Comment j'ai écrit certains de mes livres
- (1) Préambule
- - (2) Comment j'ai écrit certains de mes livres
- - (3) Comment Betty vint au monde
- - (4) Une brève et longue histoire du monde
- - (5) Misères et maheurs de la guerre d'après Jacques Callot, noble lorrain
- - (6) Dialogues de morts à propos de musique
- - (7) hors sujet
- - (8) Hapax
Hapax est un essai en bande dessinée. Un essai en bande dessinée n’est pas un essai sur la bande dessinée ; c’est moins encore un essai habillé de bande dessinée subordonnant le dessin et la narration à une urgence théorique qu’il faudrait, par là, faire passer.
Hapax est bien un récit. Un récit qui fait essai. Pas un récit qui fait l’essai, qui joue à l’essai, mais la mise en récit des idées qui se développent par l’essai. Un essai en bande dessinée est un lieu plastique, verbal, dans lequel, idéalement, tout ce qui se dessine et tout ce qui s’écrit essaie ; tout concourt à formuler les interrogations dont l’essai est le cadre ; tout vise l’objet qui en a appelé le mouvement.
L’objet de Hapax est le plagiat[1] : ses visées instrumentales ou son fonctionnement affectif, ses moyens, sa territorialité, ses fondements avoués et inavoués, ses mécanismes de défense, son cadre social, politique. Il est envisagé sous un angle économique et idéologique (celui du plagiat considéré comme capitalisation), et sous un angle charnel (celui du plagiat considéré comme viol, comme mode d’anéantissement). Ce récit est donc une défense de la faiblesse. Une défense des formes tremblantes et chétives broyées par le train aveugle de l’intérêt. Évidemment, une des premières questions soulevée par cette espèce d’axiologie est : quelles en seront les conséquences sur sa forme ? Quels mouvements de fonds, qu’ils soient narratifs où qu’ils apparaissent par les dispositifs plastiques mis en place, pourront rendre compte de ces positions en écartant les modes de l’image qui la condamneraient à l’illustration ( modes stérilisant de la métaphore, de l’exemple, de l’illustration, du schéma, du rébus) ?
Établir un protocole de travail pour un nouveau livre revient à trouver une forme adaptée à sa double problématisation : par où la composition formelle du récit — choix techniques, mode du dessin, tenue structurelle — problématise son objet, ses enjeux ; par où le désir d’y dire quelque chose, d’y aborder telle ou telle question, problématise le cours formel de sa réalisation. Le vrai sens du protocole n’est pas tant de rendre cohérent un problème à l’autre que de leur permettre une fructification réciproque, de ne pas en arrêter le développement.
Partir, pour écrire ce livre, d’une certaine critique du signe — passant par la mise à nu des découpages sémiotisant, fétichisant, marchandisant du dessin en unités computables — imposait de retrouver, d’une manière ou d’une autre, le mouvement des lignes, le chemin qu’elles font depuis les corps et en eux. Non pas série de formes mais continuum d’effectuation. Non pas bribes agencées de savoir-faire ni de cellules de sens mais devenir-trait dans une interrogation continue. Non pas objet mais trajet. Plus simplement : se désintéresser de ce que le dessin dessine pour se tenir à ce que le dessin fait.
Hapax, dans son traitement du dessin en noir et blanc tente de le dégager de certaines évidences trompeuses : il rompt avec avec sa conception en tant que force de frappe expressive, en tant qu’ossature de contraste et en tant que garantie d’une certaine clarté.
Le livre tout entier remet en cause, en fait, les usages du noir et blanc pensé comme matrice d’efficacité, et même comme principe d’économie : d’une part Hapax est de toutes part le lieu d’un profond mélange (des masses comme des matériaux), et d’autres part le livre n’est qu’illusoirement un livre en noir et blanc (en effet, conçu en quadrichromie pour saturer d’un peu de rouge supplémentaire le noir CMJN, il trahit par petites touches — un tampon ici, un scotch jauni là, un lavis verdissant — ou par de rares pages colorées — comme une trouée de lumière extérieure dans un corridor — une présence continue de la couleur (la couleur, dit Aristote, c’est tout le visible).
