ce qu’ils cachent aux autres ainsi qu’à eux-mêmes, en ce qu’ils agissent de manière double, en ce qu’ils soient faits de facettes peu conciliables. Le je de Goblet n’est jamais terriblement explicite, au fait : «Dominique» est dans bien des cas une sorte de troisième personne, impression que renforce la double attribution d’auteur pour certaines parties du livre : car «Guy Marc» est aussi, alternativement, un je et un il. Et puisqu’une bonne partie du livre prend figurativement la forme d’un dialogue entre les deux auteurs, on pourrait ajouter : une deuxième personne, un tu insistant, exacerbé davantage encore dans la remarquable Chronographie de Goblet en collaboration avec sa fille Nikita Foussoul, dont la forme narrative est évidemment celle du dialogue.

La difficile question de l’éthique autobiographique est considérée très frontalement par ces deux livres (co)signés Goblet, et chacun pèse très consciencieusement à la fois ce qui doit et ce qui peut être dit. D’abord, par une multiplicité des je et donc des points de vue : le récit se focalise au gré du discours des protagonistes sans préférer nettement un point de vue en particulier, ce qui tend à neutraliser quelque peu la charge du regard (puisque le je est aussi, implicitement, un regard). Ensuite par la durée (ces deux livres se sont construits sur un grand nombre d’années), qui permet, disons-le comme ça, à la poussière de retomber. Finalement (et peut-être surtout) par le dessin, qui, dans le cas qui nous occupe, propose une ambiguïté savante entre représentation naturalisante et exacerbation du style. La famille de Dominique, on le remarque, est systématiquement caricaturée : le père est dessiné plus grand que nature, au diapason de sa personnalité monstrueuse. Au contraire, les parents de Guy Marc ont des traits plus posés, qui répondent à une disposition plus introvertie, mais aussi des rapports familiaux moins explicitement tendus. La caricature, chez Goblet, tend paradoxalement à protéger les individus des regards trop sordides : par pudeur, elle transforme le père en personnage. Le dessin, lorsqu’il sent qu’il pourrait blesser, choisit de faire semblant — et donc…

L de Benoît Jacques n’a certes pas l’allure d’une autobiographie : ce livre se présente en effet sous la forme d’une série d’histoires manifestement improvisées, au fort contenu symbolique et au coup de crayon déchaîné, mais sans mettre en scène un quelconque je. Et pourtant, ce livre, on le sait, tient son origine d’un moment très précis de la vie de son auteur : une liaison amoureuse qui entraîne la fin d’une longue union et le bris d’une famille, ceci conflué à l’arrivée d’une cinquantaine que l’on devine peu désirée. C’est un court mot d’introduction qui nous informe de ce contexte tout particulier, et le moins que l’on puisse dire, c’est que des suites de cette préface, tout le livre ne peut que subir la vélocité d’une vigoureuse et réelle poussée autobiographique. Ici et là on se mettra à reconnaître des motifs, personnages et situations dont on voudra deviner qu’ils font en réalité partie de l’histoire personnelle de Benoît Jacques ; et on jugera que la récurrence de ces motifs ne peut qu’accompagner le travail mental opéré par l’auteur sur lui-même, car celui-ci ne profite pas de la soi-disant liberté du dessin pour échapper à une situation dont il est en partie responsable. Et on imagine combien délicate, dans une situation telle que celle-là, devient toute représentation trop fidèle d’une personne que l’on a aimée et qu’on ne tient pas à blesser à nouveau. Et pourtant le créateur sent qu’il doit dire quelque chose : l’émotion est trop brutale, la question n’est plus : comment s’en dédouaner ? Il faut prendre la lame de front.

Tout cela est dans L et Christian Rosset, dans une critique récente, a bien raison de parler de ce livre comme d’un «journal de crise». En fait foi la datation de chaque page, dates dont l’accumulation chronologique se charge progressivement de signification, et comment pourrait-il en être autrement ? C’est, accompagnant l’exploration du récit dessiné dans ce qu’il a de plus sauvage, le long chemin de la paix durement faite avec soi-même. Retour à ce je précieux que, malgré toute sa maladresse, on se refuse à lapider vivant, question de respect et d’hygiène mentale. Un je que l’on réhabilite dans la cacophonie, en se gardant toutefois de lui donner le beau rôle.

