Dorénavant a 30 ans

de &

De janvier 1985 à janvier 1986

Nous avons envoyé au festival d’Angoulême en janvier 1985 un faux Joost Swarte sous la forme d’une affiche de grand format. En février, nous avons envoyé aux médias (Libération, Le Matin, l’Evénement du jeudi, le Nouvel Observateur, Circus, A suivre, Pilote, Charlie mensuel, Métal Hurlant, Chic Magazine) la brochure « Misère de la bande dessinée » de Kaplan-Schwartz, signée par Balthazar Kaplan seul. En juin, en contribution au texte de Bruno Lecigne paru dans Controverse n°1 de mai, nous lui avons envoyé le texte « De la misère » de Barthélémy Schwartz. Ni l’affiche, ni le texte de la brochure n’ont connu d’écho dans les médias. En novembre, nous avons renvoyé le texte « De la misère » en contribution cette fois aux numéros 1 et 2 de Controverse : nous avons reçu une réponse peu après : le texte « De la misère » et deux autres de nos textes paraîtront dans le n°3 de Controverse en janvier 1986. Nous avons enfin envoyé en janvier 1986 à une cinquantaine de spécialistes de l’information et du commentaire, le numéro 1 de la feuille annexe de la présente revue trimestrielle Dorénavant : Désormais l’Inaugurale.

Nous nous présentons comme critiques ET auteurs de bande-dessinée : par critique nous entendons faire la critique de la critique ; par auteur, nous entendons rechercher un nouveau langage en bande-dessinée.

Que les bédérevues soient d’abord marchandes est une vérité qui ne surprendra personne, que des auteurs tentent d’agir en conséquence, voilà qui sera nouveau. Il est possible qu’un auteur véritable s’entende provisoirement avec les marchands, à condition qu’il agisse avec eux en sachant qu’ils ne sont que des vulgaires marchands et rien d’autre.

Notre intention est de ne pas chercher à vivre de nos RECHERCHES de manière à pouvoir les poursuivre en toute liberté. Nous avons le projet de créer une aventure.

La présente revue sera dans une première période uniquement envoyée aux spécialistes de l’information et du commentaire des mickey-cancans, nous voulons pendant cette période être certains que notre discours ne sera pas ignoré involontairement ; les spécialistes du discours qui préféreront se taire sur nos recherches savent donc dès à présent qu’ils pourront nous IGNORER à loisir pendant cette période. Pendant ce temps, nous prendrons contact avec d’autres individus exigeants en ce domaine, en France, en Belgique, aux Pays-Bas ou ailleurs afin de répandre nos thèses et créer des plates-formes de recherche. Dans une seconde période, nous rendrons publics les premiers numéros de cette revue, qui sera alors elle-même publique. A dater de ce moment, les spécialistes du silence qui nous auront ignorés à loisir prouveront alors à tous, en poursuivant, qu’ils le feront désormais EN CONNAISSANCE DE CAUSE.

Blitz & Amidon

Floc’h a la fâcheuse habitude d’une génération sans langage à parler le langage d’un autre, cet autre avait en son temps créé un vocabulaire propre à ce qu’il voulait exprimer ; de Floc’h à Hergé, il y a l’épaisseur d’un arbre de trois générations.

Autant par ce qu’il RACONTE que par sa manière de le mettre en bande dessinée, Floc ‘h est un conventionnel ; de ce point de vue, il partage avec quelques autres la malchance de ne pas avoir choisi SON époque : le mieux né, il aurait peut-être été Christie, Hitchcock ou Hergé, son malheur est d’être né après eux et de faire aujourd’hui ce qu’ils ont fait hier.

Tout Floc’h est dans son hommage à Hergé rendu dans Libération le 6 mars 1983 quand il écrit « Hergé me fait penser à Hitchcock. De même que ce dernier a posé les règles de la narration cinématographique, il a défini celles de la narration graphique. Un exemple : une bande dessinée se lit de gauche à droite, or Tintin court toujours vers la droite, sauf quand il oublie quelque chose : il retourne sur ses pas de droite à gauche. Cela semble élémentaire et le lecteur n’en est pas conscient. Mais c’est fondamental pour la lisibilité ». Et depuis, Floc’h court de gauche à droite, sauf quand il oublie quelque chose : il retourne sur ses pas de droite à gauche ; c’est fondamental pour la lisibilité car si Hergé avait été CHINOIS, il faudrait lire Floc’h de haut en bas.

Cela n’est pas sans rappeler la célèbre niaiserie du critique-sociologue Jean-Bruno Renard : « il faut pour qu’il y ait bande dessinée que deux conditions minimales soient remplies : tout d’abord, les dessins doivent occuper un espace au moins égal à celui du texte ; d’autre part, le récit doit être découpé afin qu’à chaque image corresponde un fragment de texte » (Clef pour la bande dessinée, Seghers, 1978).

