Regards Croisés

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Dix ans avant le prix du meilleur album pour NonNonBâ, Pascal Lardellier signait dans les pages du Monde Diplo[1] un portrait effrayant du péril jaune, encourageant à prendre les armes pour défendre la patrie en danger, avant de conclure : « Il n’est pas de combat culturel mineur qui mérite l’indifférence ou la résignation. Les mangas devraient faire reprendre conscience de cela. Sauf à hypothéquer, encore une fois, sous couvert de logique économique, un pan supplémentaire du patrimoine culturel européen. »
Aujourd’hui, on ne s’inquiète plus tant de la corruption de la jeunesse que de la pérennité de l’industrie de « notre » bande dessinée face à ce raz-de-marée commercial. Le vocabulaire martial (« poético-guerrier », dirait Pascal Lardellier) n’a pas changé, mais le temps passant, on a fini par reconnaître quelque qualité aux productions nipponnes.

Mais s’il n’est plus autant question de « violence quasi omniprésente » ou d' »exhibition délibérée de la souffrance », on voit encore resurgir régulièrement une interrogation profonde quant à la représentation des personnages, déjà évoquée dans l’article : « Le déni systématique des yeux bridés est facilement explicable : cela permet d’exporter ces productions vers d’immenses marchés, l’américain, déjà submergé, et l’européen, sur le point d’être conquis. Le visage du personnage type est réduit a minima, lisse, caractérisé par des traits estompés, et surtout des yeux disproportionnés, immenses. »
La raison commerciale avancée ici n’a pas tenu très longtemps, une fois que l’on a accepté de se pencher sur la réalité des chiffres de vente : les Japonais produisant en priorité pour leur propre marché, bien plus lucratif que celui de l’export. Considération à laquelle il faut rajouter la forte « japonicité » des récits, tant dans les sujets que dans les comportements, qui rend de facto incongrue l’idée d’une production tournée vers la séduction de l’étranger.
Foin de capitalisme, on s’est alors tourné vers l’esthétisme, arguant qu’il fallait aller trouver l’explication de cette représentation du côté de l’idéal de beauté des Japonais, un idéal de beauté forcément occidental. Après tout, les Asiatiques ne se font-ils pas massivement débrider les yeux, teindre les cheveux, mettre des lentilles de contact colorées, fascinés qu’ils sont par un idéal occidental largement diffusé par la mondialisation de la publicité ou du cinéma hollywoodien …

On s’en doute, si du9 s’intéresse à cette question épineuse, c’est avec l’espoir de lui tordre le cou une bonne fois pour toute. Qu’on se le dise.

Une jeunesse occidentale

L’ « occidentalité » des personnages de manga est d’autant plus marquante lorsque l’on la confronte aux représentations picturales des siècles précédents au Japon. Ainsi, l’ukiyo-e (courant majeur des ères Edo et Meiji) représente souvent des personnages aux yeux très fortement bridés, avec des visages et des attitudes indéniablement asiatiques (cf. Ill.I du maître Toshisai Sharaku). On imagine alors les conclusions que l’on pourrait en tirer hâtivement, en faisant valoir un « avant » (l’irruption de l’homme blanc) et un « après », l’ère Meiji (1868-1912) marquant le début de l’ouverture du Japon aux influences occidentales après plusieurs siècles d’isolation — et le début d’une durable fascination.

En réalité, il faut chercher les raisons de ces changements dans la représentation des visages, non pas dans la fascination, mais dans l’imitation. Ainsi, à l’art de l’ukiyo-e[2] inspiré des contes et œuvres d’art chinois, vont se substituer les premières bandes dessinées dans les journaux, après l’introduction du journal satirique The Japan Punch, lancé en 1862 par Charles Wirgman, un Américain installé à Tokyo. Des codes de l’art Chinois, on va ainsi passer aux codes de la caricature et de l’illustration à l’occidentale. (cf. Ill.II par Kitazawa Rakuten)

