Comment j'ai écrit certains de mes livres

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D’un seul motif, on peut faire un livre tout entier. C’est depuis un crâne que j’ai fait celui-ci. Un petit crâne de caoutchouc dont l’empreinte avait ponctué quelques séries de peintures sur papier à la fin des années 80, qui avait ressurgi de temps en temps sur des montages, des dessins ; il dormait depuis quelques années dans l’invraisemblable tas de tampons encreurs que j’accumule depuis trente ans avant d’être réactivé par une image mentale, une idée entêtante :
à ma droite, Mèmère, 65 ans, aime le classique et la chanson mais reste très ouverte à toutes les formes de musique pour peu qu’elles touchent son petit cœur et seulement son petit cœur. Elle ne crache pas sur les jolis enregistrements de polyphonies pygmées qu’on trouve au rayon « oiseaux des îles » de Nature et découverte.
à ma gauche Jicé, 40 ans, super content d’avoir gardé la pêche de ses vingts ans dans le formol. Résolument punk rock, il dit tout de même parfois qu’il écoute un peu de tout même du rap.
Quand une petite pop old school ou les jolis trains de Steve Reich passent à la radio, Mémère et Jicé sont réconciliés par la semelle de leur chaussure qui fait résonner le parquet. Ils ont l’air émus…
Étrangement, il y a bien des chances qu’en retournant comme un sac la discothèque de ces deux crèmes d’amour, vous ne trouviez malgré tout pas une seule chose dans ce tas de lieux communs qui ressemble de près ou de loin à de la musique. Seulement le grondement de la terre sous le tempo de la chaussure.

De mon point de vue, ils sont déjà trop loin dans la mort ; les asticots battent trop fort la mesure dans leur calebasse cadencée. C’est sur la base de cette image qu’est né le motif de ce dialogues de morts à propos de musique : un crâne contre une tête de mort. Un crâne humain dans ma tête de vivant et sa représentation folklorique dans le train fantôme d’une musique qui joue à se faire peur avant de ranger sa chambre. Tête de mort contre crâne, c’est de cette façon que je vis, depuis que j’écris et publie des bandes dessinées, le martèlement de cette absurdité étriquée, réductrice, infantile, comme un mantra : la bande dessinée et le rock’n’roll seraient consubstantiels. Mais la tête de mort — crâne vidé de tout crâne — n’est pas l’emblème du rock’n’roll, il en est le logo.

Cette estampille, notion puis forme, est donc très littéralement le motif de ce livre : l’intégralité des dessins est réalisée avec des tampons d’écoliers formant un squelette humain : crâne de profil et de face, pied, main, thorax de profil et de face, bassin, vertèbre, humerus, fémur, couple radius cubitus, couple tibia péroné. Les décors, nuages, paysages ou artefacts, sont tous également composés de fragments d’os estampés. Le rythme du dessin sera donc celui du martèlement, c’est-à dire de petits mouvements discontinus. La page ne sera pas frottée, grattée, mais frappée, ponctuée. Le dessin est non seulement cadencé par un choix technique, mais il l’est également par la restriction de son outillage : un nombre fini de tampons pour composer une gamme. Il ne sera produit qu’une seule forme de phylactère, creux et plein résultants d’une seule découpe, qui servira du début à la fin de l’album. Afin de normer la taille des lettres, leur tonalité et leur forme, de conserver le rythme artificiel des impressions et le sentiment général d’un dessin sans cause certaine, j’ai pour la première fois (et jusqu’ici pour la dernière) créé une typographie électronique à partir de mon écriture. La composition des pages est également tenue à un seul type d’assemblage, celui de deux cases bordurées d’un très large blanc tournant qui référe le monde des estampes plutôt que celui des planches de bande dessinées.
Il s’agira, pas à pas, de dégager de ce cadre normatif toutes sortes de sorties, de possibles glissements, de dégagements vers un jeu modal, pour retrouver des espaces de fluidité, de continuité. Littéralement, ce sera faire déraper le tampon, l’encrasser au doigt, le faire bourriner dans des retenues de papier, le trouer par des arrachages, l’ouvrir à des suspensions, des retournements physiques (scotchs prenant l’empreinte d’une empreinte et dépôts d’encres par contamination).

C’est une bande dessinée bavarde comme j’aimerais en lire plus souvent (il n’y a qu’un Masse), bavarde comme j’aime le cinéma bavard de Rivette, de Ruiz ou de Guiraudie. Elle retranscrit le plus fidèlement possible les éléments d’une conversation tenue avec un ami charmant mais un poil fatiguant. Cette 5300ème version du même dialogue de cons déjà tenu avec 5299 autres fatigants a été assez décisive : sa version écrite m’épargnera, j’espère, à jamais de revenir sur ce sujet (écrire me sert souvent à oublier).

Ce livre est sans aucun doute plus borné, plus brutal que je ne le suis. Il tient cette position à un principe de vie : je veux bien parler avec enthousiasme de mon goût pour Fulci à un amateur de Bergman qui ignorerait la beauté de L’aldilà , mais je ne ferais même pas semblant de connaître son nom devant un défenseur apriorique et anti-intello du genre. Ce n’est pas une question de spécialisation ou de milieu — ou plutôt, c’est une question d’ouverture à la rencontre (donc à l’impréparé), de conditions fragiles à préserver pour qu’elle résiste à la machine de guerre des milieux et de la spécialisation, justement. Il y a sans aucun des marges du tempo qui m’excitent et dont je causerais sûrement volontiers dans d’autres circonstances, mais il y a urgence à prendre cette position sans appel dans un monde musical dominé de façon autoritaire par lui.

Ma fatigue du heideggerianisme renaissant sans cesse de ses cendres a fait le reste et m’a fait composer pour cette bande dessinée un cadre pastoral délicieusement volkish à la séduction hideuse et au romantisme de carnaval. N’y manquent que les moutons de la forêt noire (pour se tricoter des chaussettes heideggeriennes) et une petite tisane de l’Être. Mais je compte sur vous pour siffloter du Wagner ou du Laibach pendant votre lecture…

Dossier de en juillet 2016