Hagio Moto, une artiste au cœur du manga moderne

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Si pendant un temps, au Japon, les auteurs de manga étaient presque exclusivement des hommes, même lorsque les publications s'adressaient aux petites filles, ces dernières ont rapidement, en grandissant, affirmé de nouvelles envies de lectures, et parfois même, de création. Ces pionnières, n'hésitant pas à prendre la place qui leur revenait, ont ainsi depuis développé un véritable manga au féminin. La sortie chez Glénat d’une anthologie consacrée à Hagio Moto, donne l'occasion de revisiter, par le biais des récits de cette auteure à part, un pan de l’histoire du manga au féminin.

Née en 1949, Hagio Moto se passionne pour le manga dès son plus jeune âge[1], notamment par le biais des akahon, ces livres réalisés à très bas coût par des éditeurs locaux, principalement situés dans la région d’Osaka. Entre le milieu des années 1950 et le début des années 1960, le manga à destination des jeunes filles est sous l’influence stylistique de Tezuka Osamu[2], suite au succès de la série Princesse Saphir[3]. De nombreux auteurs, la plupart des hommes mais aussi des femmes comme Mizuno Hideko[4], empruntent au Maître non seulement sa façon de dessiner mais aussi sa narration. Ce phénomène est amplifié par le succès des ouvrages d’apprentissage[5] réalisés par Tezuka Osamu ou Ishinomori Shôtaro[6]. Il ne faut pas oublier non plus l’influence de l’univers graphique de Takahashi Macoto[7] qui permet petit à petit au shôjo manga[8] de se détacher visuellement de l’influence de Tezuka en faisant revenir l’esthétique Art Nouveau qui avait eu tant de succès à l’époque du shôjo-ga[9]. C’est aussi lui qui popularise l’usage des grands yeux pleins d’étoiles.

La période est aussi marquée par le développement des kashihon manga[10] dont certains s’adressent aux filles. Ainsi, un premier débouché se met en place pour celles voulant dessiner, dans le cadre d’un dispositif qui ne présente pas les contraintes éditoriales d’un magazine grand public. De plus, le marché du manga profite du boom économique durant les années 1950 et 1960 — le fameux miracle économique japonais. Le nombre de magazines croît, notamment avec la création de plusieurs hebdomadaires à destination des jeunes garçons comme Shônen Magazine (Kôdansha, 1959), Shônen Sunday (Shôgakukan, 1959) et bien entendu le fameux Shônen Jump (Shûeisha, 1968). Le lancement de ces nouveaux supports oblige les éditeurs à trouver toujours plus d’auteurs pour pouvoir remplir les pages de leurs différents mangashi[11]. Les hommes étant de plus en plus sollicités pour les titres shônen, les femmes arrivent de plus en plus nombreuses dans le shôjo. Avantage supplémentaire, leur jeune âge permet une plus grande proximité des magazines avec leur lectorat.

Lorsque Hagio Moto débute dans le manga à la fin des années 1960, l’environnement économique, social et culturel dans le manga a préparé un terreau tout prêt à accueillir une nouvelle génération d’auteures. Il faut bien dire aussi que Mizuno Hideko est passée par là. Sa série Fire !, parue entre 1969 et 1971 dans l’hebdomadaire Seventeen[12], est l’une des premières séries shôjo à succès avec un protagoniste masculin. C’est également et surtout une histoire dans laquelle la manga-ka met en scène la première représentation connue d’une relation sexuelle[13] dans un magazine shôjo d’un grand éditeur — chose pratiquement inconcevable à une époque où la plupart des personnages étaient des préadolescentes. En effet, l’amour, platonique bien entendu, vient à peine de faire son apparition dans le shôjo vers le milieu des années 1960. Nishitani Yoshiko[14] développe alors dans le magazine Margaret[15] les premiers récits à succès de romances écolières, redéfinissant alors les limites du shôjo manga. Il faut garder en mémoire que pendant longtemps, et non seulement au Japon, la bande dessinée était considérée pour enfants, non pour adolescents — et encore moins pour adultes, en dehors des yonkoma de presse. La libéralisation des mœurs venue de l’Occident, le vieillissement du lectorat qui a, de ce fait, de nouveaux centres d’intérêt, permettent aux éditeurs d’accompagner le mouvement et de proposer des histoires de plus en plus matures.

Hagio Moto débute donc en 1969 à l’âge de 20 ans dans le magazine Nakayoshi[16] de Kôdansha après avoir tenté à plusieurs reprises, mais sans succès, différents concours organisés par les éditeurs tokyoïtes pour les débutants[17]. Elle avait également essayé, en vain, d’être publiée dans COM[18], la revue alternative créée par Tezuka Osamu en réponse à Garo, la référence du gekiga[19], genre à la mode à l’époque. Rétrospectivement, avec d’autres auteures, pionnières dans le mouvement de féminisation du manga, Hagio Moto fait partie de ce que l’on surnomme «le groupe de l’an 24», appelé ainsi d’après l’année de naissance de la plupart de ses membres, la vingt-quatrième de l’ère Shôwa (1949). Ces auteures[20] ont «révolutionné» le shôjo manga[21], en y popularisant notamment la différenciation de genre et même la sexualité.
Hagio Moto est surtout connue en Occident pour avoir créé une des toutes premières histoires rattachées au sous-genre shônen-ai[22] avec son court récit «Le Gymnase de novembre»[23] (1971, prépublié dans le mensuel Bessatsu Shôjo Comic[24], disponible en français dans le recueil en deux tomes Moto Hagio Anthologie de Glénat, paru fin 2013) et surtout avec Le Cœur de Thomas. Ce dernier[25], disponible en français chez Kazé Manga, date de 1974 et a été prépublié dans le magazine Shôjo Comic[26]. Cependant, au Japon et dans les différents pays de l’Asie de Est comme la Chine ou la Corée, la manga-ka est surtout connue et appréciée pour ses récits de science-fiction et ses histoires fantastiques au contenu personnel. Elle a été publiée principalement chez l’éditeur Shôgakukan[27]. Ce sont plus particulièrement les titres issus de cette maison d’édition que nous connaissons en Occident.