Les choses vont devenir encore plus claires en 1947, lorsque Tezuka Osamu publie Shin Takarajima, marquant ainsi le début de l’ère du « manga moderne ». Tezuka ne fait pas de mystère de ses influences — avouant s’être inspiré, pour son style graphique (et en particulier dans l’animation), de ce qui se faisait chez Max Fleischer (Betty Boop) ou Walt Disney (Bambi) (cf. Ill.III). On a beaucoup parlé de l’importance de Tezuka, le « dieu du manga » et sa carrière ultra-prolifique laissant derrière elle plus de 150,000 pages dessinées. Mais au-delà du simple volume de sa production, il faut souligner une influence prépondérante sur l’ensemble de la production japonaise.
En effet, rappelons qu’au Japon, les manga-ka fonctionnent sur un système proche de ce qui se faisait à la Renaissance avec les ateliers et les apprentis.[3] Ainsi, on commence souvent son cursus en tant qu’assistant d’un manga-ka déjà reconnu, avant de pouvoir voler de ses propres ailes — favorisant ainsi la propagation des styles et des influences, au gré des « branches généalogiques » ainsi constituées. C’est Tezuka lui-même qui instaura le système en installant en 1952 une sorte de studio, le Tokiwa-sô,[4] avec une petite équipe de manga-ka dont quasiment tous joueront le rôle d’assistant du maître au moins le temps d’une série : Fujiko Fujio A., Fujiko F. Fujio (le seul à n’avoir pas été assistant de Tezuka), Yokoyama Mitsuteru, Kuwata Jirô, Nagashima Shinji, Ishinomori Shôtarô et Matsumoto Reiji.

Si cette courte liste force déjà le respect par les grands noms qu’elle contient, les générations successives d’assistants étendent ses ramifications jusqu’à englober une part extrêmement importante des manga-ka en activité. Pour se représenter la complexité de ces relations, on se reportera à l' »arbre d’assistants » donné ici en illustration (cf. Ill. IV. Repris de ce site), qui, même s’il ne couvre que les auteurs ayant publié dans le Shûkan Shônen Jump, donne une bonne idée de ce à quoi pourrait ressembler une généalogie exhaustive.[5]
Il est donc indéniable que l’influence stylistique et narrative de Tezuka est centrale dans le développement du manga actuel — ayant révolutionné le genre en particulier grâce au dynamisme qu’il insuffle à ses histoires. Ce que Pascal Lardellier ne fait que constater (avec une dose d’hystérie anxiogène pour faire bonne mesure) lorsqu’il évoque « le style, étonnamment statique et syncopé, ainsi que le choix des angles, (qui) obligent le spectateur ou le lecteur à un fréquent face-à-face avec les personnages ».

Ainsi, l’influence occidentale sur l’émergence du manga est réelle, et se manifeste en deux étapes : dans un premier temps, l’abandon des codes de représentation chinois qui étaient utilisés dans l’ukiyo-e pour une approche de l’illustration « à l’occidentale » avec l’arrivée des journaux à la fin du XIXe siècle ; puis dans un second temps, la révolution orchestrée par Tezuka Osamu avec les bases du « manga moderne », fortement inspirée des techniques narratives de l’animation de Max Fleischer et Walt Disney.

La faute à Disney

Les « grands yeux » étant donc à mettre au compte de Walt Disney, il faut donc se tourner vers les raisons de ce choix particulier — afin de comprendre s’il s’agit ici de représenter des yeux occidentaux, ou si la raison pourrait se trouver ailleurs. Il se trouve que le biologiste Stephen Jay Gould s’est penché sur la question en 1983, dans son article « A biological homage to Mickey Mouse », notant l’évolution des caractéristiques physiques de la célèbre souris entre sa première apparition au début des années 30, jusqu’à la forme canonique que l’on lui connaît aujourd’hui (cf. Ill.V). Le jugement est sans appel : augmentation de la taille des yeux par rapport à la taille de la tête (passée de 27 % à 42 %), ainsi qu’une augmentation de la taille de la tête par rapport au corps (passée de 43 % à 48 %). Gould note également que cette évolution rapproche ainsi Mickey de l’apparence de son jeune « neveu » Morty Mouse, alors que les « méchants » ont systématiquement une morphologie plus adulte, bien que partageant souvent la même tranche d’âge que Mickey.[6]
Gould en conclut alors que Walt Disney utilise ici inconsciemment les mécanismes de la néoténie, précisée en particulier par Konrad Lorenz. Ce dernier indique en effet que les caractères de l’enfance[7] ont une emprise forte sur les humains, et que cette influence est abstraite, nous poussant à juger les autres animaux en fonction des mêmes critères — ce qui explique les émerveillements attendris que l’on peut observer devant les chatons, chiots et autres petits d’animaux aux grands yeux et petits corps.

On voit donc que le choix d’une représentation « à grands yeux » dans le manga peut dépendre de deux facteurs distincts : d’une part, l’utilisation plus ou moins consciente d’un système de représentation mis en place par Tezuka, et d’autre part, l’influence universelle de la néoténie, qui vient compléter et/ou renforcer le premier aspect.
Il faut aussi remarquer que Tezuka abandonne parfois son style habituel pour introduire des ruptures dans la narration. Ainsi, dans Kirihito Sanka, le docteur Urabe est régulièrement représenté avec un trait beaucoup plus réaliste et sombre (cf. Ill.VI), créant un contraste fort par rapport à son attitude habituelle — renforçant l’impression de dualité sinistre qui entoure ce personnage.

