Exhumations en Série

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De tous les éditeurs de bande dessinée, Dupuis est sans doute celui qui mène la politique la plus volontariste en matière de patrimoine. Impossible d’entrer dans une librairie sans voir des intégrales de Spirou et Fantasio, de Gil Jourdan, de Lucky Luke, de Johan et Pirlouit… Simple réédition passéiste de valeurs sûres, ou travail éditorial de fond ? A l’examiner de plus près, ce programme semble se décliner en plusieurs volets différents.
Premier volet : les rééditions dont on se passerait, et qui ne semblent qu’accroître le mal de dos des libraires. L’urgence d’une réédition des Petits Hommes ou de Yoko Tsuno, personnellement, ne m’apparaît pas totalement. Mais il faut croire que ces séries touchent encore un public important : les intégrales constituent un moyen commode de redonner en librairie un coup de fouet à un fonds qui ronronne et qu’un éditeur peut revitaliser à moindres frais.
Deuxième volet : les rééditions attendues de grands classiques. Il se trouve que Dupuis fait preuve d’un soin particulier dans ces rééditions, très classieuses. Gil Jourdan fut ainsi acclamé par la critique, pour la sagesse de ses regroupements (un simple classement chronologique, plus raisonnable que d’hasardeux regroupements thématiques) et la beauté de sa couverture. Celui qui pousse le plus loin cette démarche, c’est sans doute l’intégrale Jerry Spring (deux volumes parus pour l’instant), avec un papier des plus agréables mettant en valeur le noir et blanc voluptueux de Jijé.

Enfin, viennent les objets éditoriaux qu’on n’attendait pas, des sortes d’objets éditoriaux non identifiés, réédition d’inédits ou de séries maltraitées par la postérité. Dans cette catégorie, on trouve des livres très variés, qui vont du très attendu fac-similé de Spirou et l’Aventure à la compilation de chroniques de Starter, parues dans Spirou dans les années 1960.[1] Jidéhem est un dessinateur intéressant, mais les voitures et moi… Nettement plus intéressant à mon avis est le livre proposant les premiers mini-récits de Bobo.

Bobo : la strate enfouie du patrimoine Dupuis
Bobo, éternel taulard qui tente inlassablement de s’évader du pénitencier d’Inzepocket, n’a en effet rien d’un «classique» indiscutable de la bande dessinée. Longtemps cantonné aux mini-récits de Spirou, il a d’abord été publié dans l’éphémère collection «Gag de poche». Passé avec un succès très relatif au 48CC à la fin des années 1970, Bobo s’accomode plutôt de l’univers des mini-récits. Initiés en 1959 par Yvan Delporte, ces mini-récits, qui ne contenaient pas que de la bande dessinée, constituaient un laboratoire unique, permettant de lancer des auteurs, de tester des séries qui, parfois, rencontrèrent un succès important, comme Bobo ou… Boule et Bill et Les Schtroumpfs. Laboratoire donc, mais qui impose des récits très brefs, autonomes, qui dans le cas du gag se prêtent particulièrement mal au passage en album.
Pourtant, ce recueil de Bobo se révèle un objet éditorial des plus intéressants. D’abord, donc, parce qu’il exhume une partie du fonds des mini-récits, pan du patrimoine largement indisponible, à moins d’avoir accès à des collections du journal. Rarement republiés, ces mini-récits sont passionnants dans ce qu’ils racontent de la genèse de séries, de l’apprentissage des auteurs, de l’animation semaine après semaine d’un journal de bande dessinée.
Les récits de Bobo permettent également de se replonger dans une période de l’histoire de la bande dessinée où l’invraisemblance des scénarios le dispute à la fantaisie la plus débridée ; le premier récit, Bobo s’évade dans lequel Bobo rebondit interminablement au fil des cases en est un exemple extrême : ce qui ne posait sans doute aucun problème dans les années 1960 s’avère aujourd’hui un peu plus difficile à accepter : l’horizon d’attente a décidément bien changé et, de ce point de vue, Bobo appartient clairement à l’univers de la bande dessinée de presse, contrainte par sa périodicité à des péripéties échevelées. Les scénarios, parfois conçus à la va-vite, montrent une certaine tendance à fonctionner sur le mode marabout-bout-de-ficelle. Le dessin est à l’avenant, d’ailleurs : les décors sont réduits à leur plus simple expression, et l’exactitude anatomique ne semble pas être le souci premier des auteurs.