Les plus anciennes œuvres de Hagio Moto traduites en Occident[28] sont tout à fait représentatives de ce mouvement «de l’an 24». Deux nouvelles datant des années 1970 sont disponibles dans le recueil américain A Drunken Dream and Other Stories avec «Bianca» et «Girl on Porch with Puppy». La première a été publiée dans l’hebdomadaire Shôjo Friend[29] de Kôdansha. Elle est tout à fait typique des mangas pour jeunes filles de l’époque. Le récit se passe dans un pays européen, vraisemblablement en Grande-Bretagne, avec des fillettes blondes aux vêtements de l’entre-deux-guerres. L’atmosphère y est nostalgique, dramatique même à certains moments. Hagio Moto a confirmé à plusieurs reprises qu’elle était une grande lectrice de littérature anglo-saxonne classique dans sa jeunesse grâce aux livres disponibles dans les bibliothèques scolaires. En cela, la manga-ka s’inscrit dans un mouvement d’engouement pour les belles-lettres occidentales, né au Japon au début du vingtième siècle. La seconde histoire propose une thématique plus sérieuse et un graphisme un peu différent, surtout dans la représentation des adultes. Le fait qu’elle ait été publiée dans COM, qui s’adressait à un public plus adulte, n’y est certainement pas étranger. Le message que veut faire passer l’auteure est bien plus clair : permettez aux enfants d’être eux-mêmes au lieu de chercher à ce qu’ils soient comme vous le voulez. Ce sont ainsi deux pans du manga de la fin des années 1960 et du début des années 1970 qui sont mis en évidence : si le manga pour enfants cherche à dépayser, à captiver son lectorat par une histoire dramatisée, souvent à l’excès, celui pour jeunes adultes a la volonté manifeste de faire passer un message, ce qui se fait souvent au détriment de la subtilité.

Le coffret Moto Hagio Anthologie permet de lire plusieurs nouvelles des débuts de l’auteure. Il ne fait aucun doute que «Pauvre maman» a dû marquer les esprits. Publiée originellement dans le numéro du mois de mai 1971 de Bessatsu Shôjo Comic, l’histoire se déroule dans l’ancienne Europe. Ou plutôt dans une ancienne Europe, presque intemporelle, une unité de lieu vraiment récurrente durant les années 1960-70. Le lecteur fait la connaissance d’un jeune garçon lors de l’enterrement de sa mère, victime d’une chute mortelle. L’arrivée d’un ancien amoureux de cette dernière va permettre de connaître la sordide vérité de ce drame familial. Il est assez étonnant pour nous de voir le thème du matricide utilisé dans un manga pour filles, alors imaginez à l’époque…
D’après Matt Thorn, ces récits audacieux par leur thème doivent leur existence à un homme, Yamamoto Junya, le rédacteur en chef des magazines Bessatsu Shôjo Comic et Petit Flower[30]. Hagio Moto l’a par ailleurs confirmé dans son entretien avec l’universitaire américain. C’est parce que Yamamoto Junya a su voir le potentiel de ces histoires non-conventionnelles, parfois controversées, et parce qu’il a laissé ses auteures s’exprimer au lieu de les enfermer dans un carcan éditorial, que le manga pour filles a pu tant évoluer dans les années 1970.

Sorties aussi la même année, les nouvelles «Autumn Journey» (Bessatsu Shôjo Comic) et «Le Petit flûtiste de la forêt blanche» (Weekly Shôjo Comic) illustrent bien cette dualité éditoriale. Si, formellement, les deux histories sont dans la droite ligne des débuts de Hagio Moto — Europe du dix-neuvième siècle, bouclettes blondes pour les enfants –, le propos est totalement différent. Là où «Le Petit flûtiste de la forêt blanche» propose l’histoire fantastique d’une fillette qui fait la connaissance d’un étrange garçon dans la forêt, avec une intrigue plutôt classique malgré une thématique centrée sur la mort, «Autumn Journey» met en scène une famille dysfonctionnelle — surtout pour l’époque — avec un père qui s’est enfui pour reconstruire sa vie ailleurs et une mère gravement malade, donc absente. Il en résulte un besoin évident pour le personnage principal, un garçon, de revoir celui qui fut son père adoré dans son enfance. Si les deux récits sont dramatiques, l’impression laissée par la lecture n’est en aucun cas comparable.
«Le Gymnase de novembre» est un peu dans le même registre qu’«Autumn Journey». Comme Hagio Moto a pu l’expliquer, il s’agit d’une sorte de prototype du Cœur de Thomas, or donc précurseur du mouvement shônen-ai, mouvement qui rencontre un grand succès quelques années plus tard avec Kaze to ki no uta de Takemiya Keiko. Le shônen-ai se développe dans le shôjo manga au tournant des années 1980 avant de migrer vers des supports spécialisés, ce qui va donner le boys love tel qu’on le connait actuellement[31]. L’auteure met en scène les relations triangulaires d’Erik, Oscar et Thomas dans un pensionnat allemand du dix-neuvième siècle. La mort d’un des protagonistes va bouleverser les deux camarades restant et leur révéler la réalité de leurs sentiments envers le défunt. Du fait de sa brièveté, l’histoire est moins développée, moins poignante, que dans Le Cœur de Thomas mais avec les mêmes personnages torturés par de lourds secrets de famille.
Comme déjà indiqué, Hagio Moto est surtout connue en Occident pour cet aspect de son œuvre. Cette perception est donc trop parcellaire, trop orientée, même s’il est vrai que la manga-ka a aussi publié en 1984 un récit dans le support historique spécialisé dans les amours homo-érotiques June des éditions Magazine Magazine.

Le shôjo manga s’est considérablement diversifié dans les années 1970 et 1980 en élargissant régulièrement le champ des thèmes abordés. Après le sport à la fin des années 1960 et au début des années 1970[32], la science-fiction et le fantastique deviennent des genres à la mode. Cela n’empêche pas les auteures de continuer à proposer également des histoires proches de celles des années 1960[33].
L’idée de «Nous sommes onze» date des années lycéennes de Hagio Moto. Elle est inspirée d’une histoire fantastique de l’écrivain et poète japonais Miyazawa Kenji narrant les aventures de dix enfants jouant dans une maison abandonnée. Dix enfants qui découvrent à un moment qu’ils sont onze… Cette longue nouvelle (plus de 120 pages) a été prépubliée en 1975 dans le mensuel Bessatsu Shôjo Comic[34]. Pour ce récit, Moto Hagio a reçu le prix manga Shôgakukan[35] en 1976, réalisant le doublé avec Poe no ichizoku[36]. «Nous sommes onze» est une sorte de huis-clos spatial où dix postulants à une prestigieuse académie militaire doivent réussir ensemble une épreuve de survie afin de valider leur concours d’entrée. Bénéficiant d’une narration rythmée, l’histoire nous propose du mystère et du suspense, le tout mis en scène dans un environnement grandiose. L’auteure s’intéresse aux différents protagonistes en prenant le temps de les présenter et de leur donner un rôle. Enfin, cerise sur le gâteau, les questions de genres — biologique, psychologique et social — sont évoquées par le biais du personnage de Flore, ce qui apporte une certaine profondeur au récit.