Par ailleurs, il est également intéressant de se pencher vers d’autres types de représentation en usage au Japon, qui se sont développés en dehors de l’influence centrale de Tezuka. On pense en particulier aux auteurs qui œuvraient dans le réseau des kashibonya, et d’où surgiront le magazine Garo et le gekiga au milieu des années 60. Si là encore, on retrouve le système des assistants qui fait apparaître des « chapelles »,[8] il faut reconnaître que les styles y font preuve de plus de diversité, et que des voix à la personnalité affirmée ont pu y émerger.[9] Et dans ces œuvres généralement destinées à une population adulte, les « grands yeux » sont bien plus l’exception que la règle (cf. Ill.VII).
Or, c’est là tout un pan de la production nipponne qui est souvent moins connu, car moins traduit. Que ce soit à cause d’un dessin jugé plus difficile d’accès, ou pour des thématiques considérées par trop japonaises, les grands éditeurs étrangers font un tri qui vient souvent renforcer l’impression d’uniformité et de production à la chaîne. Il faut également rajouter l’amalgame encore fréquent qui est fait entre un manga et sa série animée (séries pour lesquelles les contraintes techniques standardisent encore un peu plus les représentations) — limitant de nouveau la perception de l’ensemble de la production manga à une partie émergée qui est très loin d’être représentative.

Ethnocentrisme, quand tu nous tiens…

Il y a donc des manga, et pour autant une partie conséquente de la production japonaise, qui présentent des personnages aux grands yeux. Aux grands yeux, donc occidentaux, CQFD — serait-on tenté de dire. D’où la fascination, l’idéal de beauté, etc. Eh bien non.
En fait, c’est là qu’entre en jeu le concept ethnologique d’ethnocentrisme, dont voici la définition : ethnocentrisme, subst. masc. « Comportement social et attitude inconsciemment motivée qui conduisent à privilégier et à surestimer le groupe racial, géographique ou national auquel on appartient, aboutissant parfois à des préjugés en ce qui concerne les autres peuples ». Mise en avant par l’anthropologue Claude Levi-Strauss (en particulier dans son ouvrage Race et histoire, 1952), l’ethnocentrisme est une attitude spontanée et donc universelle.
Dans la lecture d’un manga, l’ethnocentrisme va ainsi fonctionner à deux niveaux : d’une part, dans la lecture de l’image même, qui va faire supposer au lecteur occidental que le personnage représenté lui ressemble ; et d’autre part, dans l’inférence que ce lecteur fait ensuite que cette représentation est la conséquence d’une fascination — fascination qui est de facto une valorisation de son propre groupe ethnique, ainsi supérieur au groupe asiatique.

Les travaux de Robert Kurzban[10] ont mis en évidence les critères selon lesquels nous évaluons et jaugeons nos semblables : le sexe, l’âge et la race. En fait, il semblerait la perception de différence raciale soit dûe à la présence d’un « détecteur de différence » qui s’attacherait à noter tout ce qui est visiblement inhabituel.
On retrouve une notion similaire en sémiotique, avec la théorie des marques développée par Roman Jakobson : « La théorie des marques (markedness theory) présuppose une capacité des humains à percevoir les gens, les objets, les actions et les événements comme se conformant à un paradigme (un modèle, un type, un schéma, un pattern) ou s’écartant de ce paradigme. Ce qui se conforme simplement au modèle est non-marqué ; ce qui se démarque du modèle est marqué. »
Ainsi, il ne fait pas de doute que dans la langue française, l’expression « yeux bridés » correspond à un caractère marqué — en décalage par rapport à un modèle implicite pour lequel les yeux ne seraient pas bridés. Par contre, on notera que la langue japonaise ne fait pas apparaître une telle marque : les termes utilisés (hito-e soit « simple paupière » pour les yeux bridés et futa-e ou « double paupière » pour les yeux non bridés) se trouvant sur un même plan, avec une valeur simplement descriptive.