De Floc’h à Hergé, Christie et Hitchcock, il y a l’épaisseur d’un diplodocus de trois générations ; Hergé, Christie et Hitchcock étaient CONTEMPORAINS de leur époque : Christie ne racontait pas les Flibustiers du Bounty, Hitchcock ne réalisait pas les Tribulations d’un chinois en Chine, Hergé ne mettait pas en bande dessinées les aventures d’Arsène Lupin ; Floc’h qui raconte en 1985 des choses se passant dans les années 50 de Hitchcock avec des pseudo-scénarios à la Christie, s’il avait été Hergé en 1929, aurait dessiné à la Benjamin Rabier les aventures de Poil de carotte de Jules Renard.

Notes sur la bande dessinée

1

« Ton public n’est ni le public des livres, ni celui des spectacles, ni celui des expositions, ni celui des concerts, tu n’as à satisfaire ni le goût littéraire, ni le théâtre, ni le pictural, ni le musical ». Robert Bresson, Notes sur le cinématographe.

2

Le texte d’une bulle n’est pas le SON de la parole

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Une bande-dessinée qui n’est que la bande-dessinée d’un film à réaliser n’est qu’un STORYBOARD

4

Un auteur de bande-dessinée qui fait des storyboards est un BEDESSINEASTE

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Alors qu’on a appelé musique le son mélodique articulé, littérature la narration écrite et cinéma l’image en mouvement simultané : la bande-dessinée n’a pas de NOM

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La bande-dessinée, c’est une image globale formée d’images locales

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Un storyboard, parce qu’il n’est qu’une série d’images cinématographiques figées, n’est pas ENCORE de la bande-dessinée, mais du cinéma non articulé

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La terrible habitude du cinéma

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Tous ces effets à tirer de la REPETITION

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Un élément qui réagit aux situations que sont les images

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Le sujet n’est pas l’essentiel en bande-dessinée, les impressionnistes n’étaient pas des PAYSAGISTES

12

Une bande-dessinée n’est que la bande-dessinée d’une bande-dessinée

Le Trésor McCay

* Balthazar Kaplan

Little Nemo n’est plus aujourd’hui ignoré : nombreux sont ceux qui le considèrent comme un classique de la bande dessinée. Pourtant il me semble que cette reconnaissance ne l’a pas pour autant dépoussiéré et qu’aucun discours ne s’est appliqué à en montrer l’extraordinaire modernité. Cette carence est peut-être due au fait que l’on a collé un peu trop rapidement à l’œuvre de McCay l’étiquette de merveilleux, terme qui inclue une certaine poésie, un certain charme proche du monde de l’enfance, mais qui lui donne néanmoins une certaine marginalité, l’oscar de l’originalité en quelque sorte, afin de laisser la place à des œuvres jugées plus sérieuses ou plus essentielles. C’est là une grave erreur comme si l’on qualifiait les peintures de Paul Klee de merveilleux sans montrer que le peintre a su créer un nouveau langage fait de couleurs et de formes. Or l’œuvre de Mc Cay a ouvert tout un nouvel horizon : il est le premier et l’un des seuls à avoir fait de la bande-dessinée un langage autonome qui n’a plus rien à voir avec la littérature (l’influence de Carroll était pourtant très proche) ou avec le cinéma. Presqu’aucun auteur dans les quatre-vingt années de productions de bande-dessinée qui ont suivi n’a su s’exprimer dans un langage aussi neuf.

Parler de « langage neuf » peut prêter à confusion : je ne veux pas dire pour autant que Mc Cay n’a subi aucune influence. D’ailleurs, la bande-dessinée n’apparait pas comme un genre indépendant aux limites précises comme peuvent nous le sembler aujourd’hui le roman, le théâtre, la peinture, etc. D’emblée, elle semble être un genre « bâtard », très proche du roman, prenant la relève dans la presse du feuilleton littéraire du XIXème.

Cette impureté originelle n’implique nullement que cette forme d’expression n’ait pas un langage spécifique. Le cinéma, faut-il le rappeler, fut longtemps considéré comme du sous-théâtre et du sous-roman jusqu’à ce qu’un critique du nom d’André Bazin montra que cette impureté du cinéma n’empêchait nullement celui-ci d’être un art autonome : le cinéaste trouvait dans la littérature ou le théâtre un trésor d’émotions, d’intrigues, de mythes qu’ il retraduisait dans un langage neuf (c’est-à-dire en une écriture visuelle).