La (encore plus) longue nouvelle «Est et Ouest, un lointain horizon – Nous sommes onze – suite» n’est pas réellement dans la continuité même si elle est publiée l’année suivante dans le même magazine et met en scène plusieurs personnages communs. Elle est basée sur une trame géopolitique assez classique qui nous renvoie à la Guerre froide et qui sous-tend les différents événements — espionnage, assassinats, coup d’état, etc. La narration se focalise plus à donner un certain souffle épique au récit qu’à développer les relations entre les protagonistes. Nous sommes en présence d’un space opera, genre de science-fiction à la mode dans les années 1960 et 1970 aux États-Unis — et donc vraisemblablement aussi au Japon.
Démarche différente, «Un rêve ivre» propose un tout autre univers en mélangeant science-fiction, fantastique et réincarnation. Publiée directement en 1980 dans le recueil Kinginsagan (Shôgakukan) composé principalement d’illustrations, l’histoire met en scène une relation amoureuse à travers les distances et les siècles. Cette relation se termine toujours tragiquement, dans un éternel recommencement. Mais la destinée de tout être humain est-elle vraiment immuable ? Cette question trouve un certain écho dans A-A’, un recueil[37] regroupant trois histoires situées dans le même univers : «A-A’», prépublié dans Princess (Akita Shôten)[38] en 1981, «4/4» et «X+Y», tous deux parus en 1984 dans l’habituel Petit Flower. Il n’y a pas que le thème du destin que l’on retrouve. Il y a des récits tragiques mélangeant la mort, un environnement spatial peu accueillant pour les humains et une romance à travers les années et les distances[39].

Durant les années 1980, Hagio Moto continue à s’exprimer principalement dans le registre de la science-fiction — avec par exemple Marginal, une série en 5 tomes parus entre 1985 et 1987, prépubliée dans Petit Flower — avant d’aborder un thème assez à la mode à l’époque, la musique et la danse. En effet, les shôjo de danse ne sont pas vraiment une nouveauté dans les années 1980 : après Yamagishi Ryoko avec Arabesque prépubliée dans Shôjo Ribon entre 1971 et 1975, Ariyoshi Kyoko connait un grand succès entre 1976 et 1981 avec sa série Swan, prépubliée dans Margaret.
Ainsi, notre manga-ka continue à diversifier ses centres d’intérêt et à renouveler son œuvre. Il y a pourtant un genre à succès que Hagio Moto n’a pas abordé : elle n’a jamais réellement créé de shôjo policiers comme on en trouve dans les années 1970 et 1980. Une des premières séries du genre à connaître le succès est Sukeban deka de Wada Shinji (1976-1982, Hana to yume, Hakusensha). Le titre qui a le plus marqué les lectrices à cette époque est Banana Fish de Yoshida Akimi (1985-1994, Bessatsu Shôjo Comic, disponible en français chez Panini). Mesh, prépublié entre 1980 et 1984 dans le magazine Petit Flower — pour ne pas changer — est peut-être ce qui se rapproche le plus d’un manga policier dans l’œuvre de Hagio Moto. Il met, en effet, en scène le monde interlope des trafiquants dans un Paris sombre, mais aussi fantasmé et haut lieu de la culture[40]. Cependant, il s’agit encore et surtout pour la manga-ka de mettre en question les liens parentaux par le biais de la vengeance d’un fils, déterminé à tuer son père.

Les relations familiales, généralement dysfonctionnelles, ont toujours été plus ou moins au centre de l’œuvre de Hagio Moto. La manga-ka ne cache pas qu’elle a eu de nombreux conflits avec sa famille, notamment au sujet des mangas. Ses parents, très stricts, voyaient d’un très mauvais œil sa passion pour la bande dessinée. De plus, de leur point de vue traditionaliste, une femme doit avant tout se marier, avoir des enfants et s’occuper du foyer familial. Or Hagio Moto ne s’est jamais mariée, n’a jamais eu d’enfant et a toujours exercé une activité professionnelle. C’est quelque chose que ses parents, et surtout sa mère, n’ont jamais admis. Ils ont constamment exercé une pression morale pour qu’elle rentre dans le rang, qu’elle se conforme à l’image qu’ils avaient de la normalité. Ce vécu, que l’on devine douloureux à travers les propos de Hagio Moto, se retrouve dans la plupart de ses mangas, et les deux anthologies, la française et l’américaine, se font bien évidemment l’écho de cette thématique.
«Mon côté ange» (1984, Petit Flower) est tout à fait emblématique de la jeunesse de l’auteure. La résistance de Hagio Moto envers ses parents a eu pour conséquence un désintérêt de sa mère[41] qui favorisa ses deux sœurs et son frère. Enfant, Hagio Moto rêvait d’avoir une sœur jumelle, pour que sa mère la remarque un peu plus. La nouvelle «Mon côté ange» met donc en scène la triste histoire de deux sœurs siamoises et de leur difficile cohabitation : l’une est très jolie mais mentalement arriérée, l’autre intelligente mais physiquement sous-développée. Le thème de l’épanouissement des enfants ainsi que celui du pardon servent à délivrer un message d’espoir malgré la tonalité très triste du récit.

Il faut dire que Hagio Moto s’est beaucoup intéressée à la psychologie des relations familiales et ses lectures l’ont amenée à remarquer que de nombreux soucis provenaient d’abus sexuels sur les enfants. Pour elle, les tensions au sein de la famille qui en résultaient ressemblaient fortement à celles qu’elle avait connues — même si elle-même ne fut pourtant pas soumise à des abus. Elle s’est alors questionnée sur les raisons qui pouvaient amener des mères à ne pas chercher à refréner ces tensions et à ne pas soutenir leurs enfants.
«La princesse iguane» (1992, Petit Flower) est la seconde étape dans le cheminement de Hagio Moto vers un pardon pour ses parents. Rika est persuadée d’être un iguane anthropomorphe car sa mère l’a toujours perçue ainsi, à la différence du reste de leur entourage. L’arrivée d’une petite sœur va aggraver le rejet maternel. Plus encore, elle doit subir les reproches de sa mère qui lui préfère la cadette et qui ne s’en cache pas. Heureusement dotée d’une grande intelligence, Rika va réussir à se construire et à pardonner au lieu d’être détruite par de telles relations familiales malsaines. La figure de l’iguane est ici une allégorie donnant espoir à toutes les filles en opposition à leur mère, ce qui fut donc le cas de Hagio Moto.

Deux nouvelles datant de l’époque de «Mon côté ange», «Le coquetier» et «Angel Mimic» reprennent le thème de la relation mère-enfant. Les deux nouvelles sont parues en 1984 dans l’habituel Petit Flower. «Angel Mimic» illustre de belle façon l’impact psychologique que peut avoir un avortement sur une jeune femme et la difficulté pour celle-ci d’accepter. «Le coquetier» propose un récit bien plus complexe, sur fond de Seconde Guerre mondiale et d’occupation de la France par l’envahisseur nazi. Persécution des Juifs, résistance, prostitution, survie à tout prix, recherche de la liberté sont autant de thèmes graves. Cependant, celui que nous retiendrons ici concerne les relations humaines : deux des trois protagonistes de l’histoire ont un traumatisme lié à la perte de leurs parents — morts ou disparus en temps de guerre — et ont un rapport compliqué avec leur entourage. La manga-ka se focalise sur la psychologie de ses personnages, sur les raisons qui les poussent à les faire agir comme ils le font[42]. C’est un récit très mature qui aurait bien pu s’adresser à un public adulte. C’est d’autant plus vrai qu’en 1984, les magazines visant cette cible existent depuis longtemps.