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S’il y a bien aujourd’hui, comme je le suggère, une crise de l’autobiographie,[7] celle-ci sera surtout ressentie par ces auteurs qui prennent les questions éthiques présentées ci-dessus à bras-le-corps, quoiqu’en s’encombrant — et c’est là le vrai problème — de présupposés trop lourds, je dirais même : trop dogmatiques pour ne pas bloquer la création. Comme souvent avec les questions à double tranchant, c’est une conciliation entre les termes qui fournira la réponse la plus libérante. Car après tout, ce qui reste de l’autobiographie, peu importe sa modalité, c’est bien cette cassure entre les niveaux narratifs, qui fait que la réalité point sauvagement dans l’œuvre, réalité qui autrement n’aurait aucun moyen de parvenir à tel faîte. L’autobiographie doit sans doute rester ce lieu instable de la littérature, cette cité bruyante où les réponses ne sont pas données d’avance, et où demeure cependant l’inquiétude fondatrice de l’auteur rendu profondément et impeccablement conscient de lui-même et de ce qui vit autour de lui.

Le «pacte autobiographique» n’est pas seulement un contrat entre l’auteur et son lecteur : il est aussi un pacte entre la fiction et la réalité puisque, qu’on le veuille ou non, les outils de la première restent indispensables à la mise en scène de la seconde. La simple fiction, on le constate, n’a pas à s’embarrasser d’éthique : elle invite à la liberté pure, elle autorise à peu près n’importe quel contenu se tenant plus ou moins à l’intérieur de ses genres canoniques. Que l’autobiographie oblige au contraire l’auteur à se méfier activement de cette infinie liberté de la fiction n’est pas sans contrepartie. La fiction reste un univers clos et par là, dépourvu de conséquence. L’autobiographie, quant à elle, n’est pas qu’un reflet du monde : elle agit sur le monde. En cela, et pour peu qu’elle soit le fruit d’un investissement véritable doublé d’une intelligence féconde, elle ne sera jamais inoffensive.

Notes

  1. L’Éprouvette n°3, L’Association, janvier 2007.
  2. Lucas Méthé, «Noyer la BD indé molle qui est en soi», L’Éprouvette n°3, op. cit., p.496.
  3. Op. cit., p.455.
  4. On pourrait dire aussi que le dessin de Menu arrive au même résultat d’une autre manière : par représentation toujours fluctuante, qui ne «fixe» pas le protagoniste dans une forme et une attitude unique. (Mais il faudrait tempérer cette évaluation par certains traits qui malgré tout ne changent pas : on pense au fameux chandail rayé de l’auteur, qui fixe bien «Jean-Christophe» comme personnage au même titre que, par exemple et pour rester dans l’autobiographie, «l’oiseau-Lewis».
  5. La tradition narratologique veut que le protagoniste d’une autobiographie soit identifié par son seul prénom (parfois entre guillemets de protection), ceci afin de le différencier de la personne «réelle» de l’auteur.
  6. Elle le fait tout de même, bien sûr.
  7. Notons que cette «crise», telle que je la décris ici, est un phénomène strictement franco-européen. L’autobiographie telle qu’elle se pratique en Amérique du Nord s’organise, il me semble, sous un tout autre paradigme, où la dimension éthique ne pose pas, du moins pour l’instant, de controverse particulière. Ce qui fait qu’autant le Journal que les derniers travaux de Trondheim peuvent sembler extrêmement singuliers aux critiques outre-Atlantique (voir par exemple les critiques de Bart Beaty dans le Comics Reporter), alors que dans la Francophonie ces deux œuvres sont simplement vues comme deux pôles de la pratique
    autobiographique — presque des archétypes.
Dossier de en septembre 2010