Dorénavant a 30 ans

de

Il y a dix ans, j’ignorais tout de Dorénavant. Ayant véritablement découvert la bande dessinée vers la fin des années 1990 (dans un rapport adulte, devenue lecture plutôt que divertissement), je n’ai rien connu de cette période alors déjà mythifiée du Futuropolis de Robial[1], dernière étape avant l’éclosion de la sphère indépendante telle qu’elle nous est familière aujourd’hui. Tout à l’exploration de ce qui se passait à l’époque (ici ou ailleurs), je ne me préoccupais guère de ce qu’il y avait pu y avoir avant — un « avant » qui nous était de toute façon décrit comme écrasé par la « bédé commerciale », et dont Circus et la collection « Vécu » étaient deux représentants emblématiques voués aux gémonies.

Et puis il y eut l’Éprouvette, aussi intense que fulgurante. L’Éprouvette : somme, concentré, espace unique où se croisaient tant de voix singulières — actuelles, passées, inattendues. Brusquement, je découvrais ces revues aux noms d’une autre époque (STP, Controverse, Dorénavant), dont les textes surgissaient pour affirmer un engagement et une pertinence toujours actuels. A croire que cet « avant » désespérant avait également été une période riche d’un foisonnement critique aussi explosif qu’éphémère, et dont je n’avais jamais entendu parler. Mais l’Histoire se répète, et l’Éprouvette elle aussi a tiré sa révérence après trois numéros, et, pourrait-on dire, les choses sont rentrées dans l’ordre.
Durant les années qui ont suivi (presqu’une décennie, tempus fugit), de loin en loin, j’ai à nouveau croisé tous ces noms, que ce soit en tombant sur La théorie du 0 % de Jean-Philippe Martin autrefois paru dans Critix, ou en publiant sur du9 le mémoire de Charles Ameline : « Généalogie d’un interdiscours sur la bande dessinée. » Indéniablement, je ressentais une forme de proximité avec cette « ultra-critique » tant décriée par certains.

Enfin, hasard des rencontres, voilà que Balthazar Kaplan, exilé volontaire de la bande dessinée depuis 25 ans, retrouve l’envie d’écrire de retour d’Angoulême, et me contacte (par l’entremise de Christian Rosset). De fil en aiguille, je rencontre également Barthélémy Schwartz, et autour d’un café lors du Festival d’Angoulême en début d’année, on en vient naturellement à parler de Dorénavant.
Mis en appétit par les quelques extraits que j’avais pu apercevoir, il ne fait pour moi aucun doute qu’il y a de l’intérêt à rendre Dorénavant à nouveau accessible. Mais les deux larrons hésitent, s’inquiétant de ce qu’une large partie du contenu soit dépassé — ne sachant même pas s’ils ont encore tous les numéros à leur disposition. L’idée fait cependant son chemin, et finalement, je reçois en mars un e-mail me proposant de travailler ensemble à un dossier Dorénavant pour du9, alors que l’aventure va fêter ses trente ans…

Très vite se pose la question de trouver la meilleure manière de présenter Dorénavant — à la fois dans l’actualité indéniable de certains de ses textes, mais également comme le témoignage de ce qu’elle avait pu cristalliser et représenter à l’époque[2]. Donner à lire, à réfléchir, mais aussi à voir et à comprendre, en établissant un dialogue entre documents d’époque et réflexions d’aujourd’hui. Comme si la conversation (engagée, enflammée) amorcée trente ans plutôt n’attendait finalement qu’à reprendre là où elle s’était arrêtée.
Après plusieurs mois d’échanges, de discussions, de découvertes aussi, me revient la lourde tâche d’ouvrir ce dossier des plus conséquents — à la hauteur, je l’espère, d’une expérience critique qui, trente ans plus tard, reste toujours aussi stimulante.

Notes

  1. Jusqu’à ce LABO fondamental, n’ayant connu qu’un numéro 0 aussi chargé de promesses que difficile à trouver…
  2. On serait presque tenter d’y ajouter : « Toute ressemblance avec des personnages existants ne serait que pure coincidence, » à trente années de distance. Comme peuvent le dire les Anglais : « The past is a foreign country : they do things differently there. »
Dossier de en décembre 2015