#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Vous avez tous et toutes entendu parler de la loi de l’offre et de la demande, qui, en gros, stipule que le prix d’un produit va s’établir en fonction de sa rareté et de sa désirabilité. pas rare + pas désirable = pas cher du tout, très rare + très désirable = très très cher. Ce qui est amusant, avec cette loi de l’offre et de la demande, c’est que c’est avant toute chose une théorie de l’offre et de la demande, qui ne fonctionne que dans le cadre d’hypothèses extrêmement strictes et rarement rencontrées dans la réalité. En gros, marché où chacun des acteurs a accès à l’ensemble des informations disponibles, pas de coût d’entrée ou de sortie pour les producteurs, tous les prix sont négociés et aucun acteur ne fixe a priori de prix. Vraiment très théorique, donc.
En fait, le seul marché où ce genre de fonctionnement peut s’appliquer, ce serait (peut-être) celui des actions, où effectivement le cours d’une action donnée est fixé afin de maximiser le nombre de transactions… sachant que les vendeurs indiquent un prix minimum auquel ils acceptent de vendre, et les acheteurs indiquent un prix maximum auquel ils acceptent d’acheter. Bref, pas loin des hypothèses que requiert cette fameuse loi, sans tout à fait y être (n’étant pas économiste, je me trompe peut-être, mais je vois déjà pas mal de problèmes sur la question de l’accès égal à une information totale, pour n’évoquer que ce point).

Dans la réalité de nos achats quotidiens, les choses sont sensiblement différentes : les prix sont fixés par les commerçants, il n’y a généralement pas de négociation possible, la seule option, c’est d’accepter ou de refuser d’acheter. C’est là qu’entre en jeu la fameuse élasticité de la demande par rapport au prix (que j’ai souvent croisée comme « élasticité des prix », mais c’est peut-être un abus de langage ou un raccourci un peu trop rapide). D’un point de vue mathématique, l’élasticité de la demande par rapport au prix, c’est le rapport entre la variation de la demande (ou des ventes) et la variation du prix de vente. D’un point de vue pratique, c’est ce qui se cache derrière les affirmations du genre « oui mais si vous le vendiez à 10€ au lieu de 15€, vous en vendriez des milliers d’exemplaires en plus. » cette idée qu’une baisse de prix entraîne une augmentation des ventes, et inversement.
Illustration de la chose : en janvier 2018, une promotion record (-70 %) sur le Nutella dans plusieurs Intermarchés avait déclenché des émeutes. Côté bande dessinée, on observe des dynamiques similaires (foire d’empoigne en moins) autour des collections à petit prix qui sont devenues un élément récurrent du marché ces dernières années, et qu’on a vu apparaître au sein des Tops 50 annuels… ce qui est toujours l’occasion de remettre de l’eau au moulin de ceux qui se plaignent que « la bande dessinée est devenue trop chère », regrettant un âge doré où la bande dessinée était un médium « vraiment populaire ». Or, je sais que je me répète, nous avons beaucoup de mal à juger de l’impact de l’inflation, continuant de nous accrocher à des échelles de valeur obsolètes et déconnectées de l’évolution globale du coût de la vie. Ainsi, quand on considère l’évolution du prix d’un album de Tintin au travers des âges, on observe qu’il reste, peu ou prou, toujours inscrit autour d’un même niveau une fois que l’on a pris en compte l’inflation. Et c’est le cas pour d’autres titres également.

Fin de la parenthèse, revenons à nos petits prix… ou pas. Parce qu’entretemps, voilà que débarque l’année 2022, avec ses deux meilleures ventes, à savoir Le Monde Sans Fin (28€) et L’Arabe du Futur t6 (24,90€). Damned. Pour référence, sur le segment des « BD DE GENRES », le prix moyen sur 2021-2022 est de l’ordre de 17,60€. On est donc sur un positionnement de prix élevé pour Le Monde Sans Fin, avec pagination en conséquence (196 pages couleurs). Et pourtant, si l’on considère l’ensemble des ventes du Monde Sans Fin en France à fin 2022, on n’est pas loin d’un français sur 100 qui l’aurait acheté — ce qui est proprement énorme. Mais aurait-il pu vendre plus s’il avait été moins cher ?

Pour avoir quelques éléments de réflexion, je me tourne (une fois de plus) vers l’étude 2020 CNL/Ipsos, « Les français et la BD », et en particulier la question des leviers d’incitation à la lecture de bande dessinée.

Côté lecteurs adultes, l’écart que l’on constate entre lecteurs et non lecteurs de bande dessinée est évocateur : le temps (47 %) et l’argent (32 %) sont des facteurs beaucoup plus importants pour les premiers que pour les seconds (resp. 24 % et 13 %). A l’inverse, si l’on retrouve le manque de temps au sein des raisons de l’abandon ou de la diminution de lecture de bande dessinée, c’est plus l’intérêt pour d’autres activités qui prime, la question du prix étant très secondaire. Au passage, ce constat n’est pas nouveau, puisqu’on le retrouve également dans les conclusions de l’étude « La lecture de bande dessinée en France » (BPI/TMO Régions, 2011).

Pour résumer : quand on est lecteur.rice, on aimerait avoir plus de temps et d’argent pour lire plus. quand on n’est pas lecteur ou qu’on ne l’est plus, c’est par manque d’intérêt ou parce que l’on privilégie une autre activité (ce qui revient au même). En fait, l’affirmation « les bandes dessinées sont trop chères » est incomplète — il s’agit en réalité d’exprimer que « telle bande dessinée est trop chère pour ce que c’est« . On retombe sur cette notion centrale de valeur perçue.
Lorsque j’avais abordé la question des grilles de prix l’année dernière, j’avais souligné combien les éditeurs de manga faisaient attention à rester en-deçà d’un seuil psychologique, malgré l’inflation. Ce que cette idée suggère, c’est que la fameuse élasticité des prix (oui, j’y reviens enfin) n’est pas une fonction linéaire, mais plutôt un système de paliers successifs. Ce qui rend les choses beaucoup plus compliquées pour les éditeurs. Parce que la collection à (tout) petit prix, c’est l’option facile : on est si bas (à peine quelques euros) que l’on est forcément en-dessous de tous les paliers de blocages pour les acheteurs éventuels, et donc on maximise ses ventes. Mais cela ne marche que pour des titres déjà largement amortis par ailleurs (rentabilité au top) et avec des propositions qui s’adressent au plus grand nombre (mainstream avant tout), le tout étant aidé par le caractère exceptionnel de ces opérations.
Pour revenir au Monde Sans Fin, aurait-il pu vendre plus s’il avait été moins cher ? … sachant que la vraie question est : « aurait-il pu vendre plus au point de compenser le manque à gagner de l’éditeur que représente le prix réduit ? », ce qui est autrement plus complexe. On se rappellera que la trilogie Millenium de Stieg Larsson était sortie très tardivement au format poche, profitant de ce que la version en grand format s’était vendue à des chiffres records pendant plusieurs années après sa sortie.

Il y a eu quelques tentatives de collections en format réduit ces derniers mois, et vu que ce fil part déjà un peu dans tous les sens, je vous propose de m’y intéresser la semaine prochaine, et de voir ce qu’on peut en tirer.

Dossier de en février 2023