L’aventure que je vous invite à suivre est de retrouver le secret de cette transmutation alchimique des influences en un langage neuf.

L’influence évidente dans Little Nemo est celle de la littérature de merveilleux. Le nom de Lewis Carroll doit être cité, ne serait- ce que pour la similitude des titres : Little Nemo in Slumberland, Little Nemo au pays du sommeiI. Mais il serait inutile d’essayer de relever les parallèles existant entre les deux œuvres ou même avec d’autres œuvres de même inspiration. Ce qui importe, c’est plutôt l’univers choisi : univers merveilleux c’est-à-dire univers débarrassé de la vraisemblance où l’imagination va pouvoir donner libre à son cours non pour y déverser les flux tumultueux venus de l’Inconscient mais pour élaborer un univers mental en même temps que formel, à la fois très structuré et pris dans une ramification constante, qui ne cesse de complexifier ses réseaux. Car pour parodier Breton, imagination n’est pas don mais par excellence force de conquête. Or l’univers de Little Nemo, dans sa présentation semble obéir à une logique qui détermine cette force de conquête. Cette logique est celle de la représentation, soulignant par-là l’influence primordiale qui est celle du théâtre.

Le terme de représentation, dans la langue française, renvoie à deux choses différentes : d’une part la représentation théâtrale ; d’autre part la représentation figurative de la réalité. Dans Little Nemo les deux se retrouvent : la représentation de la réalité (par le dessin) offre une vision du monde qui s’organise selon une logique de la représentation au sens théâtral. Pour dire, les choses autrement : l’univers de Little Nemo est un univers imaginaire qui n’essaie pas de reproduire la réalité mais qui choisit le monde de la théâtralité.

Ce que nous donne à voir McCay, c’est un monde dont l’essence est l’illusion : tout est apparence, l’être est dénoncé comme apparence et l’apparence assumée comme être. Les personnages se révèlent simple dessin d’affiche (planche du 15 novembre 1908) ou dessin tout court (planche du 2 mai 1909) ou faits en carton-pâte (planche du 11 février 1906), mais tous s’efforcent de durer dans un monde des apparences, c’est-à-dire faire en sorte que le rêve ne finisse pas (tel que le docteur Pill avec ses pilules). La seule réalité qui existe est celle du rêve, réalité infinie où tous les jeux et toutes les formes sont permis puisque elle est la réalité du désir mais réalité fragile puisqu’elle ne dépend que du seul sommeil. Cette confusion entre l’être et l’apparence, qui définit tout monde onirique, fait de la réalité représentée une réalité éminemment théâtrale : « C’est au théâtre que nous sommes vivants » dit un des personnages à Nemo qui a cru un moment qu’ils pouvaient exister ailleurs (planche du 15 novembre 1908).

Ne faudrait-il qu’un seul indice de cette présence de la théâtralité dans la représentation de la réalité qu’il suffirait de remarquer la technique de représentation figurative employée par McCay : il est en effet tout à fait remarquable que l’auteur n’utilise qu’un seul point de vue : chaque case nous montre toujours les personnages en pieds se tenant toujours à même distance entre le premier plan et I’horizon. Cela correspondrait au cinéma à un plan général c’est-à-dire à un souci de montrer la situation dans sa totalité (telle qu’elle est vécue par tous les personnages présents) : pas de gros plan pour dramatiser, pas de variation de plan et même d’angles de vue. L’écriture visuelle de Mc Cay est en quelque sorte monocorde : elle équivaut tout à fait à ce que voit un spectateur de théâtre (les acteurs toujours à la même distance et la situation toujours dans sa totalité c’est-à-dire telle qu’elle est présentée sur scène).

Dans Little Nemo, les personnages semblent en représentation : ils sont tous là même s’il n’y en a qu’un qui parle et ils évoluent dans un espace qui n’est jamais très proche ou très profond (sauf dans les planches de 1910 où le personnage essentiel devient un dirigeable). On peut ainsi concevoir la case comme une scène dont les personnages occupent le devant. Cette technique de représentation est évidemment essentielle : tout ce qui est dessiné dans la case, puisque celle-ci est conçue comme scène, a une présence scénique, c’est-à-dire une valeur spectaculaire.