De fait, le succès du gekiga, notamment de la revue Garo[43], a mis en évidence durant les années 1960 l’existence d’un marché potentiel, celui des jeunes adultes. C’est ainsi que trois magazines issus des grandes maisons d’édition tokyoïtes ciblant les étudiants, les «salaryman» et les office ladies[44], apparaissent à la fin des années 1960. Et c’est alors que naît véritablement le seinen[45].
Hagio Moto publie peu dans ces supports et elle le fait principalement dans ceux de Shôgakukan. On trouve dans sa bibliographie deux nouvelles sorties en 1977 dans le bimensuel Big Comic Original : Kage no nai mori, une histoire avec une jeune fille amnésique, et Marié, Ten Years Later. Dans cette dernière, deux anciens amis, rivaux non déclarés en amour, se retrouvent après les obsèques de la fille — la dénommée Marié — qui était au centre de leur petit groupe durant leur période estudiantine. Moto Hagio écrit ensuite deux nouvelles pour le magazine Big Gold en 1994 — Gogo no hizashi et Gakkou e iku kusuri — ainsi qu’une courte série, Guevara series, composée de trois histoires publiées dans Afternoon[46] entre 2009 et 2010. Enfin, Hagio Moto apparaît en 2013 au sommaire du Big Comic avec un hommage aux victimes des tremblements de terre qui frappent régulièrement le Japon en reprenant les paroles d’une chanson du musicien Kai Yoshihiro[47] : Fukushima Drive.

La manga-ka s’est plutôt exprimée dans le domaine du manga pour étudiante et office lady[48]. Hagio Moto a publié deux nouvelles en 1980 dans le magazine de l’éditeur Kôdansha BE·LOVE[49]. Depuis le milieu des années 1990, elle propose épisodiquement, mais régulièrement, des histoires dans le magazine YOU de Shûeisha[50]. Plus probant encore, l’auteure y a une série en cours depuis 2012 : Ôhi Margot («Reine Margot») met en scène la vie de Marguerite de Valois sur fond de guerres de religions. La bande dessinée couvre d’ailleurs une période plus importante que ne le faisait La Reine Margot, le célèbre roman d’Alexandre Dumas. Toutefois, Hagio Moto écrit surtout pour Flower, le remplaçant de Petit Flower, avec notamment une de ses principales séries : Barbara ikai. Publié entre 2002 et 2005, le manga a pour personnage principal une jeune fille qui est dans le coma depuis ses neuf ans. Elle avait été découverte inanimée à côté de ses parents morts et elle avait ingurgité leur cœur. Un médecin s’introduit dans ses rêves afin de découvrir toute la vérité. L’auteure s’est inspirée de ses lectures sur le cerveau et le langage, notamment les ouvrages de Noam Chomsky, pour concevoir ce récit de science-fiction.

Hagio Moto ne suit absolument pas certaines évolutions, thématique ou graphique, du manga pour femmes. Par exemple, elle ne s’est pas essayée aux ladies comics érotiques — ce qui n’est pas étonnant : d’une manière générale l’érotisme et la nudité sont assez rares dans l’œuvre de la manga-ka[51]. Si l’on y trouve un certain nombre de bishônen, de «beaux jeunes hommes», ces derniers sont souvent androgynes et les femmes ne sont pas très sexualisées. De même, on ne trouve pas trace d’une quelconque influence d’Okazaki Kyoko[52] et des josei manga à la Sakurazawa Erica[53]. Pourtant, Hagio Moto semble s’y intéresser, évoquant le Helter Skelter d’Okazaki lors de son entretien avec Matt Thorn, à propos de la chirurgie esthétique. Finalement,on peut penser que cela ne correspond pas à ses goûts littéraires, ayant préféré dans sa jeunesse les diverses littératures de l’imaginaire à celles plus réalistes, plus ancrées dans la vie quotidienne.

Les deux histoires (relativement) récentes proposées dans A Drunken Dream and Other Stories, The Child Who Comes Home (1998, Child igyô Collection 7, Koseidoshuppan) et The Willow Tree (2007, Flower) sont d’un «classicisme» un peu décevant, tant sur le plan graphique que sur les thèmes traités. La première histoire traite de l’acceptation de la mort d’un enfant, d’un deuil que n’arrivent pas à faire les parents, mais aussi le frère du jeune défunt. La seconde est composée de vingt cases muettes, à raison de deux par page, et reprend de façon imagée le thème de l’abandon d’un enfant par sa mère.
Avec un traitement nettement plus léger mais toujours avec l’enfance comme thème, l’auteure a succombé à la mode des mangas sur les chats avec Léokun (2008, Flower, sorti en microédition en français et en japonais à l’occasion de Japan Expo 2012). Adoptant un ton enfantin, se voulant éducatif et humoristique, la manga-ka met en scène les (més)aventures d’un chat doué de parole qui interagit avec les humains, et particulièrement avec sa maîtresse. Les mangas de comédie animalière, et notamment de comédie féline, sont monnaie courante au Japon. C’est un thème que l’on retrouve souvent dans les magazines à destination d’un lectorat plutôt adulte. Parmi les nombreux exemples existants, nous pouvons citer la série Chi, une vie de chat (disponible en français chez Glénat) de Kanata Konami,une femme. Les petites aventures de Chi sont prépubliées dans l’hebdomadaire Morning[54] depuis 2004. Or le magazine n’en est pas à son coup d’essai : il a proposé à ses lecteurs, entre 1984 et 1989, What’s Michael (aussi en français chez Glénat) de Kobayashi Makoto, un homme. Plus récemment, entre 2001 et 2003, il présentait ShibaO (non traduit en Occident) de Nunoura Tsubasa, une femme aussi.