Attention cependant, ces marqueurs de différence sont relatifs — et se basent sur la perception qu’a un individu donné du groupe auquel il appartient. L’article « Adaptation to natural facial category »[11] rapporte une expérience éclairante. En utilisant des visages composites (morphés en mélangeant des visages occidentaux et japonais avec des proportions diverses), l’expérience visait à identifier les « limites » de la perception d’appartenance à un groupe ethnique donné.
On notera deux résultats intéressants. D’une part, on constate que la perception d’appartenance n’admet que peu de variations par rapport au standard. Ainsi, pour les Japonais, la limite de la « japonicité » se situe à 67 % de Japonais / 33 % d’occidental ; alors que pour les occidentaux, la limite de « l’occidentalité » se situe à 58 % d’occidental / 42 % de Japonais. Ce que cela signifie, c’est que les perceptions de l’autre sont très différentes — chaque groupe étant sans aucun doute persuadé de cerner très exactement où se situe la frontière. Or, si l’on en croit cette expérience, il y aurait des individus qui seraient perçus comme occidentaux (car non-Japonais) par les Japonais, tout en étant perçus comme Japonais (car non-occidentaux) par les occidentaux.
Enfin, l’expérience montre que les Japonais ayant vécu aux Etats-Unis voient un relâchement de la limite de la « japonicité » — à 61 % de Japonais / 39 % d’occidentaux. Ou comment leur confrontation à un environnement quotidien plus diversifié, les amène à reconsidérer leur perception de leur propre groupe ethnique.[12]

Ainsi, un lecteur considèrera un personnage de manga au travers de sa propre perception de la normalité et de la différence. Pour un occidental, cette différence s’exprimera par les yeux bridés, la peau jaune, les cheveux noirs ; pour un asiatique, ce sera au contraire les gros nez et les mâchoires volontaires — ces caractères indiquant à coup sûr l’appartenance à un groupe ethnique distinct. Et a contrario, l’absence de ces marqueurs de différence permet l’acceptation dans le groupe, sur la base d’une ressemblance alors supposée.

Une illustration particulièrement marquante de ces mécanismes se trouve dans les manga figurant un mélange de personnages japonais et d’autres non-japonais. Monster, d’Urasawa Naoki, est exemplaire puisqu’il met en scène un personnage japonais, le docteur Tenma, au milieu d’un casting intégralement Allemand (cf. Ill.VIII, le docteur Tenma étant au centre). On peut ainsi constater comment la différence est exprimée au niveau du physique, avec les zones privilégiées que sont le nez et la forme du visage.

Oui, mais Candy, alors ?

Tout cela est très bien, mais on avancera alors l’exemple d’un manga comme Candy, dont l’action se déroule aux Etats-Unis, et dont tous les protagonistes occidentaux sont représentés … de la même manière que d’autres personnages de manga similaires, mais se déroulant au Japon. Preuve irréfutable alors de cette occidentalisation. D’où la fascination, l’idéal de beauté, etc. Eh bien non.
On pourrait déjà avancer les simples exigences de la narration, tendant à l’efficacité : les récits qui mélangent des personnages d’ethnies différentes nécessitent de signifier au lecteur cette différence, alors que ceux présentant une population ethnique homogène n’en ont pas le besoin. Mais cette raison d’ordre technique est sans doute complétée par une raison beaucoup plus fondamentale, liée à la manière dont nous lisons les images.

En effet, des études sur la perception ont montré qu’occidentaux et asiatiques ne lisaient pas les images de la même manière. Plus précisément, confrontés à des paysages urbains, « les Européens tendent à focaliser leur attention sur des objets, indépendamment du contexte (c’est-à-dire une perception analytique), alors que les Asiatiques se focalisent sur le contexte (dans une perception holistique). »[13]
Cette différence est également présente dans la bande dessinée, puisque dans Understanding Comics (p.112-114), Scott McCloud note que dans le cadre de la représentation du mouvement, les dessinateurs américains ou européens utilisent des artifices qui soulignent le mouvement de l’objet/du personnage au premier plan, en particulier avec des lignes de mouvement ou des répétitions de silhouettes floutées ou non. Alors que les Japonais ont recours à un dispositif très différent, de mise en mouvement subjective — ou plutôt que de signifier le mouvement de l’objet, on place le lecteur en situation de mouvement, soit un accent placé sur le contexte.

Ainsi, confrontés à une scène tirée d’un manga, les lecteurs occidentaux accorderont plus d’importance aux objets du premier plan — soit les personnages ; faisant abstraction du décor, décor qui souvent (pour ce qui est des récits se déroulant au Japon) leur est peu familier et donc difficilement identifiable. Alors qu’à l’opposé, les lecteurs japonais prendront plus en compte le décor dans lequel se trouvent ces personnages, un décor qu’ils peuvent reconnaître et qui ancre alors fortement les personnages dans un environnement précis.
Pour illustrer ce dernier point, il suffit de se tourner vers la majorité des comédies romantiques contemporaines — récits pour lesquels les auteurs font souvent appel à une documentation photographique, allant parfois jusqu’à utiliser la photocopieuse ou la table lumineuse pour leurs décors. On se retrouve alors projeté dans un Tôkyô réaliste et fidèle, autour de lieux emblématiques et aisément reconnaissables … pour qui connaît la capitale nipponne : Shibuya (avec la statue d’Hachikô et le 109), Shinjuku (la gare, la mairie de Tôkyô, ou encore l’écran géant du studio Alta), Ikebukuro (la statue devant la gare ou le Sunshine City), ou encore la Tour de Tôkyô, pour n’en citer que quelques-uns.