L’univers qui se tisse d’une case à l’autre sera donc un univers dont les essences auront leur raison d’être par leur valeur spectaculaire. Prenons la figure essentielle de ce monde : le roi de Slumberland, père de la princesse et monarque absolu de son pays. Tout le voyage de Nemo est un voyage vers lui, un voyage vers le Père. Or cette figure royale, figure centrale et spectaculaire, fait de ce monde nécessairement un monde déterminé par les apparences : régissant toutes les relations entre les êtres, elle rend celles-ci cérémonieuses. Que ce soit envers la princesse ou les très nombreux délégués du pouvoir – sorte de bonhommes à silhouettes de joker qui servent de guides, de gardes et de conseillers – le petit Nemo passe une bonne partie de son temps à faire des courbettes. Jamais les relations entre les personnages ne semblent aller au-delà des convenances, dans un territoire qui serait celui de l’authenticité, là où l’être est distinct du paraître. Le personnage de flip qui vient créer du désordre dans les rapports cérémonieux ne nous fait pas pour autant accéder à l’authenticité : son inconvenance ne sert qu’à rendre plus fragile donc plus important le règne des apparences. Le cavalier de l’aube, figure de l’anti-roi en quelque sorte, n’est pas plus authentique que les personnages de l’autre camp : il est la force qui peut annuler la force constructrice du rêve mais cette annulation est momentanée, elle ne débouche pas sur autre chose, jamais le soleil du cavalier de l’aube ne s’attarde, nous restons profondément dans ce monde nocturne qu’est Slumberland et qui est fondamentalement le monde des apparences.

Le roi de Slumberland est un soleil nocturne : plus on se rapproche de lui, plus on est ancré dans le rêve mais plus l’univers du quotidien devient spectaculaire. Les défilés, les fanfares que Nemo rencontre à de très nombreuses reprises ne sont que les prémices de Ia Fête royale, de ces grandes assemblées qui s’expriment dans la magnificence et la somptuosité des décors. Il y a incontestablement chez Mac Cay un goût prononcé pour la grande pompe, pour les grandes manifestations et les représentations ostentatoires. Voyons son utilisation des costumes : on se déguise beaucoup dans Little Nemo, mais cette permutation des masques n’amène aucun mouvement vertigineux des apparences comme dans Le songe d’une nuit d’été de Shakespeare ou comme chez Marivaux : cet échange de masques se fait toujours dans un cadre plus vaste où chaque masque garde sa place, un peu comme dans un bal masqué à la cour. Ainsi, si l’univers de Nemo est dans son essence un univers d’apparences, puisque tout est toujours représenté sous l’angle d’une scène, cet univers tend à s’ordonner autour d’une figure centrale : le roi. Chez McCay, les apparences ne sont pas libres, elles doivent obéir à un ordre, elles ne jouent pas entre elles, elles restent dans une immobilité de représentation, elles se convertissent en spectaculaire. Le spectaculaire est en effet ce qui concilie l’apparence et l’ordre : dans le monde de SIumberland , monde nocturne, ce n’est pas la lune qui est reine – ce qu’on aurait pu attendre d’une nuit sans ordre – mais un autre soleil, le roi qui, s’il s’oppose à celui de cavalier de l’aube, n’en est pas moins soleil.

Il est important de noter qu’une telle vision du monde valorise l’espace : le jeu baroque de valse des apparences correspond à une quête en perpétuel mouvement et ne peut donc s’exprimer que dans le flux temporel. C’est ce flux que rejette l’univers de McCay. Il lui faut donc convertir l’instabilité temporelle en stabilité spatiale. Et le désir d’ordre trouvera dans l’espace un parfait terrain d’entente.

Nous remarquons ainsi que l’espace, c’est-à-dire le support même de son expression puisque la bande-dessinée est bien avant tout un espace dessiné, est chez McCay plus qu’un simple moyen d’expression, il est une valeur décisive dans sa vision du monde. Son désir le plus profond est d’agencer des apparences (tout en en jouissant) et seul le dessin pouvait satisfaire un tel désir. Toutefois la bande-dessinée a ceci de particulier : bien que s’exprimant dans et par un espace, elle est aussi, et aussi fondamentalement, une écriture c’est-à-dire des éléments épars de signification qui prennent leur signification globale dans une continuité temporelle. Or cette deuxième dimension pourrait courir un risque dans Little Nemo : que l’illusion temporelle produite par la compartimentation de l’espace de la planche soit niée et cela par souci d’ordonner les apparences. A ma connaissance, McCay a toujours su éviter ce risque : quand tout semble ordonné, il introduit un comique de scène par exemple (entre Flip et le sauvage…) qui vient enrichir la dimension temporelle. Jamais une planche de McCay passe pour un tableau et seulement pour un tableau (à la différence de certains auteurs comme Druillet par exemple). Mais aussi l’excellente raison pour laquelle l’auteur a su éviter ce risque tient au fait que l’ordre, même s’il est souhaité, n’est pas toujours présent : c’est bien souvent la constatation d’un manque, d’une faille dans ce qui devrait être un ordre qui constitue la vision de McCay. Au désir d’ordre correspond la crise de l’ordre, crise redoutée et pour cela-même exprimée.