La lecture des œuvres de Hagio Moto éclaire sur le pourquoi de sa renommée au Japon et de sa place dans l’histoire du manga. Sa volonté de faire des histoires personnelles, inspirées par son vécu, par ses centres d’intérêt plutôt que de produire des récits purement distractifs, tout en restant dans le cadre de publications à destination du grand public, a certainement ouvert un grand nombre de portes à ses consœurs plus jeunes, qui ont été fascinées par ses histoires dans leur enfance. Si elle ne défriche plus les frontières du manga au féminin, si le rythme de sa production a baissé, ce qui est normal vu son âge, l’auteure montre qu’elle est loin d’être à la retraite. Elle continue d’être publiée par les éditeurs japonais les plus prestigieux même si elle reste fidèle à Shôgakukan.
Cependant, il est assez difficile pour un non-japonisant d’estimer à sa juste mesure son apport au shôjo manga. Toutes choses qui nous semblent normales de nos jours ne l’étaient pas à l’époque où la célèbre manga-ka a commencé à être publiée. À quel point ses histoires ont-elles été déterminantes dans les profonds changements que le manga au féminin a connus dans les années 1970 ? Il ne fait aucun doute que des œuvres comme Poe no ichizoku et Nous sommes onze ont marqué l’esprit des lectrices de cette époque[55]. Il est certain aussi que l’auteure a défriché des espaces de création vers le fantastique et la science-fiction dans le manga pour filles. Elle a aussi participé aux questionnements des années 1970 sur la place de la femme dans la société japonaise en abordant souvent les thèmes du genre, de l’identité sexuelle, des abus sexuels au sein de la famille, du sentiment filial et de l’amour maternel. Sa façon de mettre en image(s) — en case(s), en page(s) — aussi bien l’espace infini que les tourments intérieurs de ses personnages ont donné un cachet, un souffle à la narration et au graphisme, dans le shôjo manga. On peut tout à fait imaginer que des auteures comme Hiwatari Saki (Please Save My Hearth, publiée chez Tonkam) ou Shimizu Reiko (Princesse Kaguya, série en cours chez Panini, ainsi que Magic chez Delcourt), pour ne parler que de deux cas où l’influence semble manifeste, lui doivent beaucoup.

(Un grand merci à A-Yin pour sa connaissance de l’œuvre de Hagio Moto, pour son aide multiple et indispensable, ainsi qu’à Manuka pour l’immense travail fourni à l’occasion de ses nombreuses relectures et corrections.)

