Fragments, bande dessinée

de

Fr. 13. « L’été dernier, quand je suis allé à Karuizawa, j’ai erré toute la journée dans la forêt, un filet à la main, pour attraper des insectes. Je ne courais pas assez vite, et ce n’est qu’à la tombée du jour que j’ai enfin réussi à en capturer un. Accroché à une branche, il était sur le point de mourir. Mais j’étais quand même heureux, et le soir je me suis endormi en le serrant dans ma main. Le lendemain matin, il était mort et un liquide verdâtre s’écoulait de lui. Depuis, je n’ai cessé de lui chercher une sépulture décente. » (Suehiro Maruo — « Je suis votre cuvette de chiotte » in Le monstre au teint rose)

Fr. 14. Rien d’un objet. Le fragment est virtualité en cours d’actualisation, geste en cours de concrétion, opération intensive ; « recherche d’une sépulture décente », le fragment est plier-bagage.

Fr. 15. Recherche d’une sépulture décente, le plier-bagage du fragment, décence de la présence fuyante du corps, du corps et lui seul. Membres pluriels d’hyper-découpes chez Crepax, masses plastiques jouissantes anxieuses chez McCay et Grandpey, batteries scopiques chez Bertoyas, copies déviantes chez Lecointre, inquiète claustration chez Ware et Columbia, imposture mimétique chez Slocombe, tête invasive chez de Jonge, giclures sodomites chez de Mars, sein-veine-pisse chez Forest & Gillon. Mike Diana l’hirsute frappe du même clou tout état : jouir de cette dé-lecture bandante et salvatrice, enfance du regard, de La Patrouille des Castors chez Barbier.

Fr. 16. La bande dessinée, plier-bagage du corps-fragment infiniment divers, du corps, du corps et lui seul, singulier multiple — a contrario, l’obscénité saloparde du corps pensé, médiatisé, de tant de pseudo-bandes dessinées qu’il faudra se résoudre, un beau jour, à désigner d’un autre nom.

Fr. 17. Illisible, ni su ni fait, rien d’un objet, le fragment est un moment singulier, un accident qui opère, répond, interroge et réplique. Un élément mobile investit les puissances stables de l’œil-sujet. Coups, contrecoups, chocs et entrechocs, le fragment crée les conditions du corps-à-corps.

Fr. 18. L’alchimie mortifère, genre lot greffe roman bourgeois d’industrie spectaculaire hollywoodien communiqué, l’émotion, communiqué. Chaque image, chaque mot, catégorisé, enrôlé, communique. Détection-destruction, chaque image, chaque mot repère à coups de coupes déterminantes, lézarde, tranche, extirpe, chaque image, chaque mot, opérateur sémiotique létal, dézingue, signe-fossoyeur du référent (ce réduit-à-néant). Encore qui pour désirer l’alliance mimétique, quand toute chose, aussitôt formée, déclarée, aussitôt signifiée, s’y vaporise ? Rien d’une métaphore : chaque image, chaque mot cible, ordonne, nous vivons le lundi noir de l’image et du mot communiquant, chaque image, chaque mot. Le réel, notre réel, seul réel, est le champ de ruines des puissances, ravagées par l’image et par le mot alchimiquement détournés. Et la ruine des puissances se compte en cadavres, rien d’une métaphore, au fond des eaux, giclant dans l’air vicié, pourrissant sur trottoir, jus noir sous les arbres de toute forêt sous peu médiatisée, charnier puant, à son tour vaporisé.

Fr. 19. L’entreprise kamikaze contemporaine, l’ultime, est une opération de capture narrative : chaque image, chaque mot commande l’agrégat molaire, échafaude un vaste récit-piège miroir du monde, une nasse, que rien n’en réchappe.

Fr. 20. Aussi anecdotique ou bienveillante qu’elle paraisse, chaque petite histoire, que chaque image, chaque mot compose dans nos bouches et sous nos yeux, accomplit l’Histoire du saccage terminal de nos vies.

Fr. 21. La bande dessinée est la proie de la narration.

Dossier de en mai 2017