Du point de vue des images elles-mêmes, c’est un principe d’incertitude, un tremblement continu des conditions volontaires de leur construction, qui peut rendre perceptible en quoi un processus de discrimination — l’échantillonnage — d’une image comme du dessin qui la compose, représente une violence, une réduction : tout ce qui fait l’exténuation des propriétés singulières d’une vie prise dans la matrice style et sa série finie de particularismes, gelée dans les unités morphologiques de la signification.
Pour Hapax le dessin a été livré à toutes sortes de dérèglements formels, techniques, processuels, historiques : ces dérèglements, mis en branle par des conditions parfois purement expérimentales, ne vont pas seulement déjouer de façon critique la fixation évoquée plus haut, ils feront également de la citation un principe d’incertitude : dans ces réseaux croissant et mouvant de lignes, de rayures, les nombreuses formes du passé (passé architectural, urbain, pictural) avec lesquelles dialogue Hapax sont de brèves ombres passagères, distordues par un amour qui ne les fixe pas, ne les sanctifie pas comme de vulgaires opérateurs culturels, mais les accompagne à la vue comme à l’entendement en les changeant ; ce sont, par exemple, les deux velarii angéliques de la madonna del Parto, le Riten de Bergman, les torsades du mausolée du cardinal de Braye à Orvieto, les champs de chapiteaux historiés d’Antelami, inexistant comme références — sans soucis d’être distingués, sans même que ce soit nécessaire pour avancer librement dans la lecture — mais perceptibles, comme des parfums, qui composent ensemble (avec tout ce que je ne sais pas) l’organicité souterraine d’un livre dessiné. C’est l’antidote à leur usage historique — le laborieux équivalent plastique des bibliographies — ou à leur ridicule usage culturel atmosphérique — dessin à la manière de. Comment mieux répondre à tout ce que le texte voudrait dire des mécanismes du plagiat que par ce déclenchement, immédiatement sensible, d’un autre rapport aux œuvres, un rapport transformant qui emporte avec elles, à la fois, l’œuvre en train de se faire et le corps de celui qui la fait ?
L’essai peut se mettre en branle pour faire récit des idées, par toutes sortes de tours. J’ai choisi, pour Hapax, de construire pour cadre quelque chose comme une histoire enfantine, un scénario rudimentaire : peu de personnages (vaguement quelque chose comme La Mort, un artiste, son plagiaire, le chœur des chérubins), pas de sortie du fil narratif, de hors-piste, pas de ruptures de temps ou d’espace. Le digressif, déjà très présent dans l’éventail des thèmes et des spéculations, dissuade d’ajouter de la complication à la complexité. Pourtant, il fallait conserver assez de l’étoffe fictionnelle, des moyens du récit, pour construire des espaces dialogiques souples, sans figure surplombante. Avancer avec le livre, moi-même, sans le débiter.
Il fallait lui offrir un mode du dessin qui fût constitué de plans possibles, de plans pouvant se superposer, se rencontrer, se traverser mutuellement, plans simulacres ou plans tectoniques, plans d’apparition ou plans de consistance, plans dans la durée ou plans dans les couches, plans pouvant configurer à loisir les passages des opérateurs discursifs et plastiques, pour leur donner chair et vie ; car faire un essai n’est pas régler des comptes, trouver sa hauteur, donner des leçons, et ceci quelle qu’en soit l’implication politique de son auteur, quelle que soit la fermeté qu’elle engage devant ses enjeux. Hapax, jusqu’aux derniers moment de son écriture, traçait une route mélancolique que ni le dessin dans ses dérives, ni les hypothèses qu’il portait pas à pas, ne semblait détourner. Et un appel d’air, né précisément d’incertitudes du dessin, est venu le clore.
Texte et dessin ont été traités de façon autonomes dans leurs prémisses, comme deux courants parallèles de la pensée, se répondant par des assonances thématiques, parfois par des modèles communs puisés dans des lectures, parfois depuis des notes communes, mais sans jamais se croiser avant leur terme propre : lorsque toutes les pages dessinées furent réalisées, avec des espaces vides aménagés pour recevoir du texte — ou pas — dans des phylactères muets, dans des zones évidées des cases, et lorsque le texte, sous formes de multiples dialogues, paratextes, digressions, fut également écrit dans un cahier à part, la seconde partie du travail consista à trouver aux planches un ordre définitif (selon le principe initié par Prières) entre ses deux pôles inamovibles : un prologue théâtral et grotesque et une fin qu’on pourrait dire, désormais, heureuse, à laquelle je ne voulais plus renoncer. Un livre voué au tact se devait d’ouvrir à mille autres livres, à ne pas être refermé comme une vulgaire bataille livrée.