Plus encore, c’est tout un mobilier urbain très spécifique qui y est reproduit, et qui au-delà des lieux de carte postale, ancre résolument les récits dans une réalité foncièrement japonaise. L’illustration IX (tirée de la série Bakuon Rettô de Takahashi Tsutomu) est un bon exemple de double-page qui pourrait être identifiée comme occidentale par un occidental (avec en particulier la présence du personnage blond[14] ), mais dans laquelle une multitude de détails indique qu’il s’agit d’une scène japonaise.
Bien sûr, on s’attardera principalement sur la case en bas à gauche, qui représente un carrefour. Les câbles électriques omniprésents et emmêlés sont une caractéristique du Japon, où seule une toute petite partie du réseau est enterrée — pour cause de tremblements de terre fréquents. Ensuite, si l’immeuble aux longs balcons n’est pas particulièrement spécifique au Japon, le convenience store que l’on voit au premier plan est une spécialité locale — depuis l’enseigne (avec les bandes de couleur) aux distributeurs à côté de l’entrée en passant par le bâtiment lui-même et ses bacs d’arbustes sur le côté. Enfin, le vélo que l’on voit garé sur la droite (sans antivol, qui plus est) est encore une fois caractéristique, avec son panier à l’avant.
Par ailleurs, la case située au-dessus représente (en contre-plongée) la structure bétonnée du shutô, l’autoroute périphérique en étage qui sillonne Tôkyô de son long ruban. Enfin, dans la case présentant le personnage blond, on notera une petite maison au toit couvert de tuiles en losange, ainsi qu’un immeuble d’habitation caractéristique — encore une fois, deux éléments très fréquents dans l’urbanisme nippon.

Au final, alors qu’un Japonais verra dans chacun de ces éléments la confirmation d’un récit situé dans son pays, un occidental dépourvu de cette grille de lecture n’y lira aucune indication radicale de « japonicité ». On revient alors sur la théorie des marques — une scène sans indication visible de « japonicité » étant alors interprétée comme étant occidentale.

Le dernier recours : esthétique et chirurgie

C’est souvent ce moment que choisissent les défenseurs de la « fascination des japonais pour la beauté occidentale » pour dégainer l’argument massue de ce que « chaque année, des milliers de japonaises se font débrider les yeux ». Argument de dernier recours, certes, mais sans nul doute incontournable, n’est-ce pas ? Oui, mais.
Tout d’abord, l’article « Facial Aesthetic Preferences Among Asian Women : Are All Oriental Asians the Same ? »[15] montrait que des « différences significatives ont été identifiées parmi les caractéristiques physiques préférées », et que si « les Coréennes préféraient un pli supratarsal plus large parallèle au bord de la paupière, avec élimination du pli epicanthal », au contraire « les Japonaises désiraient des lèvres plus fines, avec des traits plus délicats. » Avant de conclure, « ces résultats démontrent qu’il y a une différence entre les valeurs esthétiques des Asiatiques. Les chirurgiens plasticiens devraient se sensibiliser aux différents idéaux de beauté ethnique, plutôt que de considérer que tous les Asiatiques désirent simplement une « occidentalisation ». »[16]

Mais quand bien même les japonaises souhaiteraient se « débrider les yeux ». Il faut alors se pencher sur la réalité de l’opération que couvre ce terme qui, implicitement, sous-entend un « retour à la normale », l’œil débridé étant forcément un œil occidental. La zone périobitale (autour des yeux, donc) des Asiatiques peut présenter deux caractéristiques : d’une part, l’absence du pli supratarsal — soit le pli que fait la paupière au-dessus de l’œil ; et d’autre part, la présence d’un pli epicanthal — soit le pli que fait la paupière au coin de l’œil (cf. Ill.X). Et c’est très clairement le pli epicanthal qui détermine cet aspect d’œil bridé.[17]
Or, l’opération de « débrider les yeux » est généralement une blépharoplastie,[18] qui consiste non pas à suprimer le pli epicanthal, mais plutôt à créer un pli supratarsal — pli qu’environ 50 % des asiatiques ne possèdent pas. Et comme on pourra le constater sur ces images avant/après, le résultat de l’opération n’est pas un œil qui serait plus occidental, mais un œil plus ouvert pour un regard plus éveillé et plus jeune. (On jugera également des résultats sur des occidentaux)

On voit bien comment, encore une fois, un mélange d’ethnocentrisme et de connaissances approximatives mène à des conclusions totalement erronées. Si certains asiatiques ont souvent recours à la chirurgie esthétique pour les yeux, ce sont en premier lieu les Coréens, pas les Japonais. Et quand bien même — l’opération en question ne vise pas à « débrider » les yeux, comme on a tendance à le dire, mais plutôt à leur donner un aspect plus éveillé et plus jeune. Et donc pas d’aspiration occidentale, mais de la coquetterie bien Japonaise.