Nous avons déjà parlé de Flip et du cavalier de l’aube comme étant la force opposée au roi. Ils représentent assez bien les éléments perturbateurs qui donnent à la figure du désordre autant d’importance que son inverse. Si l’on conçoit avec Bachelard que l’imaginaire se traduit en termes de dynamique, l’imaginaire de McCay obéit à une dynamique dialectique : de la construction/perturbation. Perturbation et non destruction parce que l’ordre est et demeure roi. Il ne semble pas qu’il y ait une contestation contre l’ordre : le désordre proviendrait plutôt d’une sorte de défaillance. La pagaille causée par Flip ou par le sauvage n’est que superficielle, elle est moment de comique et relance l’intrigue. Plus troublant est le désordre ne résultant pas des manigances des personnages. Si la voiture de Flip avec ses pets et ses explosions (planches du 3 et 10 mai 1908), si son cigare-feu d’artifice (5 juillet 1908) restent des sources de comique, les excroissances du cor dans la planche du 8 avril 1906 sont plus inquiétantes : dans un cadre parfaitement ordonné (une fanfare qui défile) voilà un instrument qui se met à croître de façon démesurée sans que l’on puisse expliquer ni enrayer le phénomène. La crise de la figure d’ordre trouve là sa plus parfaite métaphore.

On a vu plus haut que le souci de l’ordre impliquait un travail de l’espace. La crise de l’ordre dans ses moments les plus graves va donc se répercuter sur l’espace : elle devient une crise de l’espace, la réalité que l’auteur nous donne à voir semble avoir perdu toute stabilité, l’angoisse envahit la planche. Cette crise de l’espace est représentée symboliquement dans l’intrigue par l’errance de Nemo, de Flip et du sauvage qui sont à la recherche du palais royal (image de l’ordre et de l’espace stable). C’est durant cette quête qui s’étend dans sa partie la plus intéressante de la planche du 8 septembre 1907 à celle du 8 mars 1908 que la crise s’exprime sous plusieurs formes, dont on trouvera des échos plus tard entre l’été 1908 et l’été 1909.

La première forme est d’abord le changement inattendu des repères spatiaux : Nemo fuyant des géants hostiles quitte une forêt immense, traverse des campagnes et arrivant dans une ville se retrouve en proportions des citadins, un géant. Ainsi les dimensions de l’espace deviennent relatives à l’endroit où l’on se trouve : dans la planche du 19 janvier 1908, cette relativité des repères est le propos essentiel de l’auteur : les trois personnages, nains dans un boudoir, deviennent la case suivante géants dans une bibliothèque. Dans une autre planche, celle du 16 mai 1909, les personnages descendent un escalier dont les marches se font de plus en plus hautes. Un vertige envahit alors le lecteur : accentué par le miroitement, le luxe des décors, ce vertige est provoqué par la perception d’un espace immense et inaccessible, et surtout par le fait que cet espace grandit, s’enfle, rendant la quête encore plus désespérante. Dans les planches du 10 et 17 novembre 1907, ce sont les colonnades qui ne cessent de repousser plus haut un plafond où les lustres, imposants quelques instants plus tôt, deviennent des petites lampes tremblotantes. Plus loin, c’est un décor qui parcouru à l’envers puis de côté, se met à basculer pour revenir à l’endroit, malmenant les personnages comme de vulgaires pions. Dans une planche plus tardive, celle du 27 septembre 1908, le décor ne cesse de changer d’une case à l’autre comme si les personnages étaient propulsés à chaque case sur une scène de théâtre différente. L’espace semble alors avoir sa vie propre où les personnages font figures de grain de grain de sable peu gênants, d’hurluberlus jamais à leur place puisque l’espace a l’initiative et même le monopole de l’action. Ainsi le personnage n’a plus de site : lorsqu’il n’est pas bousculé par les manigances du décor, il se retrouve en plein désert où il apprend que l’espace convoité est éphémère (en deux planches le palais se construit puis se déconstruit aussi vite). Maltraité par l’espace, le personnage peut craindre d’être rejeté par lui vers l’infini : la figure de l’escalier, véritable obsession, traduit parfaitement cet appel vers l’infini, cette aspiration vers le néant. Dans la planche du 18 avril 1909, Nemo descend sur la rampe d’un escalier, lequel se révèle de plus en plus sinueux, de plus en plus long. Et le petit Nemo seul glisse, glisse à n’en pas finir pour être projeté brutalement dans une nuit glaciale et étoilée.