Notes
- Ma petite patrie éditoriale, celle de la bande dessinée, est sans aucun doute le territoire le plus sillonné de consanguinité ; il l’est bien plus que celui de n’importe quelle autre discipline.
On pourrait considérer ça comme le hoquet d’un disque historique rayé. Je vous raconte, même si vous savez déjà depuis toujours ce que je vais vous raconter.
Le parcours ordinaire d’un auteur tout entier absorbé par sa recherche est celui-ci : pendant une période assez longue, tout le monde se fout à peu près de son existence. Pas de doute que ça le peine de temps en temps, c’est sûr, mais comme son travail passe avant n’importe quoi d’autre, il a autre chose à foutre que d’aller draguer le monde, alors il s’en fait une raison. On l’ignore, donc, dans le pire des cas, ou on le moque gentiment dans le meilleur.
Arrive fatalement le jour ou quelques petits malins trouvent ça dommage, quand même, ces belles idées, toutes gâchées, qui ne rapportent à personne. C’est parce que c’est trop compliqué, tout ça. On va simplifier. Limite, on l’aime bien l’auteur, c’est vrai, on le comprend — on est pas cons, nous, les petits malins. On est des petits malins, alors normal. On peut même l’admirer un petit peu. Discrets. Mais il est pas assez peuple, lui, il voit pas, l’auteur, que c’est de sa faute, qu’il pourrait faire des efforts. Il y a du potentiel, là-dedans. Alors ils nous en font des versions édulcorées, paresseuses, marchandisables sans trop d’effort, par la transsubmutalification miraculeuse du travail d’une vie en quelques signes de modernité innoffensifs. Amen. Des mouvements de consanguinité étonnants qui auront pour fin la lassitude jusqu’au dégueulis d’un public qui aura subi la répétition affolante de motifs autodigérérechiés jusque sur ses taies d’oreiller ou sur son ticheurte. Lassitude qu’il éprouvera au bout du compte devant l’auteur original lui-même, superposé magiquement à la sphère de gadgétisation de son propre travail. Il est devenu son propre copiste. Y se répète, le gars, diront ceux qui viennent de remarquer son existence dans le bassin à bulle de ses clones. Bibilboulon, bilibuli, boulibalu. La plupart le verront même jamais, l’original. Ceux-là mêmes qui auront un instant fait porter le regard sur leur modèle seront la cause de sa ringardisation et ils iront quelques mètres plus loin se choisir une autre victime qu’il appeleront maître ; ça ne leur coutera pas plus cher de divorcer qu’il ne leur avait coûté d’épouser. Quelques milliers de petits singes habillés se sont déjà fatigués de rendre de mauvaises copies industrielles de Chris Ware ; et j’entends déjà dire à la ronde que Ware est lassant, qu’il faiblit. Qu’il se répète. Bin tiens. BlexBolex subit en ce moment le même sort, mausoléifié par l’école Riso-Würzt de Strasbourg ou les cochonneries petites bourgeoises décoratives de Nobrow. Encore ces deux-là auront-ils pu au passage recevoir les légitimes marques de reconnaissance pour leur travail de pionniers, mais ce n’est que la partie la plus visible du travail de pillage : qu’advient-il des modèles, par exemple, quand ils sont humbles et que leur copiste est puissant ? qui saura qu’un artiste invisible et génial est pompé jusqu’à l’os par un tâcheron surpublié que tout le monde connait ? quelles chances donnez vous à David devant Goliath dans le monde merveilleux de la bande dessinée ? S’il n’a pas laissé tomber pour s’abandonner pleinement à sa dépression ou au parapente, hé bien peut-être ira-t-il simplement inventer quelque chose d’autre, parce qu’il sait faire ça, et parce que ça lui est nécessaire.
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Super contenu ! Continuez votre bon travail!