L’argument des cheveux blonds qu’arborent certains personnages rencontrera une réfutation tout aussi définitive. D’une part, cet argument fait à nouveau un tri motivé dans les gammes de couleurs possibles pour ne retenir que celle qui vient flatter l’ethnocentrisme de l’observateur — ainsi, on passera souvent sous silence les chevelures roses, vertes ou violettes qui émaillent les pages de ces manga, colorations pour lesquelles l’existence d’un idéal occidental est moins justifiable. On devra alors avancer l’idée d’un besoin narratif visant à différencier les personnages,
Plus encore, on pourrait rattacher l’apparition des personnages aux cheveux de couleur à la mode lancée par Amuro Namie, grande star de la J-Pop au milieu des années 90. En effet, cette demoiselle arborait une peau bronzée et des cheveux décolorés, un look qu’elle disait être son « armure », et qui lança par la suite le courant des ganguro — les « visages noirs ». On notera au passage comment cette mode « rebelle » se pose en opposition totale avec l’idéal de beauté Japonais traditionnel, peau blanche et cheveux d’ébène.

De manière plus générale, l’univers de la mode révèle souvent ce genre de hiatus, entre la vision ethnocentrique (« ils veulent imiter les occidentaux ») et une vision Japonaise à portée beaucoup plus courte (« suivons la mode et imitons telle star de la J-Pop »). Ainsi, toutes les marques de cosmétiques font le choix d’égéries Japonaises pour être le visage de leurs campagnes. Et il faut souligner que même si les stars occidentales déclenchent des émeutes lors de leur passage dans l’archipel, la télévision et les tabloids ne s’intéressent pratiquement qu’aux talento locaux.
Ainsi, considérer la pop-culture japonaise de l’intérieur, et non pas au travers du prisme déformant de ce qui arrive dans nos contrées, est souvent l’occasion d’une remise en question profonde de notre perception d’une sphère culturelle occidentale s’étendant au monde et balayant tout sur son passage.

Conclusion

Récapitulons donc.
Puisant ses influences du côté de Walt Disney, Tezuka Osamu a développé un système de représentation aux grands yeux. Ce système s’appuie sur le mécanisme universel de la néoténie pour renforcer l’attrait de ses personnages. Le style des grands yeux est souvent rencontré dans les manga, d’une part du fait de l’importance et de l’impact de Tezuka dans la production japonaise, d’autre part parce que la production alternative est moins visible car moins adaptée en dessin animé, et moins traduite.
Par contre, le fait que les lecteurs occidentaux voient dans ces personnages aux grands yeux des personnages qui leur ressemblent est une conséquence de l’ethnocentrisme — à nouveau, mécanisme universel. A cela se rajoute des différences dans la manière d’aborder les images, qui fait que les lecteurs occidentaux prêtent plus d’attention à ces personnages non marqués, donc appartenant implicitement à leur idée d’un standard ethnique, alors que les lecteurs Japonais intègreront également le décor (souvent marqué comme Japonais) et le contexte dans leur appréhension de la même scène — tout en considérant aussi ces personnages non marqués appartement à leur idée d’un standard ethnique.
Enfin, les arguments portant sur la chirurgie esthétique, et censés conforter cette idée d’un idéal de beauté occidental, sont principalement basés sur l’ethnocentrisme et une méconnaissance des réalités tant ethnologiques que chirurgicales. Les considérations de mode sont à ranger dans la même catégorie.

Soit en quelques mots : oui, les Japonais dessinent des personnages avec des grands yeux ; mais non, ces personnages ne sont pas forcément occidentaux, ni même la résultante d’une fascination pour un idéal de beauté dit caucasien outre-Atlantique. Cette dernière perception (erronée) est dûe à nos propres limitations, à nous lecteurs occidentaux, mélange de la projection de nos propres standards ethniques, et d’un raisonnement ethnocentrique quant aux motivations supposées de ces représentations.

