#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Pour le #TourDeMarché de cette semaine, on va se pencher sur la question de la place des femmes dans la bande dessinée, et en particulier des lectrices (mais pas que). L’annonce du trio de tête pour le Grand Prix du Festival d’Angoulême en mars dernier a révélé les tensions qui existent toujours au sein du petit monde de la bande dessinée, Didier Pasamonik évoquant sur ActuaBD « une féminisation à marche forcée » (pour rappel, j’avais fait à l’époque sur Twitter un thread pour montrer en quoi cet avis était pour le moins discutable, c’est ici). Son de cloche totalement différent dans l’une des rencontres « La BD dans la cité » organisées par la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême en partenariat avec le Point. Jje cite : « Lisa Mandel dévoile ainsi que la bande dessinée s’est largement féminisée ces dernières années – «80 % des étudiants en école de BD étant désormais des étudiantes», ce qui correspond à une certaine logique, le lectorat étant majoritairement féminin. » Et de continuer : « Anne-Cécile Mailfert, quant à elle, souligne que les lectrices, si elles peuvent toujours profiter de Tintin ou d’Astérix, ont aujourd’hui accès à des titres et des héroïnes susceptibles d’élargir leur imaginaire. »

Mettons les pieds dans le plat : tout comme la jolie image de la bande dessinée « pour tous les jeunes de 7 à 77 ans », la « féminisation du lectorat BD » qu’on nous annonce depuis plusieurs années est un mythe. Etudes à l’appui, c’est parti.
Si vous me lisez ici depuis un petit moment, vous connaissez la plupart des sources sur lesquelles je vais m’appuyer, en commençant par l’enquête décennale sur les Pratiques Culturelles du Ministère de la Culture. Les données sont réduites, mais présentent l’avantage de couvrir une longue période avec une méthodologie stable, et donc de considérer l’évolution du lectorat sur trente ans (1988-2018). Dont acte.

On retrouve la désaffection de la lecture de bande dessinée qu’on observe au global, mais qui se montre plus marquée pour les femmes entre 2008 et 2018. En partant du fait qu’il y a 107 femmes pour 100 hommes dans la population française, on est en effet stable sur 1988-2008 (46 %, 43 % et 45 % de lectrices pour les trois vagues de l’enquête) pour tomber à 39 % en 2018. La structure de ce lectorat féminin est par ailleurs inchangée en 30 ans : 50 % des lectrices ont lu entre 1 et 4 bandes dessinées au cours des 12 derniers mois, 37 % en ont lu entre 4 et 19 et 12 % en ont lu plus de 20.
Ce que nous dit l’enquête sur les Pratiques Culturelles, c’est donc : pas de féminisation du lectorat (recul au contraire entre 2008 et 2018), et pas de modification des pratiques des lectrices malgré le développement d’une offre qui leur serait destinée en premier lieu.

On a une autre source d’information sur le sujet, à savoir les études régulières commandées par le CNL sur « Les français et la lecture » et autres variations autour du thème (enfants et jeunes adultes), toutes conduites par Ipsos (donc avec une méthodologie comparable). Attention, à l’exception de l’étude sur « Les français et la BD » en 2020, sur laquelle je vais revenir, la bande dessinée n’est abordée qu’en passant dans ces études, qui portent avant tout sur le livre dans son ensemble. Voici donc les différents taux de lectrices comparés, entre études CNL, Pratiques Culturelles (PCV) et l’étude 2011 de la BPI/TMO Régions qui portait sur le lectorat de la bande dessinée en France. Globalement, on est raccord : pas de féminisation en vue.

L’étude 2020 sur « les français et la BD » du CNL fait (une fois de plus) le constat d’un lectorat majoritairement masculin, quel que soit la tranche d’âge considérée. Ce qui se retrouve également pour la plupart des genres, à l’exception du roman graphique, qui a un lectorat majoritairement féminin.

Le calcul du « taux de lectrices » à partir de ces données confirme cette position particulière du roman graphique, et met à mal l’image d’un manga qui serait plus prisé par les lectrices que, par exemple, les albums traditionnels.

Au passage, le décrochage des lectrices de bande dessinée à l’adolescence est un phénomène bien connu, qui apparaît dans la plupart des études sur le lectorat de la bande dessinée que j’ai pu consulter. Et visiblement, il est toujours présent.

