#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Antépénultième #TourDeMarché avant la trêve estivale (histoire de bien se ressourcer pour la rentrée), et cette semaine on va s’intéresser à la question des formats éditoriaux. Dans les annexes (techniques) du « Panorama de la bande dessinée en France 2010-2020 » que j’ai réalisé pour le CNL, je m’étais attardé sur la manière dont GfK, le panéliste incontournable des chiffres du marché du livre, segmentait l’offre en bande dessinée. Pour résumer : cette segmentation est construite sur un mélange de considérations d’origine géographique (MANGAS, COMICS), de lectorat ciblé (BD JEUNESSE) et de thématiques (BD DE GENRES). Bref, méthodologiquement parlant, a priori c’est pas top.
L’objectif d’une segmentation, c’est pouvoir répartir le marché en segments distincts, afin d’analyser leurs caractéristiques et/ou performances respectives. Et idéalement, cette répartition doit se faire sur la base de critères objectifs et non-ambigus… et ce, pour être sûr que l’affectation d’un produit à un segment soit systématique, et pas fluctuante en fonction de l’interprétation du moment. C’est aussi ce qui garantit une forme de pérennité de ces segments, et permet les comparaisons entre périodes.

On a pu le voir par le passé (et notamment dans les études réalisées pour les Rencontres Nationales de la Librairie, en 2017 et 2019), il arrive que GfK s’intéresse, en plus de la répartition par genres, à quelques segments spécifiques. Et pour le coup, on a droit à une définition qui est objective et non-ambiguë, comme pour la « bande dessinée patrimoniale » qui est une « BD dont le premier tome est sorti avant 1983 », ou pour le « roman graphique », défini comme faisant « plus de 96 pages et 3 des 4 critères suivants : format hors 48cc / one shot ou récit complet / récit ou témoignage / cadrages et graphismes inédits. » L’intérêt de ces définitions, c’est que cela permet à tout un chacun de voir si tel ou tel titre fait partie du segment correspondant. Contrairement à la répartition par genre, qui se base sur une forme d’arbitraire et nécessite de consulter les listings de GfK. En examinant la répartition par genre de GfK, justement, on réalise que la répartition en MANGAS et COMICS, semblent se baser sur une vision très élastique de l’origine géographique des titres, et correspond peut-être plus à des considérations de formats. Oui, on y arrive enfin.

Pour rappel, voici ce que j’écrivais dans le « Panorama de la bande dessinée en France, 2010-2020 » :

Cependant, l’examen des données et de la répartition des titres met en lumière les principes qui régissent implicitement ces catégorisations. Tout d’abord, il y a des considérations d’éditeur et de format de publication, primant sur la réelle origine de l’œuvre elle-même : Nagasaki d’Agnès Hostache (Le Lézard Noir), Wakfu ou Dofus (Ankama), Ki & Hi (Michel Lafon) ou encore Les Légendaires : Saga (Delcourt) sont classés en manga, alors qu’il s’agit de créations françaises. Les productions américaines ne se retrouvent pas toutes (loin s’en faut) catégorisées en COMICS : l’ensemble de la production au format « roman graphique » se retrouve au contraire classé en BD DE GENRES, comme Chris Ware ou Daniel Clowes. Ailleurs, du fait de son inspiration japonisante, le Usagi Yojimbo de Stan Sakai se retrouve en MANGAS. À l’inverse, les productions anglaises (comme nombre de titres patrimoniaux issus de la revue 2000AD) sont pour la plupart classées en COMICS.
Enfin, il faut souligner que les données GfK incluent en bande dessinée un certain nombre de publications qui ne relèvent pas stricto sensu de cet univers, mais y sont rattachées : magazines spécialisés, monographies et produits dérivés en tous genres (romans, agendas, calendriers, etc.).

En définitive, l’ensemble fonctionne sur la base de l’acceptation implicite d’un format éditorial étroitement lié à une tradition stylistique, les MANGAS se déclinant en poche-noir-et-blanc-à-jaquette et les COMICS dans ce format intermédiaire 17x26cm (souple ou relié, au choix). Sachant que dans son plates-bandes (2005), JC Menu expliquait comment « Au cours des années 1980, la restriction a eu lieu sur tous les plans, le fond […] comme l’objet : le moule de l’Album-standard 48 pages cartonné couleurs s’imposa contre toute autre forme. » Et de souligner plus loin comment ce « 48CC », format industriel avant tout, est « devenu synonyme de bande dessinée, à tel point que dans la perception du grand public, une bande dessinée ayant d’autres caractéristiques techniques pouvait être considérée comme n’en étant pas. » Dix-sept ans plus tard, on notera comme cette conceptualisation du standard en 48CC est désormais largement utilisée, y compris par GfK (et sans ressentir le besoin de définir de quoi il s’agit, contrairement à l’appellation de « roman graphique »).
Tout cela fait que la production d’Ankama (éditeur français) se retrouve éclatée entre MANGAS (Dofus, Wakfu et consorts), COMICS (une grosse partie du label 619 passé depuis chez Rue de Sèvres) et BD DE GENRES (avec Marion Montaigne ou Mathieu Bablet, pour ne citer qu’eux). Suivant la même logique, les deux tomes des Chats du Louvre de Taiyô Matsumoto chez Futuropolis (en grand format cartonné) ne sont pas classés en MANGAS, mais en BD DE GENRES (mais l’intégrale si, parce que sinon ce serait trop simple).

