#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Il y a deux semaines, c’était le 1er juillet, jour où entrait en vigueur la nouvelle grille de prix pour les bandes dessinées, sur fond de crise du papier. L’occasion rêvée (façon de parler) de s’attarder sur le sujet, pour ce nouveau #TourDeMarché. C’est parti.
Tout d’abord, un peu d’explication par rapport à cette « grille de prix » : vous n’êtes pas sans savoir qu’en France, il y a la loi Lang ou « loi n° 81-766 du 10 août 1981 relative au prix du livre » (c’est son petit nom) qui instaure un prix unique du livre. En gros, chaque ouvrage qui paraît en France voit son prix fixé par l’éditeur, prix qui doit être indiqué sur la couverture du livre. Et ensuite, où que vous achetiez ce livre, il sera vendu à ce prix, moyennant les éventuelles réductions limitées à 5 %. Ce n’est que deux ans après parution, et sous réserve que les ouvrages aient été en stock depuis plus de six mois, que l’on peut proposer des réductions plus importantes sur le prix officiel.
Pour s’accorder un peu de flexibilité, les éditeurs ont trouvé une astuce : les codes-prix. Ce sont ces abréviations barbares que l’on peut trouver au dos de certains livres, et qui font référence à une grille de prix actualisée régulièrement (à la hausse, la plupart du temps). Côté bande dessinée, le SNE met à jour deux fois par an sa grille de prix (1er janvier et 1er juillet), grille qui liste les codes-prix de ses adhérents. elle est publique et disponible ici.

Comme je le rappelais en introduction, nous traversons une véritable crise du papier, mais peut-être plus encore une crise de la chaîne de fabrication du livre, que je vais essayer de décrire rapidement. Professionnels de la profession, n’hésitez pas à compléter au besoin.
Sans surprise, la pandémie COVID-19 est l’élément déclencheur de cette crise, puisqu’elle a causé un ralentissement général de l’économie et de la production, et qu’elle a impacté de manière durable les chaînes d’acheminement du fret au niveau mondial. En mars 2021, l’obstruction du canal de Suez par le porte-conteneur Ever Given avait donné l’occasion de voir ces images surprenantes d’un grand nombre de navires attendant de pouvoir passer — un aperçu rapide de ce que peut être le commerce mondial. En Chine, la ville de Shanghai a été soumise à des confinements très stricts et répétés, alors que son port est le plus grand port de containers au monde — et donc une plaque tournante incontournable. Loi de l’offre et de la demande oblige, le prix du transport maritime a flambé, se retrouvant multiplié par cinq entre 2019 et 2021. Aïe.
Sur ce, vient se rajouter la guerre entre l’Ukraine et la Russie (l’invasion débute le 24 février dernier), qui entraîne une forte augmentation du prix de l’énergie, et vient compliquer encore un peu plus les déplacements de marchandises. Ces problèmes successifs entraînent un ralentissement de la production de papier… sans compter la grève massive touchant United Paper Mills (l’un des principaux fournisseurs de pâte à papier) en Europe, avec pas moins de 10 sites fermés entres décembre 2021 et avril 2022. Et rappelons de plus que la pandémie a favorisé l’augmentation du commerce à distance, gros consommateur de carton… tout comme peut l’être aussi l’industrie pharmaceutique, particulièrement sollicitée ces derniers temps (ô surprise). Enfin, il faut rajouter le recours de plus en plus fréquent au papier et au carton comme alternatives écologiques aux emballages plastiques, et des à-côtés comme l’impression des bulletins de vote pour les élections — bref, le papier est très couru, c’est peu de le dire. Résultat, entre décembre 2020 et mai 2022, « l’Indice de prix de production de l’industrie française pour le marché français – CPF 17.12 – Papier et carton » a augmenté de près de 50 %. Ouch.
Rajoutons l’augmentation du prix de l’encre (de 12 à 15 %)… et la question des plaques d’imprimerie en aluminium, puisque la Russie est l’un des plus gros producteurs d’aluminium, et que c’est en Ukraine que l’on fabrique les fameuses plaques. Enfin, dans notre économie mondialisée, une bonne partie des éditeurs imprimaient leurs livres à l’étranger (Europe de l’Est, Chine, etc.), ce qui devient fortement remis en question quand le transport de fret devient prohibitif. et de rapatrier tout cela comme on peut. Avec, forcément, embouteillage à la clé : il n’y a pas assez de place pour tout le monde. et dans l’histoire, ce sont les plus gros (parce que plus d’enjeux, et donc plus d’argent) qui en ressortent les moins directement impactés.