Puisque le personnage n’a plus d’espace à lui, c’est son identité même qui est en cause. Commence alors cette longue destruction de son être — les miroirs déformants n’étaient qu’un signe avant-coureur : le corps se rabougrit très vite (planche du 17 novembre 1907) ou s’enfle démesurément (planche du 1er décembre). Pire : devenu glace, il se met à fondre et l’on ne voit plus que la tête de Nemo sur la chaise près du poêle (planche du 11 octobre 1908). Et comme l’être de ce personnage est le dessin, c’est le dessin même qui devient en crise : dans la planche du 8 novembre 1908, les personnages voulant voler des gâteaux voient ceux-ci disparaître. Le blanc s’installe progressivement dans la case et voilà les compères bien embêtés en équilibre sur le bord du cadre. Seul Nemo parvient à s’y maintenir mais le cadre lui-même se déforme et devient tas de ficelle qui emprisonne Nemo. Autre planche remarquable : celle du 2 mai 1909. Très progressivement, le dessin d’enfant va envahir la case déformant les êtres et le décor. Rien de plus simple que cette déformation du dessin, cette régression technique. Mais rien de plus angoissant aussi que ce processus de métamorphose puisque ce processus est vécu consciemment par le personnage principal : dès lors, cette métamorphose n’est pas un jeu gratuit sur la représentation, il signifie la fragilité de l’être, le danger d’une perversion profonde qui altérerait le monde et le personnage lui-même. Ce qui est remarquable dans une telle planche, c’est que le sens d’une crise de l’être s’exprime de façon unique : ce n’est pas Kafka raconté aux enfants, c’est la concrétion d’une interrogation profonde sur l’être dans une forme unique, ce qui fait de cette interrogation une interrogation unique, effective, c’est-à-dire apportant à la conscience humaine quelque chose de radicalement neuf. En quoi consiste cette unicité de l’expression ? A la conjonction de deux faits : la crise de l’être est d’abord signifiée par une crise des signes c’est-à-dire de la représentation figurative (le dessin est touché). Cette dimension ne suffirait car c’est là un phénomène vécu par une partie de la peinture du XXe siècle. Où l’expression devient nouvelle, c’est quand, en plus de ce dessin qui se met en cause, survient la dimension temporelle de l’expression, ce qui veut dire : la possibilité pour l’auteur de suivre dans son déroulement cette métamorphose. En quelque sorte, parce que la bande dessinée est à la fois dessin (et donc jeu avec et sur lui) et écriture (succession signifiante d’éléments signifiants) McCay a pu signifier figurativement la crise de l’être — tout comme l’a fait en peinture un Francis Bacon par exemple — et en même temps la signifier temporellement en décrivant un processus de métamorphose retrouvant l’instant d’une planche la démarche suivie par Kafka dans La Métamorphose. Ainsi l’on voit que McCay accède à un langage neuf lorsqu’il utilise pleinement à la fois la représentation figurative et la dimension temporelle. C’est cette rencontre, ce mariage entre une possibilité spatiale et une possibilité temporelle qui fait de la bande dessinée un langage neuf, une expression aux possibilités nouvelles, une expression vierge ouverte aux créations.

Certains pourraient m’objecter que l’on retrouve ce mariage dans le dessin animé, niant par là ce que je définis comme étant spécifique à la bande dessinée. Il faut donc que je précise davantage ce que je mets derrière mes termes : il faut voir que la dimension temporelle en bande dessinée n’est pas indépendante de la représentation spatiale, elle résulte de la compartimentation de l’espace de la planche. Le temps reste ainsi pris dans l’espace : il n’y a pas de moments passés ou futurs en bandes dessinée, à la grande différence du dessin animé, pour la simple et bonne raison qu’il n’y a pas de moments, il n’y a que des planches. Ceci a une grande conséquence sur la lecture : à la compartimentation correspond une lecture, c’est-à-dire un parcours dirigé d’un élément signifiant à l’autre et c’est ce parcours dirigé qui donne l’illusion du temps. Mais comme le temps reste pris dans l’espace, rien n’empêche l’œil du spectateur de se promener sur l’ensemble de la planche. En quelque sorte l’extraordinaire pouvoir de la bande dessinée est d’offrir simultanément dans un même coup d’œil une lecture synchronique et une lecture diachronique : on suit pas à pas l’auteur dans sa narration et dans le même temps on bénéficie d’un panorama sur tout son parcours. A la lecture de base qui est une lecture horizontale de la gauche vers la droite s’ajoute une multitude de lectures qui peuvent être vécues dans le même temps : lecture d’ensemble, lecture verticale, lecture diagonale, etc. Un tel pouvoir ne se retrouve ailleurs que dans le poème ; pour épuiser le sens d’un poème, il faut le parcourir dans tous les sens. Mais parce qu’il s’agit de mots et non d’images, ces lectures se présentent comme un long dévoilement du sens alors qu’en bande dessinée les lectures s’offrent plus immédiatement ensemble – ce qui ne veut pas dire que la planche n’est qu’éclat et ne recèle aucun trésor à découvrir. Les planches de Little Nemo ressemblent d’ailleurs à une succession de poème : la chute finale (le réveil de Nemo dans son lit) renforce le caractère clos de la planche, tout comme est clos un poème. Et chaque planche apporte et contient un sens nouveau, distinct de planche en planche, malgré la continuité de la narration. On pourrait concevoir l’équivalent poétique de Little Nemo comme un recueil de poèmes clos sur eux-mêmes mais qui raconterait par leur agencement une histoire, qui tisserait un fil secret et solide d’un poème à l’autre (c’est un peu la démarche de Scène dans La Délie ou de Baudelaire dans Les Fleurs du Mal).