C’est clair ? Très bien. Maintenant ne reste plus que la question épineuse, la vraie, celle que l’on devrait se poser et dont on ne parle jamais, bien que les Astérix, les Gaston Lagaffe et autres Achille Talon s’affichent un peu partout dans nos librairies. Pourquoi les gros nez ?
Faudrait-il y voir le signe d’un complexe d’infériorité, qui tenterait de compenser par cette démesure quelque autre déficience anatomique ? La volonté d’affirmer par ces appendices imposants la suprématie de l’odorat en France, tendrement surnommée « le pays du fromage » ?
Nul doute que les raisons se cachent dans quelque motivation profondément culturelle. Alors afin de faire progresser la recherche, ami lecteur, lectrice mon amour, n’hésite pas toi aussi à nous proposer des explications à cet épineux problème …

Notes

  1. Pascal Lardellier, « Ce que nous disent les mangas… » in Le Monde Diplomatique (Décembre 1996).
  2. Art par ailleurs très populaire, car abordable et pouvant être reproduit en grande série.
  3. Il faut noter que ce système était très présent à l’époque, mais qu’il tombe progressivement en désuétude.
  4. Du nom de l’appartement où il était situé. L’appartement en question a été détruit en 1982, destruction suivie avec beaucoup d’émotion par Tezuka — et l’occasion d’émissions dédiées sur la NHK.
  5. Avec un peu de recherche, on peut ainsi dénicher des filiations parfois surprenantes, reliant par exemple Masami Yûki (Kidô Keisatsu Patlabor) et Katsu Aki (Futari Ecchi) à Matsumoto Leiji (Ginga Tetsudô 999, Ûchû Kaizoku Harlock), ancien pensionnaire du Tokiwa-sô avec Tezuka ; ou Oda Eiichirô (One Piece) et Takei Hiroyuki (Shaman King) via Watsuki Nobuhiro (Rurôni Kenshin) à Terasawa Bûichi (ancien assistant de Tezuka himself) ; ou encore Inoue Takehiko (Slam Dunk, Vagabond), ancien assistant de Tsukasa Hôjô (City Hunter), de son aveu très fortement inspiré par le travail d’Ishinomori, au point qu’il ait utilisé certains de ses découpages dans ses œuvres — Ishinomori, dont Nagai Gô (Mazinger, Devilman, Cutie Honey) fut également l’assistant ; ou même Nihei Tsutomu (Blame !) via Takahashi Tsutomu (Jiraishin, Tetsuwan Girl), ancien assistant de Kawaguchi Kaiji (Chinmoku no Kantai, Zipang) dont le désir de faire du manga prend sa source dans le Mangaka Zankoku Monogatari de Nagashima Shinji, pensionnaire de Mushi Prod — la compagnie d’animation fondée par Tezuka.
  6. Extrait correspondant du texte original : « I applied my best pair of dial calipers to three stages of the official phylogeny — the thin-nosed, ears forward figure of the early 1930s, the latter-day jack of Mickey and the Beanstalk (1947), and the modern mouse. I measured three signs of Mickey’s creeping juvenility : increasing eye size maximum height) as a percentage of head length (base of the nose to the top of rear ear) ; increasing head length as a percentage of body length ; and increasing cranial vault size measured by rearward displacement of the front ear (base of the nose to top of front ear as a percentage of base of the nose to top of rear ear).
    All three percentages increased steadily — eye size from 27 to 42 percent of head length ; head length from 42.7 to 48.1 percent of body length ; and nose to front ear from 71.7 to a whopping 95.6 percent of nose to rear ear. For comparison, I measured Mickey’s young « nephew » Morty Mouse. In each case, Mickey has clearly been evolving toward youthful stages of his stock, although he still has a way to go for head length.

    Lorenz emphasizes the power that juvenile features hold over us, and the abstract quality of their influence, by pointing out that we judge other animals by the same criteria — although the judgment may be utterly inappropriate in an evolutionary context. We are, in short, fooled by an evolved response to our own babies, and we transfer our reaction to the same set of features in other animals.
    […] I submit that Mickey Mouse’s evolutionary road down the course of his own growth in reverse reflects the unconscious discovery of this very biological principle by Disney and his artists. In fact, the emotional status of most Disney characters rests on the same set of Distinctions. To this extent, the magic kingdom trades on a biological illusion — our ability to abstract and our propensity to transfer inappropriately to other animals the fitting responses we make to changing form in the growth of our own bodies. […] Mouse villains or sharpies, contrasted with Mickey, are always more adult in appearance, although they often share Mickey’s chronological age. »

