#TourDeMarché (3e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur les rézosociaux)

C’est vendredi, autant dire #TourDeMarché, et après avoir abordé les superstars la semaine dernière, il me semblait intéressant d’évoquer la question de l’équilibre (financier mais pas que) du côté de nos chers éditeurs. C’est parti ! Soyez prévenu.es, ce sera un peu différent de ce que je fais ici d’habitude, puisqu’il n’y aura pas de chiffres, mais plutôt un ensemble de réflexions tout aussi fondamentales à mon sens.
En 2020, Vincent Montagne expliquait : « Pour schématiser sur dix titres, vous en avez un dont l’auteur va très bien gagner sa vie, deux ou trois qui arrivent à équilibrer et cinq ou six avec lesquels l’éditeur perd de l’argent. » Passons sur le petit jeu rhétorique qui oppose « auteur qui gagne très bien sa vie » et « éditeur qui perd de l’argent », venant de celui qui est président du SNE, mais également président de Média Participations (quatrième groupe français d’édition, 700m€ de chiffre d’affaires). Cette description du fonctionnement d’une maison d’édition, où quelques succès viennent compenser les investissements dans des projets moins porteurs, est bien connue. Vingt ans plus tôt, André Schiffrin évoquait une situation du même ordre ou presque : « Jusque dans les années 1980 le patron de Doubleday, l’une des plus grandes maisons américaines, considérait qu’il perdait de l’argent sur 90 % des livres qu’il publiait et que les quelques best sellers payaient pour les autres. » (L’édition sans éditeurs, p.24)

L’année dernière en février, face à un contexte éditorial jugé délétère, les éditions Rackham annonçaient prendre une année sabbatique dans un long billet (intitulé « Un bol d’air frais »). et l’on y retrouvait une approche comparable : « Plus modestement, nous nous sommes toujours tenus à la bonne vieille péréquation : les ventes des livres à plus large audience soutenant financièrement les livres plus exigeants, plus fragiles. L’effort principal, d’un point de vue économique, étant celui de maintenir cet équilibre, tout en ayant dès le départ bien en tête que chaque livre a son public à lui, plus ou moins large, et que cela ne constituait jamais une raison qui en pouvait conditionner l’existence. » Et de conclure : « La pertinence et la justesse d’un livre sont toujours passées avant et au-dessus de tout. »[1]
Ce qui ressort ici, c’est une sorte de pragmatisme : maintenir au mieux cet équilibre (financier), pour permettre l’existence dans la durée d’un projet (éditorial), sans pour autant venir trahir celui-ci. Même son de cloche du côté de JC Menu lors d’un entretien en 2009, alors qu’il était encore à la tête de l’Association : « C’est pour ça aussi que les collections normales doivent continuer. Des choses qui sont a priori rationnelles, rentables. […] Les deux axes sont très importants, complémentaires, et c’est une circulation entre quelque chose de rare, et quelque chose de très accessible. »

La poursuite de cet équilibre entre succès établis et ouvrages au public plus restreint reposait souvent sur une sorte de « contrat moral » entre auteur et éditeur qui s’inscrivait dans la durée. Comme le rappelait André Schiffrin : « Il était acquis qu’un éditeur maintenait disponibles tous les livres de ses auteurs et qu’en contrepartie les auteurs lui proposaient en priorité tout nouveau manuscrit. » (ibid, p.24) Aux 25e Rendez-vous de la BD d’Amiens en 2021, Frédéric Lavabre, directeur des éditions Sarbacane, expliquait : « Quand Catherine Meurisse part chez Dargaud, Sarbacane perd l’argent qui permet, par exemple, d’aller chercher un nouvel auteur. Cela tourne au casse-tête. »
A l’opposé, on voit bien comment une structure comme Albert-René a résolu d’une autre manière cette délicate équation, en ne se focalisant que sur un unique best-seller — une stratégie qui bénéficie bien peu à la création. Dans un article de 2017 intitulé « Les albums de bande dessinée en majorité pas rentables » (où l’on sent la surprise du journaliste face à cette découverte), François Pernot, directeur général de Média Participations, exposait sa vision des choses : « Chez nous, nous avons 20 % de notre production qui fait vivre — je parle en termes de nouveautés — l’ensemble des maisons. Et sur ces 20 %, il y en a un tout petit pourcentage qui va devenir une source de revenus pérenne et en constituant des best-sellers. »
On le voit, c’est la manière dont chaque éditeur gère cet équilibre (entre radicalité éditoriale et efficacité commerciale) qui détermine véritablement son positionnement — alternatif ou industriel, éditeur ou publieur.

Notes

  1. Le billet n’est plus disponible en ligne sur le site, mais The WayBack Machine prouve, une fois de plus, combien c’est un outil essentiel de notre vie numérique.
Dossier de en octobre 2023