McCay est donc l’un des premiers et peut-être même le seul à avoir vu que la spécificité de la bande dessinée résidait dans cette dialectique qui s’instaure lors de la lecture entre la compartimentation et l’effet d’ensemble.

Cette dialectique peut se présenter de plusieurs façons : cela peut être par exemple un décor qui s’étend sur plusieurs images, faisant surgir derrière la division en deux cases une seule et même image (les exemples ne manquent pas : décor de ville, escalier glacé, gâteau sur lequel on court, …). C’est une façon de se moquer de la compartimentation et en plus de l’humour, d’introduire un peu de trouble dans l’habitude de lecture, un souffle de fantaisie. Cette dialectique est parfois plus discrète mais tout aussi riche de sens et d’émotions : c’est par exemple un jeu de couleurs sur toute la planche. Jeu immobile : dans les planches du 5 et 12 janvier 1908, les mêmes couleurs répétées dans chaque case créent un effet d’ensemble qui contribue à rendre l’atmosphère de la situation décrite ; ou jeu mobile : dans les planches du 26 janvier et 1er mars 1908, les mêmes couleurs se retrouvent à des places différentes case après case. L’effet d’ensemble produit est alors plus mouvementé, plus musical aussi, introduisant un certain rythme (voir également la planche du 4 février 1906 où les évolutions de l’oncle trapéziste sont rythmées par des rappels de rouge et de jaune).

Ainsi Little Nemo est plus qu’un simple univers imaginaire, fascinant par ses personnages et ses décors. C’est aussi une façon nouvelle de dire « l’espace du dedans » (Henri Michaux) qui habite tout artiste. Création à part entière, l’œuvre de McCay est également une création de créations virtuelles : en mettant au jour un langage neuf, elle ouvre un champ immense de créations et d’expressions.

Pourtant ce gigantesque trésor qui s’offre sans réserve n’a pas eu d’héritier. Personne parmi les dessinateurs qui ont suivi n’a véritablement poursuivi la voie que McCay avait commencé à tracer. Certes, certains auteurs ont su surmonter la médiocrité qui colle à la bande dessinée comme une ombre à un corps. Mais aucun d’eux n’a retrouvé la découverte de McCay : ce jeu dialectique entre un espace et une diachronie.

Cette méconnaissance, puisqu’elle signifie corollairement pour bon nombre de dessinateurs une limitation très étroite de leur moyen d’expression, prendra fin lorsqu’un dessinateur osera dire, en parlant de ce qui se fait en bande dessinée depuis quatre-vingt ans

« A la fin tu es las
De ce monde ancien »

C’est alors que l’une des bandes dessinées les plus anciennes apparaîtra comme éminemment moderne.

Pourquoi il faut bailler durablement devant les néo-classiques et ostensiblement devant les modernes

* Balthazar Kaplan & Barthélémy Schwartz

Les héritiers d’Hergé oublient dans leur faillite exemplaire qu’on ne sépare pas une forme de son contenu, de sorte que ce qu’on appelle la LIGNE CLAIRE n’est pas dissociable de l’œuvre d’Hergé. L’en séparer comme cela se perpétue, c’est NIER l’originalité de cette œuvre et Ia réduire à la piètre découverte d’une nouvelle TECHNIQUE, tant il est vrai que ces héritiers ne font autre chose qu’appliquer cette ancienne technique, en quoi ils ne sont que des TACHERONS. De fait, pour les héritiers d’Hergé, la Ligne claire est LA technique miraculeuse et inespérée qui traduit tout en langage bande-dessinée, une sorte de nouveau dictionnaire de langue étrangère, le trésor de Rackham le rouge. Le problème qui se pose pour eux en bande-dessinée n’est plus qu’un choix à faire entre plusieurs SUJETS, tous mis en valeur de la même manière sotte.