Un bel hommage à Rosy
Et puis, de l’aveu même de Martin Zeller, éditeur en charge du patrimoine chez Dupuis, rééditer Bobo tient aussi à la volonté de rendre hommage à Maurice Rosy, dont l’importance du rôle chez Spirou est inversement proportionnelle à sa notoriété actuelle, ou presque.
Maurice Rosy partage en effet avec la plupart des directeurs artistiques et rédacteurs en chefs des journaux de bande dessinée un quasi-anonymat : mal connus du grand public sauf lorsqu’ils s’appellent Greg, leur rôle est pourtant crucial dans le recrutement des auteurs, dans le maintien de la tension permanente entre ligne éditoriale et souci du renouvellement.
Côté Dupuis, le rôle d’Yvan Delporte, rédacteur en chef de Spirou de 1956 à 1968, est à présent assez bien connu, grâce notamment au livre de Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault, Yvan Delporte, Réacteur en chef.
Placé aux commandes au même moment, le rôle de Maurice Rosy est beaucoup plus obscur. On se souvient de lui essentiellement pour Bobo, éventuellement pour ses collaborations avec Franquin (sur Le Dictateur et le Champignon et Les Pirates du Silence), ou avec Will, sur un Tif et Tondu qui commence alors à devenir intéressant, à travers l’inquiétant Monsieur Choc, qu’il crée. On oublie généralement la série Attila, qu’il crée avec Derib, mais surtout son rôle clé au sein de la rédaction : «on ne rencontre pas le rédacteur en chef, ou a fortiori Charles Dupuis, sans franchir les fourches caudines de Maurice Rosy», écrit Martin Zeller dans la préface qu’il consacre à notre Bobo. Donneur d’idées, illustrateur, oeil graphique de l’éditeur, Maurice Rosy joue au sein de la maison carolorégienne un rôle déterminant.

C’est ce rôle qu’exhument les éditions Dupuis, non seulement dans la réédition en intégrale d’Attila, précédée d’une préface solide, mais surtout à travers cet objet éditorial étonnant que constitue ce Bobo. Le livre propose une reproduction au format 1 des planches originales des premiers mini-récits, redécouvertes à l’occasion d’une visite chez Rosy de José-Louis Bocquet et Martin Zeller. Étrange expérience donc de relire ces récits en noir et blanc, dans des dimensions qui magnifient un dessin qui ne s’y prête qu’à moitié. Et pourtant, la magie opère, magie de redécouvrir un trésor enfoui, surtout magie d’un objet patrimonial qui se rapproche quasiment de ce que, dans d’autres secteurs de l’édition, on qualifierait d’ «édition scientifique» : publication des documents originaux, y compris des calques de mises en couleurs, appareil critique…

Vers une édition scientifique du patrimoine ?
De ce point de vue, la démarche est donc semblable à celle de Jerry Spring, republié en noir et blanc, reprenant ainsi le choix opéré pour la collection Jerry Spring à partir de 1974.[2] Choix radical de la part de Dupuis de supprimer la couleur, et pourtant choix des plus judicieux. Chez Jijé, la couleur n’est pas un élément essentiel de son travail créatif, et les mises en couleur ont beaucoup varié d’un album à l’autre. Et le noir et blanc met tellement en valeur la splendeur du trait de Jijé que la pertinence de ce choix pourtant radical s’impose comme une évidence, très vite. Ces intégrales proposent en prime, la reproduction des 1er et 4e plats, de la page de titre, des bandeaux dessinés par Franquin annonçant en couverture de Spirou l’épisode de la semaine. Sans oublier le plus classique mais passionnant dossier critique, sous forme de préface abondamment illustrée.
Deux rééditions en noir et blanc donc, qui pourtant se situent à des années-lumière l’une de l’autre. Jerry Spring, matrice de Blueberry, bénéficie d’une reconnaissance critique que Bobo n’effleure pas et, si les scénarios de Jijé sentent parfois le bricolage,[3] la qualité du trait fait bientôt oublier les légèretés scénaristiques.
Des objets très différents, mais réunis par un même travail éditorial de qualité, signé du maquettiste Philippe «Dugenou» Ghielmetti, déjà auteur chez Dupuis des maquettes de l’intégrale Gil Jourdan. On est alors très loin du cache-misère de fausses nouveautés que sont, trop souvent, les intégrales : dossiers critiques et maquettes proposent des objets radicalement neufs, qui permettent d’explorer avec intelligence des pans mal connus, voire profondément enfouis, du patrimoine Dupuis, et d’en faire émerger les classiques de la maison.
Il n’est pas absolument certain que, dans un marché engorgé par la surproduction, produire des intégrales-prétextes procède d’une démarche vertueuse ; mais l’exhumation soignée de morceaux oubliés du patrimoine a indéniablement pour vertu de participer à l’élaboration d’une mémoire de la bande dessinée. Il est réjouissant de voir des éditeurs s’engager dans cette voie. Reste à espérer que d’autres lui emboîtent le pas car, pour l’instant, il est par exemple désolant de voir des éditeurs tels que Le Lombard exploiter aussi mal leur catalogue…

Notes

  1. Soixante voitures des années soixante, Dupuis, 2010
  2. Pour plus de précisions, on ira consulter les deux articles aussi érudits que pinailleurs de BDZoom, «« Jerry Spring » dans Spirou et en albums» et «« Jerry Spring » : Intros ou pas assez ?».
  3. De ce point de vue, la publication dans le deuxième volume de deux pages du tapuscrit de Goscinny pour L’or du vieux Lender et des planches de Jijé, à deux états différents (planche originale, et page dans Spirou) s’avère particulièrement passionnante pour l’étude du processus de création.
Site officiel de Dupuis
Dossier de en novembre 2010