  7. Les stades juvéniles se caractérisent souvent par une tête plus grosse, des yeux plus grands et des formes plus rondes par rapport aux proportions du corps de l’adulte.
  8. On pourra ainsi citer Mizuki Shigeru, avec ses assistants Tsuge Yoshiharu, Tatsumi Yoshimoto et … Ikegami Ryôichi (Crying Freeman) ; ou Shirato Sanpei (auteur de Kamui-den), dont Kojima Gôseki (dessinateur de Kozure Ookami) fut l’assistant.
  9. On peut citer en exemple des auteurs comme Abe Shin’ichi, Takita Yû ou encore Maruo Suehiro, tous ayant publié des pages dans Garo.
  10. Cités dans cet article : « Dr Kurzban observes that the three criteria on which people routinely, and often prejudicially, assess each other are sex, age and race. Judgments based on sex and age make Darwinian sense, because people have evolved in a context where these things matter. But until long-distance transport was invented, few people would have come across members of other races. Dr Kurzban believes that perceptions of racial difference are caused by the overstimulation of what might be called an “otherness detector” in the human mind. This is there to sort genuine strangers, who will need to work hard to prove they are trustworthy, from those who are merely unfamiliar members of the clan. It will latch on to anything unusual and obvious –and there is little that is more obvious than skin colour. But other things, such as an odd accent, will do equally well. »
  11. « Adaptation to natural facial category » par Michael A. Webster, Daniel Kaping, Yoko Mizokami & Paul Duhamel, in Nature, Vol.428, Avril 2004.
  12. Rappelons ici que le Japon présente la population la plus homogène de la planète, avec seulement 0.6 % d’étrangers — dont une majorité de Coréens. Cf. cet article de l’Encyclopedia of Nations.
  13. Traduit par mes soins, extrait de l’article « Culture and Perception : The Role of the Physical Environment » : « Europeans tend to focus their attention on objects, independent of context (i.e., to attend and perceive analytically), while East Asians focus on the context (attending and perceiving holistically). » Les travaux mentionnés font référence à T. Masuda & R.E. Nisbett, « Culture and change blindness », Cognitive Science.
  14. Le récit de Bakuon Rettô est clairement ancré dans le Japon des années 80, et ce personnage blond est un Japonais aux cheveux teints. Il s’agit d’un bôsôzoku, un membre d’un gang de bikers, et les cheveux teints sont la marque d’un « bad boy », l’affirmation d’une marginalité, au même titre que le choix d’habits (les tokko-fuku) en référence direct aux pilotes kamikazes de la seconde guerre mondiale.
  15. « Facial Aesthetic Preferences Among Asian Women : Are All Oriental Asians the Same ? » par Marek Dobke, Christopher Chung & Kazuaki Takabe in Aesthetic Plastic Surgery, Springer New York, Juin 2006.
  16. Traduction par mes soins. Texte original : « Significant differences in preferred beauty features were identified, especially with regard to the periorbital region. Although a supratarsal crease was found to be desirable in both groups, Koreans preferred a larger fold paralleling the lid margin, with elimination of the epicanthal fold. Japanese women desired thinner lips, with more delicate facial features.
    Conclusion : The results demonstrate that there is a difference between oriental Asian aesthetic values. Plastic surgeons should be sensitive to different ethnic concepts of beauty and appreciate a range of values rather than assume that all Asians simply prefer “occidentalization.” »
  17. Il faut bien noter que, bien que l’on puisse entendre dire que « tous les asiatiques se ressemblent », la réalité est toute autre. La composition ethnique du Japon est variée, résultat de mélanges au fil des invasions et des vagues d’immigration. Je renvoie de nouveau à cet article de l’Encyclopedia of Nations. Cela signifie donc qu’il existe au Japon toutes les combinaisons possibles — avec ou sans pli epicanthal, avec ou sans pli supratarsal.
    Au passage, l’affirmation comme quoi « tous les asiatiques se ressemblent » est encore une conséquence d’ethnocentrisme très spécifique aux occidentaux. En effet, des études ont prouvé qu’il est plus facile de reconnaître des visages appartenant à sa propre ethnie, et que les occidentaux sont particulièrement mauvais quand il s’agit de reconnaître des visages appartenant aux autres ethnies. On se reportera à la thèse « The effect of facial expression and identity information on the processing of own and other race faces » qui mentionne notamment : « The results from Ellis and Deregowski (1981) indicated that during the course of repeated experience with faces of a particular racial group (usually own-race faces), people not only learn to recognise faces of their own racial group more accurately, but people also appear to learn to better recognise individuals from their own racial group despite transformations due to a change in pose. […] Thus the combined results showed that the differences between the quality of face representations for own and other races are more pronounced in European than in Japanese people, indicating that the effect of the own-race bias is more evident amongst European participants. […] Past studies have shown that the own-race bias is more evident amongst Caucasian than Asian or African people (Meissner and Brigham 2001), which is consistent with the present results. »
  18. Opération esthétique qui n’est pas limitée aux Asiatiques, au passage.
Dossier de en octobre 2007