Ce qui fait que l’industrie du livre en général, et le marché de la bande dessinée en particulier, se retrouvent face à cette situation paradoxale : sortir d’une année de ventes record en 2021 pour basculer en 2022 dans une crise de la production (avec cette crainte côté bande dessinée, de ne pas réussir à capitaliser pleinement sur la vague 2021, notamment pour le manga, et voir la belle dynamique s’effondrer, faute de nouvelles sorties pour l’entretenir). On a d’ailleurs pu constater pas mal de reports depuis le début de l’année, on nous annonce une rentrée littéraire à la baisse et des augmentations de prix à venir. ce qui nous ramène à la fameuse grille des prix.
Voici, en une image, les deux grilles de prix pour l’année 2022 (janvier et juillet), avec, en jaune, tous les prix qui changent par rapport aux éditions précédentes… mais aussi les ajouts, comme ici avec l’arrivée de deux nouveaux éditeurs (Hi Comics et Mangetsu).

Avant de se pencher sur le détail de ces augmentations, il est important de rappeler l’existence de l’inflation, et notre formidable difficulté à en estimer l’impact dans notre vie courante (à part les sempiternels « mais c’était vachement moins cher avant »). Ainsi, entre juillet 2007 (date de la première grille de prix proposée par le SNE) et juillet 2022, l’inflation cumulée s’élève à 22,4 %. Pas négligeable, et vous me voyez venir. 7,00€ en juillet 2007 deviennent ainsi 8,57€ en juillet 2022, et de la même manière, 11,00€ deviennent 13,46€ et 16,00€ deviennent 19,58€. Pour rappel, ce sont les standards de prix constatés (resp. mangas, albums et comics) sur le marché.

En partant des grilles de prix publiées par le SNE depuis juillet 2007, j’ai produit les graphiques qui vont suivre, par éditeur et par genre (albums / comics / mangas), en ne conservant que les codes-prix encore actifs en juillet 2022. Voici ce que ça donne, tout d’abord pour les albums — ou plus précisément, pour tout ce qui n’est ni comics, ni mangas (et oui, c’est un hommage involontaire mais pleinement assumé à la couverture de Unknown Pleasures de Joy Division). Et la suite avec les comics (premier graphique) et les mangas (les trois autres). Attention, il y a un ajustement de la valeur maximale sur l’axe des ordonnées pour chaque genre, afin de s’adapter au standard de prix pratiqué.

Globalement, on observe que les éditeurs semblent se répartir en deux groupes distincts : ceux qui n’augmentent quasiment jamais leurs prix, et ceux qui font des ajustements réguliers mais minimes (et qui restent généralement inférieurs à l’inflation). La raison de cette typologie tient principalement à la nature de l’activité de ces éditeurs, selon qu’ils soient plutôt tournés vers les « one-shots » ou qu’ils s’appuient principalement sur des séries. Vous allez rapidement comprendre pourquoi.
Lorsque l’on publie un one-shot, la question du prix auquel on le propose peut faire l’objet d’un arbitrage — avec, le cas échéant, le choix d’un niveau de prix plus élevé. On navigue donc entre les codes-prix existants, en fonction des besoins.
Lorsque l’on sort un nouveau tome d’une série, celui-ci s’inscrit dans une dynamique de collection… avec son code-prix déjà établi. Il n’est souvent pas possible d’arbitrer comme on le ferait pour un one-shot : l’ajustement doit alors porter sur le code-prix de référence. C’est d’autant plus le cas pour des séries au long cours qui relèvent d’une exploitation de masse (avec le besoin de s’adapter aux évolutions de l’économie dans la durée), contrairement aux romans graphiques aux tirages souvent plus confidentiels et donc plus éphémères en rayons. C’est donc sans surprise que l’on retrouve ces évolutions « en escalier » au sein des grilles de prix du trio Dupuis-Dargaud-Le Lombard ou du côté des Astérix, ajustements périodiques pour coller plus ou moins à l’évolution des coûts.