Notes

  1. La majeure partie des informations personnelles concernant Hagio Moto données ici sont issues d’un entretien réalisé par Matt Thorn. Cette longue interview a été publiée dans Comics Journal numéro 269 de juin 2005, elle est disponible sur le site de l’auteur et une version abrégée a été incluse dans le recueil A Drunken Dream and Other Stories paru en 2010 aux éditions Fantagraphics. Quelques informations complémentaires proviennent du compte-rendu de la venue de l’artiste à l’édition 2010 de la Comic-Con de San Diego en Californie, ainsi que de la rencontre avec le public organisée par la B.P.I. du Centre Pompidou dans le cadre de «Planète Manga» en février 2012. La bibliographie provient du site officiel de l’auteure.
  2. Né en 1928, disparu en 1989, Tezuka Osamu est l’auteur de manga le plus célèbre, tant au Japon que dans le reste du monde. En quarante ans de carrière, il laisse derrière lui une œuvre sans équivalent qui a profondément influencé le monde de la bande dessinée japonaise.
  3. Voir à ce sujet les articles de Xavier Hébert, «Le “style Tezuka” : un modèle de narration visuelle» et «Le chevalier au ruban : le shôjo manga selon Tezuka», dans les numéros 2 et 3 de la revue Manga 10 000 images.
  4. Née en 1939, Mizuno Hideko débute en 1955 dans le magazine Shôjo Club. Elle est l’une des principales influences de Hagio Moto avec des séries comme Hoshi no tategoto, prépubliée dans Shôjo Club en 1960, ou Shiroi troika, prépubliée dans Margaret en 1963.
  5. Comme Hagio Moto le dit lors de son entretien avec Matt Thorn, ces ouvrages ont participé à son apprentissage de la bande dessinée à un moment où elle songeait de plus en plus à en faire une carrière professionnelle.
  6. Ishinomori Shôtaro (1938-1998), dont le style a longtemps été proche de celui de Tezuka, a eu une profonde influence sur le manga des années 1960 en écrivant deux livres d’apprentissage qui ont connu un grand succès. On lui reconnait, aussi, un génie de l’expérimentation graphique, repoussant ainsi les «limites expressives» du manga.
  7. Takahashi Macoto est né en 1934. Il s’agit d’un illustrateur qui a principalement exercé durant les années 1960-1980. Il a popularisé les fonds émotionnels en les remplissant de fleurs, pétales, feuilles et autres ornements floraux en fonction des sentiments à représenter. Il a aussi complexifié le scintillement dans les grands yeux shôjo, ce qui a participé à leur généralisation.
  8. Rappelons les quatre grandes distinctions éditoriales du manga. Il y a le shônen à destination des garçons, le shôjo à destination des filles, le seinen à destination des hommes et le josei à destination des femmes. Un glossaire complet est proposé sur le site des Éditions H.
  9. Le shôjo-ga recouvre un style d’illustrations ayant connu un grand succès au début du vingtième siècle. Il mettait en scène de jeunes filles en fleur, filiformes, graciles, aux grands yeux. Pour plus d’informations, voir l’article de Xavier Hébert, «L’esthétique shôjo : de l’illustration au manga», Manga 10 000 images numéro 3.
  10. Après guerre, les akahon étaient trop chers pour certains. Le réseau de librairies de prêt, les kashihonya, connaît alors un nouvel essor au début des années 1950 avec comme point de départ la région d’Osaka. Les éditeurs d’akahon se mettent alors à produire des œuvres spécifiquement pour ces librairies où l’on pouvait louer et non acheter. De cette façon, ils se sont trouvé un autre marché que celui, déclinant, des livres à faible prix. C’est ainsi que toute une série d’auteurs, y compris des jeunes femmes, ont débuté puis ont participé au développement des kashihon manga.
  11. Au début du vingtième siècle, les magazines pour enfants étaient surtout composés de rédactionnels et de textes illustrés, la bande dessinée n’y occupant qu’une petite place. Durant les années d’après-guerre, le manga a pris de plus en plus de place, jusqu’à composer l’essentiel du sommaire. Les magazines étaient devenus des manga zasshi, c’est-à-dire des «périodiques de manga».
  12. Lancé en 1967 par Shûeisha sur le modèle de la version américaine, le magazine propose aux adolescentes japonaises une ligne éditoriale centrée sur la mode, les loisirs et la bande dessinée. Il est profondément remanié et devient bimensuel en 1987 avant de devenir mensuel en 2008. Il ne faut pas le confondre avec Bessatsu Seventeen, devenu Monthly Seventeen en 1973, qui est paru entre 1969 et 1983. Dans ce dernier, Hagio Moto a publié en 1980 Osorubeki kodomotachi, son adaptation des Enfants terribles de Jean Cocteau.
  13. Bien entendu, cette relation sexuelle est suggérée, et non montrée.
  14. Nishitani Yoshiko est née en 1943 et a commencé sa carrière à l’âge de 18 ans. Son œuvre la plus emblématique est MaryLou publiée en 1965 dans Margaret. L’auteure y met en scène une romance entre adolescents «ordinaires», montrant qu’il est possible de concevoir des histoires se déroulant dans un contexte d’une certaine normalité.
  15. Margaret est un magazine de shôjo manga de l’éditeur Shûeisha. Créé en 1963, hebdomadaire à l’origine avant de passer bimensuel en 1998, il vise principalement un lectorat d’adolescentes entre 12 et 15 ans. Il a grandement participé à l’évolution éditoriale du manga pour filles en proposant les premiers récits romantiques, sportifs, etc. Ikeda Riyoko s’y est exprimée en publiant La Rose de Versailles (en français chez Kana), Très cher frère (que l’on trouve chez Kazé Manga) et aussi des titres comme Orpheus no mado ou Claudine… !Margaret a aussi prépublié Hana yori dango de Kamio Yôko (traduit en français, ce que son titre ne permet pas de deviner, par Glénat), Zetsuai 1989 d’Osaki Minami (publié il y a plusieurs années par Tonkam) et propose actuellement Switch Girl d’Aida Natsumi (Delcourt).
  16. Nakayoshi est un mensuel créé au milieu des années 1950. Il s’agit d’un des trois principaux magazines dont le cœur de cible est un public féminin préadolescent avec Ciao de Shôgakukan et Shôjo Ribon de Shûeisha. Ses titres les plus connus en francophonie sont Princesse Saphir de Tezuka Osamu — il s’agit là de la première version, et non celle sortie en français chez Soleil Manga –, Candy Candy de Mizuki Kyoko et Igarashi Yumiko — véritable pièce de musée, il s’agit de la première série manga sortie en volumes reliés au format poche en France –, Sailor Moon de Takeuchi Naoko (Glénat puis Pika) et Cardcaptor Sakura du studio CLAMP (Pika).
  17. Beaucoup d’auteurs au Japon débutent après avoir gagné l’un des nombreux concours organisés par les différents magazines de prépublication. Outre un prix en numéraire, les gagnants voient souvent leur nouvelle publiée. Les plus prometteurs peuvent recevoir ensuite des commandes destinées à servir de «bouche-trou» en cas de défection de dernière minute d’une série régulière ou à être publiées dans des numéros spéciaux, des anthologies souvent thématiques. Si le succès est au rendez-vous, ces auteurs débutants se voient généralement proposer une série régulière. Ce système est mis en place dès le milieu des années 1960 afin de permettre aux éditeurs de trouver assez d’auteurs pour remplir leurs mangashi — magazines de prépublication de mangas — alors en pleine expansion. Néanmoins, ce n’est pas par ce biais que Hagio Moto a débuté professionnellement : elle a été introduite chez Kôdansha par une connaissance.
  18. COM était une revue de bande dessinée et de critique éditée entre 1967 et 1971 par la société Mushi Pro Shôji, structure créée par Tezuka Osamu dans le but de gérer les droits de sa société d’édition Mushi Pro et de publier un bulletin de liaison avec ses fans. La revue annonçait vouloir promouvoir un manga populaire de qualité, débarrassé des contraintes éditoriales d’un hebdomadaire tout en servant de tremplin à des auteurs débutants. Hagio Moto a finalement réussi à y publier deux nouvelles, la première dans le numéro de janvier 1971 et la seconde dans celui d’octobre de la même année, donc deux ans après ses débuts professionnels.
