En attente d’une théorie, mirages
- (1) (à propos de L’art invisible de Scott McCloud)
- - (2) L’écrin sans serrure
- - (3) Codex partout, dessin nulle part
- - (4) Critique du langage et théorie critique
- - (5) Reprendre d’une main ce qu’on donnait de l’autre
- - (6) Le hoquet du paradigme
- - (7) Le pictural sans peinture
- - (8) Entendement et lieu commun
La théorie de Scott McCloud se formule en bande dessinée sans pourtant jamais faire de son objet un sujet, sans jamais faire du théorique le processus de son travail même : le paradoxe de ce livre est bien de ne jamais inviter à la théorie ce qu’il prétend y élever…
Une bande dessinée qui deviendra enfin son questionnement théorique sera celle qui s’impliquera dans sa formulation du théorique sans recourir systématiquement à des théories extérieures, théories du langage, du signe, théories de l’art, a fortiori quand il apparaît que ces recours permanents visent à légitimer la place de leur objet dans un champ spéculatif noble.
Faire le questionnement du fait même de dessiner une bande dessinée, c’est la dégager des théories du langage dont on doit plutôt attendre qu’elles lui laissent enfin faire la sienne. Mais de théorie du langage ici, comme je l’ai dit plus haut, il est bien moins question que d’une liturgie du signe.
Cette perspective théorique dont la discontinuité est à la foi le mode de progression et l’horizon, se dévoile dans tous les aspects du livre comme un projet homogène de clôture, d’étrange soulagement monosémique, de constitution d’un collier des significations : Lorsque McCloud tente par la suite de décrire des principes pédagogiques pour nous éclairer sur sa propre méthode de travail, pour nous inviter à sa propre promesse théorique, il fond en un seul projet, en un même processus, les étapes constitutives d’un apprentissage et leur fin elle-même. Mais l’apprentissage de la lecture ne se finit pas dans le décodage, mais bien dans la lecture, ce qui est tout autre chose. Un interprète n’apprend pas à décoder des partitions, il apprend, depuis le décodage des partitions, à jouer de la musique.
Quid de ce qui s’élabore du théorique dans le long mouvement agrégatif qui enchaîne les dessins dans le dessin d’un auteur ? Freud s’efforça de donner en couple d’opposition le chercheur et l’artiste, dans la perspective de montrer en quoi ces pôles de production se nuisent mutuellement s’ils partagent la même sphère d’action. Ils ruineraient, pensait-il, l’un l’autre leur possible apparition… Freud n’imagine pas, par exemple, qu’un mouvement (littéralement) puisse faire de ce couple une vibration continue tendue vers une problématisation du monde. Il n’imagine pas que la recherche puisse trouver son mode d’effectuation par la création artistique, dans une forme de spéculation propre, non linéaire, non verbale, de même que les investigations scientifiques de Leonard (qui servent de socle à la démonstration freudienne) produisent des modelli mentaux qui valent bien autant de représentations plastiques du monde ; il n’imagina pas qu’un tableau puisse faire réellement théorie de sa peinture. Et pourtant, un regard plus appuyé au plafond peint de la Ca’ Rezzonico par Tiepolo, au dernier Saint Sébastien de Mantegna ou tout simplement à cette incroyable cène du réfectoire de Sainte Marie des Grâces à Milan aurait suffi, sans doute, à abolir pour lui cette frontière épistémique…
On peut durablement regarder dans la mauvaise direction en croyant sonder son objet : on peut aussi bien traiter une partition de Chopin en une série organisée d’analogons visuels du son, sans jamais en évoquer de la moindre finalité musicale[1]) ; y adjoindre par soucis de prudence ou par un sursaut de bonnes intentions une grammaire des formes historiques de Montchenu jusqu’à 1815 ne résoudra pas le problème si se maintient obstinément l’absence de ce qui, pourtant, seul, a retenu un jour l’attention sur Chopin : la musique, dont la partition n’est qu’une invitation à la reformuler (la réinventer) infiniment.
Il n’est pas jusqu’aux artistes eux-mêmes pour se soumettre à ces séries bien rangées d’activités humaines plutôt que de se risquer à les questionner. Les plus atteints finiront par bégayer ces modèles dans leurs propres champs : prétendument poètes, ils diront «aimer les mots», chercher la «musique des mots». Paradoxales créatures sans langage (sans cette activité) devenues lexicographes…
Paradoxaux théoriciens dessinateurs qui sont leurs propres fossoyeurs…
Notes
- Il faut rapprocher cette définition vivante et totalisée d’une œuvre de la redéfinition d’un corps chez Deleuze : «Avec le corps sans organes, Deleuze propose une définition intensive du corps, sur le plan des forces en devenir, non des formes constituées. Élaboré par Antonin Artaud, auquel Deleuze emprunte l’expression, le corps sans organes exprime la véhémente protestation du poète schizophrène qui conteste la conception d’un corps réduit à une hiérarchie d’organes souverains.» (Anne Sauvagnargues, in Dictionnaire du corps, Quadrige PUF, 2007, p.254-257
- (1) (à propos de L’art invisible de Scott McCloud)
- - (2) L’écrin sans serrure
- - (3) Codex partout, dessin nulle part
- - (4) Critique du langage et théorie critique
- - (5) Reprendre d’une main ce qu’on donnait de l’autre
- - (6) Le hoquet du paradigme
- - (7) Le pictural sans peinture
- - (8) Entendement et lieu commun
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