Certains, plus royalistes que le roi, à cet académisme de !a forme ajouteront un académisme du contenu. Nous aurons alors une énième fois racontée, toujours plus mal, une même histoire que nous connaissons évidemment déjà ; ceux-ci seront Ies Floc’h du nouvel Académisme. D’autres opposeront à ce cet académisme de la forme qu’ils respectent, la pseudo nouveauté d’un sujet neuf, ce cocktail étrange et curieux passera pour le dernier ouvrage moderne en vitrine. Cette esbroufe ÉTONNERA, révélant ainsi en négatif la profondeur de la misère de la bande-dessinée d’aujourd’hui : ce seront les Ted Benoit de l’art moderne. D’autres encore ingénieusement tenteront une troisième voie : ils réactualiseront le graphisme d’Hergé le saupoudrant de trois paillettes d’or de l’esthétique du moment pour mettre en forme un contenu académique : ces derniers seront les Serge Clerc et les Yves Chaland de la bande-dessinée d’aujourd’hui.

Ainsi les héritiers d’Hergé sont tout ce qu’il n’était pas : grotesques, ridicules, prétentieux, véritables Trissotins de la bande-dessinée pour les uns, pauvres Malevitch de l’art moderne pour les autres ; de sorte que c’est vraiment par habitude et manque d’audace qu’on les fait encore servir la bande dessinée.

Cette extraordinaire esbroufe qu’est la LIGNE CLAIRE passera aux yeux de l’Histoire OU pour la plus grande supercherie de la bande-dessinée OU pour le plus grand pillage collectif jamais tenté dans ce domaine envers un auteur contemporain en ce quoi aucun de ces gens ne fait tort à Lichtenberg quand il écrit : « Le seul défaut des œuvres de réelles valeurs, c’est qu’elles suscitent ordinairement beaucoup d’autres mauvaises ou simplement médiocres ».

Et depuis nous vivons les aventures de Tintin et les faussaires.

Avis d’essais d’avides essais

Les spécialistes de l’information ne parlent que de ce qui est connu et le consommateur d’informations ne connait que ce dont on parle, cette vérité marchande a calmement été illustré avec brio lors de L’AFFAIRE BALTHAZAR KAPLAN et le silence qui l’a entouré. De ce point de vue, cet attentat PHILACTERRORISTE aura été une réussite.

Nous avons envoyé en février 1985 une brochure, intitulée « Misère de la bande dessinée, quelques thèses simples en faveur d’un débat moderne : faire de la bande dessinée un véritable art moderne ou L’AFFAIRE BALTHAZAR KAPLAN », aux principaux spécialistes de l’information : Libération, le Matin, l’événement du jeudi, à Suivre, Circus, Pilote, Charlie mensuel, Métal Hurlant, Chic magazine. Cette brochure leur a été exclusivement envoyé de sorte qu’elle fut partout ailleurs introuvable : naturellement pas un de ces dix médias n’a consacré une ligne à cette brochure de 22 pages, TOUT FUT COMME SI RIEN N’AVAIT ÉTÉ.

La raison de ce silence est simple : pour ces ENTREPRISES spécialisées dans la vente de l’information, une brochure comme celle-ci, non diffusée dans le public, ne pouvait devenir autre chose qu’une médiocre marchandise (car à quoi bon parler de ce qui n’est connu de personne ?), tout au plus il se serait s’agit d’une offre sans demande. Le marché de l’information ne DEMANDANT pas la brochure « Misère de la bande dessinée », il était inutile de la lui OFFRIR.

Mieux aurait valu pour ces spécialistes du commentaire dire AU MOINS une ligne, même mauvaise ou définitive sur cette brochure. Par ce silence éloquent, les fiers-à-bras de la critique ont voulu montrer à ses auteurs que l’ouvrage en question ne valait PAS UN CLOU, nous allons leur montrer que les idées de cette brochure était simplement HORS-SAISON et qu’ils auraient été les premiers à en rajouter dans l’inflation de commentaires si elles avaient été DE SAISON : qu’on nous fasse confiance, elles le deviendront assurément.

Les critiques vont avoir l’occasion de se distinguer : en effet, nous envisageons de poursuivre, c’est-à-dire de faire PIRE, en diffusant de la même manière confidentielle notre revue DORÉNAVANT et sa feuille annexe DÉSORMAIS l’inaugurale.

Diffusé dans « Désormais l’inaugurale » n°1, janvier 1986, repris dans Dorénavant n°1, mars 1986

Dossier de & en décembre 2015