  19. «Gekiga» est un terme qui aurait été inventé par Tatsumi Yoshihiro en 1957. Il s’agissait, à l’époque, d’un nouveau genre de bande dessinée privilégiant l’aventure ou la peinture d’une certaine réalité de la société, celle de la rude vie des gens du peuple, en les dessinant dans un style réaliste. Le lecteur intéressé par le sujet peut se reporter aux mangas Une vie dans les marges disponible aux éditions Cornélius et Gegika Fanatics au Lézard Noir. Garo était la référence de ce genre éditorial un peu fourre-tout. Créé par Nagai Katsuishi en 1964 pour y publier Kamui-den de Shitaro Sampei qui ne voulait plus des contraintes d’une publication hebdomadaire, le magazine permit durant trente ans à de nombreux auteurs de débuter dans le métier et à s’exprimer plus librement qu’ils n’auraient pu le faire ailleurs. Garo a ainsi enrichi considérablement le manga en faisant cohabiter de nombreux styles comme le gekiga de Tatsumi Yoshihiro, le surréalisme et l’expérimentation de Tsuge Yoshiharu, l’ero-guro de Maruo Suehiro, le heta-uma de King Terry, etc.
  20. «Le groupe de l’an 24» n’ayant aucune réalité, son contour est assez vague et dépend surtout de qui en liste les «membres». Matt Thorn, dans son article The Magnificent Forty-Niners publié dans le numéro 269 de janvier 2005 du Comics Journal, y inclut principalement Hagio Moto (la seule réellement née en 1949), Takemiya Keiko et Oshima Yumiko. Ikeda Riyoko est souvent rattachée au «groupe de l’an 24» simplement parce qu’elle a publié ses œuvres les plus marquantes à la même époque et a grandement participé à la diversification des thèmes et du graphisme dans le manga pour filles dans les années 1970.
  21. Une présentation globale de ce genre éditorial, très développé au Japon, est disponible dans le compte-rendu d’une conférence que j’avais donnée en 2010 au Festival d’Angoulême.
  22. Le shônen-ai, littéralement «amour entre jeunes garçons», est une sous-catégorisation du shôjo manga regroupant les histoires mettant en scène un amour plus ou moins platonique entre garçons.
  23. Notons le faux-ami qui a vraisemblablement piégé les traducteurs de la version française. Le titre japonais est 11月のギムナジウム, soit «11 tsuki no gymnasium». Or, étant donné le lieu de l’intrigue, «gymnasium» doit être de l’allemand et non pas de l’anglais, ce qui devrait se traduire ici par «collège». Un titre plus exact pourrait donc être «Novembre au collège».
  24. Créé en 1970 par Shôgakukan, Bessatsu Shôjo Comic change de nom en 2002 pour s’appeler Betsucomi, actant ainsi le fait qu’il était devenu un support à part entière et qu’il visait un lectorat plus âgé qu’à l’origine. Les «bessatsu» sont en principe des éditions spéciales du magazine principal dont ils reprennent le nom. Leur périodicité est moins élevée, par exemple trimestriel pour un mensuel, mensuel pour un hebdomadaire. Ils peuvent être thématiques et ils sont souvent composés d’histoires en un chapitre, généralement assez longues. Ils permettent aussi de lancer de nouveaux auteurs et de publier les histoires «bouche-trous» du magazine principal qui n’ont pas été utilisées. Le mensuel a publié, entre autres, Yasha de Yoshida Akimi, Basara de Tamura Yumi (disponible chez Kana) et le plus romantique et récent C’était Nous d’Obata Yuki (Soleil Manga).
  25. Voir par exemple cette chronique sur le blog After Mangaverse.
  26. Le magazine Shôjo Comic, abrégé en Sho-comi, est créé en 1968 par Shôgakukan. Originellement mensuel, il passe rapidement bimestriel avant de devenir hebdomadaire en 1970. Depuis 1978, il est redevenu bimestriel. Il vise un public de jeunes adolescentes. Sa position envers la représentation physique de l’amour a beaucoup évolué, passant d’une interdiction de représenter un simple baiser à un contenu assez érotique, notamment avec les œuvres de Shinjo Mayu comme Kaikan Phrase (Pika). Les séries issues du Sho-comi les plus connues, outre celles de Hagio Moto, sont Kaze to ki no uta de Takemiya Keiko, Georgie ! d’Izawa Mann et Igarashi Yumiko (en français chez Tonkam), Fushigi Yûgi de Watase Yuu (aussi chez Tonkam).
  27. Hagio Moto a rapidement quitté Kôdansha pour faire la première partie de sa carrière dans les différentes déclinaisons du magazine Shôjo Comics. Elle a par la suite été publiée par différentes maisons d’édition comme Shûeisha, Akita Shôten ou Hakusensha.
  28. Les éditeurs de quatre pays occidentaux ont traduit — ou annoncé la traduction de — plusieurs œuvres de Hagio Moto. Cela concerne les États-Unis (4 titres), la Pologne (2 titres, 4 annoncés), la France (3 titres) et l’Italie (2 titres).
  29. Le magazine Shôjo Friend est né en 1962, succédant à l’historique mangashi pour jeunes filles Girls Club (1923-1962). D’hebdomadaire à ses débuts, il devient bimensuel entre 1974 et 1991 avant de passer mensuel. Il cesse de paraître en 1996. Ses principales séries sont la nouvelle version de Princesse Saphir de Tezuka Osamu, la seule du magazine à avoir été traduite en français (Soleil Manga, à ne pas confondre avec la première version sortie dans Nakayoshi), Akane-chan de Chiba Tetsuya et Ariesu no otometachi de Satonaka Machiko.
  30. Petit Flower est paru entre 1980 et 2002, puis il est remplacé par Flower, un mensuel pour jeunes femmes. S’adressant à un public d’adolescentes plutôt âgées, Petit Flower a publié Mesh, Marginal et Zankoku na kami ga shihaisuru d’Hagio Moto sans oublier Love Song de Nishi Keiko, Fancy Dance d’Okano Reiko ainsi que la fin de Kaze to ki no uta de Takemiya Keiko à partir de 1982.
  31. Pour plus d’informations sur le shônen-ai, le yaoi et le boys love, voir mon article «Une petite histoire du yaoi» dans le numéro 1′ de la revue Manga 10 000 images.
  32. Citons par exemple le titre Attack Number One ! d’Urano Chikako prépublié entre 1968 et 1970 ainsi que Ace o nerae ! de Yamamoto Sumika, connu ici sous le titre de sa version animée Jeu, set et match ! et lui aussi prépublié dans Margaret, entre 1972 et 1980.
  33. Le meilleur exemple est donné par Igarashi Yumiko, dessinatrice de séries à succès comme Mayme Angel (Taïfu), Georgie (Tonkam), Anne (Taïfu) et surtout le très connu Candy Candy (une coédition Kôdansha/Les Presses de la Cité).
  34. Il ne s’agit pourtant pas du premier récit de Hagio Moto que l’on peut rattacher à la science-fiction. Dans ce même magazine, la manga-ka a publié en 1972 une nouvelle intitulée Asobi dama mettant en scène des personnages doués de télékinésie. Certains pourraient même considérer que l’histoire Serei gari, prépubliée en 1971, toujours dans Bessatsu Shôjo Comic, contient plus d’éléments relevant de la science-fiction que du fantastique.
  35. Tous les grands éditeurs japonais organisent des prix concernant leurs publications même s’il arrive parfois qu’un manga édité par un concurrent soit récompensé, tant ses qualités en font le titre de l’année. Les principaux sont les prix manga Kodansha, Shôgakukan et le plus récent Tezuka Osamu bunka shô.
  36. Poe no ichizoku («Le clan de Poe») est le premier grand succès de Moto Hagio. L’accueil par le public est tel qu’il permet à ce récit fantastique d’être la première série shôjo de l’éditeur Shôgakukan à sortir en version reliée — c’est-à-dire au format tankobon — en 1974. Le titre est toujours indisponible en anglais et en français, mais il existe une version italienne et une autre en polonais pour les personnes sachant lire l’une ou l’autre de ces deux langues.
  37. Prépublié aux États-Unis chez VIZ dans feu la revue Manga Vizion à partir de 1995, A-A’ sort en version reliée (trade paperback) en 1997.
  38. Le mensuel Princess est édité par Akita Shôten depuis 1974. Le magazine s’adresse aux adolescentes et il est réputé pour publier des histoires plutôt classiques dans leur traitement, mélangeant régulièrement romance et fantastique ou science-fiction. Ses séries les plus emblématiques sont les interminables Eroica yori ai o komete d’Aoiake Yasuko et Ôke no monshô d’Osokawa Chieko, commencées en 1974 pour la première, 1976 pour la seconde, toujours en cours, ainsi que la plus récente L’Infirmerie après les cours de Mizushiro Setona.