Si l’on considère l’histoire de l’arrivée du manga en France, il est évident que cette tension entre la forme et le fond était déjà présente au début des années 1990, contraignant les premières publications à se conformer au standard d’alors. La première édition d’Akira chez Glénat se fait ainsi sous la forme d’albums reliés (à pagination élevée), comme ce sera ensuite le cas pour Ghost in the Shell ou Appleseed de Masamune Shirow… mais aussi pour la (première ?) tentative d’hybridation HK de JD Morvan et Trantkat.
Il y a tout un tas de raisons pour cela : volonté de se rapprocher d’un format familier pour son lectorat, mais aussi adaptation pragmatique à la chaîne du livre et des rayonnages en librairie prévus essentiellement pour des grands formats à l’époque. Ce n’est qu’un peu plus tard que le format de poche va devenir le standard de facto… et devenir la référence pour les « mangas à la française » dans un respect quasi fétichiste, comme dans le cas de Lanfeust Quest. Quelques années plus tard, c’est au tour de Lastman de jouer à fond la carte du « manga à la française », tout d’abord en adoptant les caractéristiques formelles — soit format poche avec jaquette, noir et blanc, design du logo, numérotation, etc. … mais classé en « BD DE GENRES ».
Pourtant, la présentation de Lastman dans la presse reprend systématiquement la vision d’une production japonaise basée sur l’organisation fordienne des tâches.. soit une production industrielle, avec laquelle on prend rapidement ses distances : « Lastman n’est pas un pastiche de manga, et vise à faire ressentir les émotions des personnages de manière optimale. » Critique implicite ou formulation maladroite, à vous de juger. (Notez que le Goldorak du quatuor Dorison / Bajram / Cossu / Sentenac / Guillo n’est pas non plus classé en « manga », mais vu qu’il s’agit d’un grand album cartonné couleurs, cela semble plus compréhensible)
Ces tentatives d’incursion sur le segment des MANGAS avec des créations occidentales connaissent des bonheurs très divers : sur 2003-2021, c’est le premier volume de Ki & Hi (création des Youtubers du Rire Jaune) qui est la meilleure vente, se classant 30e du top MANGAS. A défaut d’une réindexation rigoureuse et exhaustive des quelques 34 000 références en « MANGAS » de la base GfK, j’ai procédé à une rapide estimation des ventes de ces « manfras » (« quick and dirty », diraient les anglais) — avec toutes les précautions qui s’imposent. Bilan des courses : environ 540 références de manfra, pour environ 4,7 millions d’exemplaires vendus (ou 1,6 % du segment des MANGAS) sur la période 2003-2021… mais plus de 75 % de ces ventes reposent sur quatre séries (Dofus, Ki & Hi, Radiant et Dreamland).
On le voit, le format ne fait pas tout.

La semaine dernière, vous avez peut-être vu passer cet article : « La BD en format poche : Casterman, Futuropolis, et maintenant Dargaud, pourquoi les éditeurs se lancent-ils dans l’aventure ? » (L’article cite la collection « Sociorama » chez Casterman, mais on peut également évoquer « La petite bédéthèque des savoirs » au Lombard, deux tentatives de création en petit format qui n’ont pas été poursuivies, malgré une « bande dessinée du réel » avec le vent en poupe) L’article évoque une « arlésienne », et de fait, cet texte de Sylvain Lesage revient sur ces tentatives passées (1986-1995) : « L’impossible seconde vie ? Le poids des standards éditoriaux et la résistance de la bande dessinée franco-belge au format de poche ». On y rappelle les conséquences (positives) de l’introduction du poche en littérature, dont la constitution d’un fonds accessible, mais aussi d’un corpus de classiques… généralement reléguées au second plan derrière la démocratisation de la culture (cf. cette vidéo toujours aussi extraordinaire).
C’est là que je vais ressortir mon couplet habituel, comme quoi dans notre rapport à la culture, le prix d’accès n’est pas aussi central qu’on veut souvent le (faire) croire. Tout simplement parce que la culture n’est pas un produit comme un autre. Côté bande dessinée, les deux études sur le lectorat les plus récentes (BPI/TMO en 2011 et CNL/Ipsos en 2020) s’accordent : en gros, le prix ne devient un facteur que lorsque l’on est déjà un lecteur impliqué. Sinon, c’est l’intérêt perçu qui est déterminant.
Le discours des éditeurs cités dans l’article rejoint d’ailleurs ces différents points : remettre ces titres en librairie (dans un processus auto-légitimant, pourrait-on dire), et capitaliser sur/conserver les lecteurs actuels avec une offre plus accessibles. La différence entre cette tentative et celles des années 1980-1990, c’est le basculement d’une proposition se voulant populaire (et exploitant des séries établies) vers une offre très « roman graphique » destinée à un lectorat perçu comme plus tourné vers la littérature. Les éditeurs ont des ambitions raisonnables : « On imprime entre 5000 et 6000 exemplaires pour chaque titre, et généralement, on écoule presque tout avant la fin de l’année »… ce qui laisse entrevoir une initiative pour l’instant non destinée à s’inscrire dans la durée.

Dossier de en juillet 2022