A l’inverse, on peut noter combien sur le segment du manga, la question du prix (et surtout, de sa stabilité) est déterminante, et comment les éditeurs s’attachent à conserver des niveaux de prix accessibles, notamment en-dessous de 10€. Du côté des comics, la situation est moins évidente : difficile de savoir s’il y a vraiment une dynamique différente, ou si celle-ci est simplement due à la domination de deux acteurs, donc l’un (Panini) est plus prompt à revoir ses prix que l’autre (Urban Comics).

Mais pour revenir à la question de la crise, il faut reconnaître qu’elle ne se traduit pas par une augmentation visible des tarifs indiqués dans la grille de prix du SNE — tout du moins, pour l’instant. Il faudra probablement venir vérifier en janvier prochain (même si, il est toujours bon de le rappeler, cette grille de prix ne couvre que les éditeurs affiliés au SNE — qui ne représentent pas, loin s’en faut, l’intégralité du marché).

Une des choses qui rend l’ensemble assez difficile à lire est qu’il y a une fois de plus, sur le marché de la bande dessinée, deux modèles très différents qui cohabitent.
D’un côté, on a les standards quasiment industriels, que ce soit le 48CC côté franco-belge, ou le format poche à jaquette du manga. Ceux-ci sont largement repris par tous les éditeurs, avec des pratiques de prix homogènes (48CC à 11€ ou 15€, manga à 7€).
De l’autre côté, on a tous ces livres qui s’émancipent de ces standards, et dont certains sont désormais regroupés sous l’appellation à géométrie variable de « roman graphique ». parce que « ce n’est pas de la BD, c’est… autre chose » (plus ou moins). Pour rappel, voici comment GfK décrit ce qui ressort du « roman graphique » : « plus de 96 pages et 3 des 4 critères suivants : format hors 48cc / one shot ou récit complet / récit ou témoignage / cadrages et graphismes inédits. » Dans ce cas, on a des pratiques de prix qui diffèrent d’un éditeur à l’autre. Et de fait, même lorsqu’il existe des collections, celles-ci sont spécifiques à chacune des maisons d’édition, sans qu’un véritable standard n’émerge.

Et c’est cela qui rend certaines des grilles de prix (mais aussi plus généralement le marché) parfois difficile à lire, avec d’un côté un pan « industriel » plutôt très cadré autour de standards tant au niveau de la forme que du prix, et… tout le reste (ce qui me fait penser aux joies de la conjugaison française, avec ses verbes réguliers du 1er groupe, ses verbes réguliers du 2e groupe, et, euh, tout le bazar qui reste dans le 3e groupe, histoire de se donner l’air d’avoir un truc un peu cohérent). Cette articulation fonctionne aussi en écho avec la structure du lectorat : en étant très schématique, lectorat manga jeune et souvent CSP- contre lectorat roman graphique plus âgé et majoritairement CSP+.
On comprend alors que le pan « industriel » est celui qui est le plus contraint dans ses évolutions de prix, puisque c’est celui qui est le plus ouvert à une forme de concurrence avec des ouvrages facilement identifiables comme comparables (je prends des pincettes avec cette idée de « concurrence », parce que les « produits culturels » sont des « produits » très particuliers, en cela qu’ils sont rarement substituables. L’approche « deux paquets d’Omo contre un paquet d’Ariel » ne marche pas). Sur le pan « industriel » donc, le poids des standards est important, et limite la marge de manœuvre des différents éditeurs… lesquels n’ont pas ce genre de contrainte sur le pan « non standardisé », ce qui leur laisse plus de liberté sur le choix des prix pratiqués.

Dossier de en juillet 2022