  39. Le lecteur curieux à propos de A-A’ aura intérêt à aller lire la chronique proposée sur le blog Errances et Phylactères.
  40. C’est du moins ce que laissent penser la plupart des présentations de la série Mesh. Or, plus qu’une série policière, Mesh est une compilation de nouvelles peu liées entre elles mettant en scène un personnage récurrent dans différentes situations permettant à Hagio Moto de développer différents thèmes lui tenant à cœur, thèmes qu’elle développera durant les années 1980.
  41. Traditionnellement, le père est absent dans l’éducation des enfants, encore plus s’il s’agit de filles.
  42. Sa longue série Zankoku na kami ga shihaisuru (prépubliée dans l’incontournable Petit Flower entre 1992 et 2001, totalisant 17 tomes) est aussi une histoire complexe, centrée sur la psychologie des personnages suite à leurs traumatismes. Elle aborde les thèmes de la pédophilie, de l’inceste, du meurtre de ses parents, de l’amour entre beaux-frères et de la rédemption.
  43. Hagio Moto n’appréciait pas Garo qu’elle trouvait trop sombre et avec des histoires au point de vue trop masculin. Elle préférait vraisemblablement la revue COM qui publiait des auteurs plus à son goût, notamment Tezuka Osamu, Ishinomori Shôtaro mais aussi Mizuno Hideko.
  44. Le terme «salaryman» fait référence aux employés de bureau — on les distingue ainsi des ouvriers — qui sont apparus en nombre au Japon durant les années d’après-guerre. On pourrait les rapprocher de nos cols blancs. Le mot désigne aussi la classe moyenne masculine qui se concentre quasi-exclusivement sur son travail et dont l’avancement se fait à l’ancienneté. Une office lady est une jeune femme occupant un poste à bas niveau de responsabilité et dont le travail consiste surtout à faire du secrétariat ou être à l’accueil des entreprises, ainsi qu’à faire et servir le thé. C’est un poste qu’elle occupe en attendant de se marier et de devenir une femme au foyer.
  45. Si l’on exclut Garo et COM, plus alternatifs, les premiers magazines seinen, tous bimensuels, sont lancés en 1967 avec Action Comic de Futabasha (dont sont issus Au temps de Botchan de Taniguchi Jirô, disponible en français chez Casterman ; Dômu, rêves d’enfants d’Otomo Katsuhiro, Les Humanoïdes associés ; Lone Wolf & Cub de Koike Kazuo et Kojima Goseiki, Panini) et en 1968 avec Play Comic d’Akita Shôten (Sous notre atmosphère de Tezuka Osamu, Éditions H ; et une petite partie de Cyborg 009 d’Ishinomori Shôtaro, Glénat, y ont été prépubliés) puis Big Comic de Shôgakukan. Le mangashi a connu de très nombreuses déclinaisons au fil des ans telles que le mensuel Big Comic Original. Ayako et L’Arbre au soleil de Tezuka Osamu, respectivement en français chez Delcourt et Tonkam ; une partie de Sabu & Ichi de Ishinomori Shôtaro (Kana) ; Le Journal de mon père et Quartier lointain de Taniguchi Jirô (Casterman) y ont vu le jour. Playcomic est passé mensuel en 2010, les deux autres titres résistant mieux à la chute d’audience généralisée des magazines de prépublication amorcée dès le milieu des années 1990.
  46. Le mensuel Afternoon, édité par Kodansha, a vu le jour en 1986. Le magazine a tendance à privilégier la quantité à la qualité, même si l’un n’empêche pas l’autre. En effet, chaque numéro fait dans les mille pages et propose une trentaine de séries. Il a publié, entres autres, Ah ! My Goddess de Fujishima Kôsuke (Pika), Eden d’Endo Hikori (Panini), Naru Taru de Kitoh Mohiro (Glénat). Une de ses séries phares actuelles est Vinland Saga de Yukimura Makoto (Kurokawa), arrivée en 2006 suite à son départ du Weekly Shônen Magazine.
  47. Hagio Moto est fan de la musique de Kai Yoshihiro, un artiste de J-pop/rock qui exerce depuis le milieu des années 1970. Une collaboration entre les deux artistes a pu naître de leur rencontre en 1985 à l’issue d’un des concerts du chanteur. Il s’agit de Kanzen Hanzai – Faerie dont la conception repose sur une trentaine de chansons de Kai Yoshihiro.
  48. Durant les années 1980, un certain nombre de magazines de manga pour femmes apparaissent. Il s’agit des ladies comics, appelés aussi young ladies. Ces appellations sont de plus en plus remplacées par le terme josei. Une frange de ce genre éditorial a connu un certain succès avant de pratiquement disparaître durant les années 1990 : la romance érotique, pour ne pas dire pornographique, pour femmes au foyer. Néanmoins, la plupart des magazines proposent toujours des histoires avec un contenu assez explicite.
  49. Édité par Kôdansha, le bimensuel BE·LOVE est à l’origine un mensuel lancé à la fin de l’année 1980 en remplacement des hors séries «spécial manga» de l’hebdomadaire Weekly Young Lady, une sorte de tabloïd pour femmes au foyer qui a été publié entre 1963 et 1987. BE·LOVE vise un lectorat féminin plutôt âgé, des trentenaires, voire des quadragénaires. Une seule de ses séries nous est parvenue en français, Chihayafuru de Suetsugu Yuki (Pika), qui n’est pas réellement représentative de la ligne éditoriale du magazine.
  50. Issu du magazine Monthly Seventeen, le bimensuel YOU est né, lui aussi, en 1980. Il s’adresse principalement aux office ladies, c’est-à-dire aux jeunes femmes actives qui ont la vingtaine. Ikeda Riyoko y a publié quelques histoires.
  51. Il nous a été impossible de déterminer le contenu des deux histoires que Hagio Moto a publié dans BE·LOVE. Il semble que le magazine n’ait pas réussi à intéresser l’auteure.
  52. La courte carrière d’Okazaki Kyoko dans le manga — née en 1963, elle débute professionnellement en 1985 mais a été victime en 1996 d’un chauffard, ce qui a stoppé sa carrière — ne l’a pourtant pas empêchée d’avoir une influence certaine dans la bande dessinée japonaise en y introduisant un ton sans concession, une omniprésence du sexe, un graphisme spontané, dépouillé et des thèmes graves, actuels. Helter Skelter est sa dernière œuvre, inachevée comme l’indique la postface de la version française chez Casterman. L’auteure y dépeint le monde des top models vieillissantes au physique reconstruit chirurgicalement.
  53. Le mensuel FEEL Young, créé en 1989 par Shôdensha, est l’archétype du magazine josei, du moins de la manière dont on définit le genre en France où plusieurs de ses séries ont été publiées, principalement chez Delcourt, chez Asuka et dans la collection Sakka de Casterman. On y trouve par exemple Diamonds, Body & Soul et CRASH de Sakurazawa Erica, Piece of Cake d’Asakura George, Complément affectif d’Okazaki Mari, Mlle Ôishi, 28 ans, célibataire de Q-ta Minami, etc. Les protagonistes y sont des jeunes femmes, généralement actives ou étudiantes, qui connaissent de nombreuses vicissitudes tant dans leur vie amoureuse que professionnelle. Les hommes n’apparaissent pas toujours sous leur meilleur jour et sont loin de l’image du prince charmant.
  54. Lancé en 1982 par Kôdansha, Morning est un bimensuel jusqu’en 1986 puis il devient hebdomadaire. Il s’adresse à un public plutôt masculin et âgé. De nombreuses séries qui en sont issues ont été éditées en français. Par exemple : Gon de Tanaka Masashi (Casterman), Vagabond d’Inoue Takehiko (Tonkam), Planètes de Yukimura Makoto (Panini), Les Gouttes de Dieu d’Agi Tadashi et Okimoto Shu (Glénat), ES et Cesare de Soryo Fuyumi (respectivement chez Glénat et Ki-oon).
  55. Dans la préface du tome De l’humain de l’anthologie publiée par Glénat, Yamada Tomoko, une spécialiste renommée du manga, rapporte une anecdote concernant Takahashi Rumiko — auteure, entre autres, de Lamu, Ranma ½ et de Maison Ikkoku –, fan de Poe no ichizoku et qui, avec ses amies, n’a pas réussi à trouver, à l’époque, le nouveau tome en librairie. Tous les exemplaires avaient été vendus le jour même de la sortie.
Site officiel de Hagio Moto
Site officiel de Fantagraphics
Site officiel de Glénat (Manga)
Hervé Brient
Dossier de en décembre 2013