Dernier point, qui pourrait expliquer pourquoi Lisa Mandel affirme que les lectrices sont majoritaires, alors qu’on vient de voir que ce n’est absolument pas le cas : on lui a menti — enfin, pas tout à fait, mais presque. En fait, c’est la faute à certains médias, et notamment Le Monde, qui annonçait en 2017 « La bande dessinée, un loisir très féminin » — le sous-titre précisait cependant : « Selon une étude du Syndicat national de l’édition et de l’institut GfK, les acheteurs de BD sont majoritairement des femmes. » L’étude en question s’intitule « La Bande dessinée, une pratique culturelle de premier plan : qui en lit, qui en achète ? », et vous pouvez la lire ici. A l’époque, je m’étais fendu d’une humeur sur du9 pour souligner l’aspect fallacieux de cette présentation d’un « loisir très féminin », alors que le texte de l’article était plus nuancé. Pour faire vite, l’étude notait qu’une femme qui achète de la bande dessinée en librairie le fait dans 70 % des cas pour quelqu’un d’autre ; à l’inverse, un homme qui achète de la bande dessinée en librairie le fait dans 65 % des cas pour lui-même. Le Monde aurait donc dû titrer : « L’achat de bande dessinée, un loisir très féminin (la lecture, moins) ».
L’article du Monde incluait par ailleurs une citation de Moïse Kissous (boss de Steinkis) qui avait supervisé l’étude en question pour le compte du SNE… déclaration qui (à mon sens) évoque plus une vision aspirationnelle qu’une réalité factuelle. Moïse Kissous y affirmait ainsi : « L’augmentation de ce lectorat féminin s’inscrit dans une évolution plus large qui voit également le nombre d’auteures progresser, ainsi que la quantité d’offres éditoriales de qualité. » … sauf que l’étude en question était la première du genre, et qu’à aucun moment elle n’aborde la question de l’évolution du lectorat. Impossible donc de savoir sur cette base s’il y a plus ou moins de femmes qu’auparavant, sans point de référence antérieur. On y observe bien « une génération 18-25 ans davantage féminisée sur l’univers de la BD », mais cela n’est en aucun cas un indicateur de changement du lectorat, mais simplement la conséquence de l’évolution habituelle de celui-ci dans le temps. On l’a vu plus haut, les lectrices sont plus enclines à décrocher alors que l’on avance en âge, il est donc naturel qu’elles soient plus présentes au sein de la tranche d’âge la plus basse considérée par l’étude. CQFD.
L’étude du SNE/GfK a eu une suite, en 2019 (disponible ici), avec un focus très manga, et pas d’indication d’évolution concernant les acheteuses ou les lectrices. (J’en profite pour souligner la difficulté de comparer ce genre d’études, du fait que l’on ne retrouve pas les mêmes données d’une édition à l’autre, ni même les mêmes périmètres considérés. Cela en limite fortement la portée, et c’est dommage)

Concernant l’offre éditoriale, difficile de juger, en l’absence de suivi statistique quelconque. Dans ses rapports annuels pour l’ACBD, Gilles Ratier constatait une augmentation du nombre d’autrices, culminant à 12,8 % des auteurs en 2016, dernier décompte en date. Côté production, mon propre décompte (non exhaustif) basé sur les ouvrages qui me sont envoyés dans le cadre du Comité de Sélection du FIBD, montre une légère augmentation, passant de 20 % d’ouvrages étant le fait d’autrices sur 2018-2019 à 28 % en 2021. Ce constat n’est pas incompatible avec l’affirmation de Lisa Mandel, selon laquelle « 80 % des étudiants en école de BD étant désormais des étudiantes », mais il serait intéressant de voir combien d’entre elles finiront effectivement par être publiées… et accessoirement, d’explorer les raisons (structurelles ou autres) qui déterminent qui sera publié, qui ne le sera pas, et pourquoi. (J’en profite pour rappeler l’existence du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme depuis 2015. la lecture des témoignages qui y sont regroupés est glaçante, mais essentielle)
Il est regrettable que persiste cette forme de résistance aux femmes, tant du côté éditorial que du lectorat, car cela nous prive d’une partie des regards qui pourraient se poser sur la bande dessinée, et qui en constituent toute la richesse.

Dossier de en mai 2022