#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Nouveau #TourDeMarché comme chaque semaine, et cette fois-ci on va s’arrêter sur la disponibilité des ouvrages, et aborder la question des arrêts de commercialisation. C’est parti !
Si les métiers du livre vous sont familiers, vous avez certainement croisé le terme de « désherbage » : cette pratique qui consiste, en bibliothèque, de faire un tri dans la catalogue de documents pour en écarter ceux qui sont devenus obsolètes ou redondants. On trouve une approche comparable chez les éditeurs, qui choisissent de conserver (ou pas) certains titres à leur catalogue, et donc d’en poursuivre ou d’en interrompre l’exploitation commerciale, mais j’ignore si celle-ci a un nom consacré.

Il y a pour cela deux manières de procéder : soit il s’agit d’un arrêt de commercialisation, avec date limite pour les libraires pour retourner les invendus ; soit on laisse le titre s’épuiser naturellement, en décidant de ne plus le réimprimer. Les deux manières correspondent généralement à deux modalités de fonctionnement des éditeurs : ceux qui s’appuient essentiellement sur de l’achat de droits pour des œuvres déjà existantes, et ceux qui travaillent sur de la création. Si j’ai pu évoquer ici les différences philosophiques que présentent ces deux approches, le choix de l’épuisement naturel ou de l’arrêt de commercialisation tient essentiellement à des questions contractuelles. En effet, les contrats d’achat de droits sont souvent limités dans le temps, avec des possibilités de renouvellement conditionnées à l’accord des deux parties. C’est notamment le cas pour l’immense majorité des mangas publiés en France. Que l’on arrive à échéance d’une telle période d’exploitation, l’un ou l’autre des éditeurs impliqués peut choisir de mettre un terme au contrat — que ce soit pour des ventes insuffisantes, ou pour des insatisfactions d’un autre ordre. Certains sites (notamment côté manga) se font le relais de ces annonces, quand elles sont communiquées, comme par exemple ici.
On imagine bien l’impact que ce genre d’annonce peut avoir sur les ventes (résiduelles, souvent) d’un tel titre, même avant la date fatidique, les libraires étant invités à renvoyer les invendus au plus vite. Pour autant, un arrêt de commercialisation ne signifie pas la disparition totale d’un livre : celui-ci peut continuer à exister, que ce soit en bibliothèque ou dans le réseau de l’occasion. Seulement, le livre ne peut plus être commandé par votre libraire préféré.

Votre libraire, justement, utilise pour cela un outil professionnel, Dilicom (sur lequel s’appuie la base Electre). C’est cette base qui fournit un premier set de métadonnées sur les ouvrages (complété et enrichi dans Electre par la suite), et qui précise également leur disponibilité. Ainsi, un titre peut être indiqué comme « disponible », ou relevant de catégories plus ou moins optimistes (à paraître ; en réimpression ; à reparaître ; changement de distributeur) ou résignées (abandon de parution ; arrêt de commercialisation ; épuisé ; non disponible). Problème fondamental cependant : l’évolution de la disponibilité d’un titre ne fait pas l’objet d’un historique. Si l’on a bien une date de sortie, impossible d’avoir un suivi de la disponibilité au fil du temps… et donc de savoir à quel moment un titre est devenu indisponible. C’est compréhensible : les libraires ont avant tout un problème opérationnel qui demande une réponse binaire (dispo/pas dispo), et l’outil mis à leur disposition est pensé pour répondre précisément à cette question. Et du côté des éditeurs, pas vraiment besoin d’avoir un historique de cette donnée, puisque qu’ils sont justement ceux qui en sont les décisionnaires. On se retrouve donc avec une forme d’impensé du marché, pour une donnée pourtant assez essentielle.

Début 2022, voici comment se présentait le pourcentage de références indiquées comme étant encore disponibles dans Dilicom, en fonction de la date de sortie (un immense merci à l’ami Libraire Caché pour son aide précieuse).

Attention, la nuance entre référence et titre est importante, puisqu’un titre peut correspondre à plusieurs références (version normale, tirage de luxe, version avec pin’s, version coffret, pack de 50 avec présentoir, etc.). Une partie des « indisponibles » corresponde à des références répondant à un besoin spécifique mais temporaire (lancement, opération spéciale, etc.). Estimer leur poids au sein de la production nécessiterait de vérifier, à la main, chacune des 100 000 références de la base. Hum. Ou bien on peut faire l’hypothèse que, sur la masse des sorties, ces références éphémères sont minoritaires, voire marginales. Et dans ce cadre, ce voudrait dire que début 2022, à peine un gros tiers (37 %) des titres sortis en 2012 sont encore disponibles.

La ventilation par segment montre des comportements contrastés, avec des COMICS particulièrement éphémères (11 % des sorties 2012 toujours disponibles), les locomotives de la BD JEUNESSE se montrant au contraire plutôt résilientes (55 % des sorties 2012 toujours disponibles)… ce qui représente en cumulé 61 % des références sorties entre 2012 et 2021 toujours disponibles début 2022. Dont 69 % des BD DE GENRES, 64 % des BD JEUNESSE, 50 % des COMICS et 67 % des MANGAS.

La comparaison entre la situation début 2021 (en pointillés) et début 2022 montre le phénomène en action, l’écart entre les deux courbes correspondant aux arrêts de commercialisation et autres épuisements.

Pour les curieux, voici ce que cela donne par segment.

Histoire de compléter cet aperçu, on peut aussi regarder comment se répartissent les références en fonction du segment et de leur disponibilité. Pour l’ensemble des 100 000 références, ça donne ça :

Si on se limite aux sorties depuis 2010, voici ce que l’on obtient, avec « seulement » 63 000 références, en valeur absolue (nombre de références) mais aussi en pourcentage par segment.

On notera que, comme attendu, les « épuisés » (correspondant à une sorte de « mort naturelle » du livre) sont moins présents sur les segments où domine l’achat de droits (COMICS et MANGAS), au profit de l’arrêt de commercialisation. Lorsque l’on observe la répartition par année de sortie des références MANGAS disponibles début 2021 qui ne le sont plus début 2022 (oui, c’est un peu compliqué), on constate la réalité de cette spécificité de l’achat de droits. Je m’explique.

La courbe présente deux pics, qui correspondent à trois ans et cinq-six ans d’exploitation commerciale des titres. Or, les contrats d’achat de droits pour les mangas sont généralement signés pour trois ans, renouvelables. CQFD. (je tiens à souligner une fois de plus la frustration que représente l’absence d’historique pour questionner plus en détail toutes ces questions. c’est vraiment une sorte d’angle mort qui mériterait qu’on s’y attarde)

J’avoue être beaucoup plus perplexe devant la situation côté COMICS (dont voici le graphique, répartition par année de sortie des références COMICS disponibles début 2021 qui ne le sont plus début 2022).

Sachant que le marché est dominé par deux acteurs (Panini et Urban) adossés à des contrats cadre avec les Big Two américaines (Marvel et DC, respectivement), on pourrait penser que les arrêts de commercialisation seraient moins présents. Or, il y a au contraire une sorte de couperet après deux ans d’exploitation, et globalement une existence très limitée dans le temps sur le marché : après 5 ans, la moitié des références en COMICS ne sont plus disponibles. et après 10 ans, on monte à 90 %. Ouch.
Après avoir échangé avec Arno (de First Print et ComicsBlog), il ressort que la principale raison pour cette évolution inattendue tient à la mutation du segment des COMICS, et sa désertion progressive du kiosque. Dans les suivis du marché, cela signifie que les références des périodiques (mensuels ou bimestriels) sont comptabilisées au sein des mêmes bases que pour les ouvrages de librairies — alors même que ces périodiques ont, par nature, une existence éphémère. D’où l’importance des arrêts de commercialisation du côté de Panini (avec tous les titres Marvel), moins présents du côté de Urban Comics (qui se charge de DC).

Dossier de en octobre 2022