#TourDeMarché (2e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Retour du #TourDeMarché, et on va s’intéresser cette semaine au marché japonais, puisqu’il en est question dans l’actualit(t)é. c’est parti !
Pour ceux que cela intéresserait, voici le communiqué de presse sur lequel cet article (et celui de Hon.jp dont il est inspiré) se basent (attention, c’est en japonais). Je ne vais pas paraphraser ici ces deux articles qui se livrent à l’exercice habituel de commentaire d’évolution annuelle, soulignant combien cela monte ici et descend là par rapport à l’année passée. J’ai déjà pu longuement évoquer les limites de la chose. (Juste pour mettre les choses en perspective, puisque le communiqué souligne la progression des mangas au sein de l’édition japonaise pour en représenter 41,5 % des ventes globales en 2022 : en France en 2022, un livre vendu sur quatre est une bande dessinée)
Voici donc l’évolution, depuis 1981, du marché japonais en valeur.

Pourquoi seulement en valeur ? Pour une raison bien simple : la notion de ventes en volume perd de sa pertinence dès que l’on commence à considérer le marché numérique, qui a tendance à bouleverser les formats habituels des ventes physiques. Ce qui fait que les communiqués comme celui dont j’ai donné le lien plus haut n’abordent plus que la question des ventes en valeur, pour pouvoir comparer en restant cohérent marché physique et marché dématérialisé. Dont acte.
Ce graphique met en évidence le déclin des magazines de prépublication, amorcé depuis 1995 et qui suit une évolution quasi linéaire (ou dit autrement : c’est presque une droite). Pourtant, ces magazines continuent de constituer la base de l’industrie du manga. Sans surprise, cette évolution à la baisse se retrouve dans l’évolution des tirages des titres de prépublication japonais, comme on peut le voir ici, avec le détail des principaux sous-segments éditoriaux (homme/femme x enfant/adulte, en gros).

(Il s’agit là des données collectées trimestriellement par la JMPA – Japanese Magazine Publishers Association, que j’avais déjà abordées ici)
Cela permet aussi d’observer là-bas la domination des magazines shônen, qui représentent 52 % des tirages cumulés pour le manga en 2022, devant le dansei/seinen (32 %), le shôjo (12 %) et le josei (5 %), avec 1 % de trop dans le total du fait des arrondis. Mais pour dire les choses rapidement : au Japon, cinq revues de manga sur six imprimées sont destinées en priorité à un lectorat masculin, et seulement un tiers des revues de manga imprimées est destiné en priorité à un lectorat adulte. Je dis « en priorité à un lectorat masculin », parce qu’il y a aussi des femmes qui lisent ces publications. L’inverse est moins vrai, cependant, si l’on en croit cette étude de NTT réalisée en 2012 :

(Au cas où ce ne serait pas immédiat, les chiffres donnés sont à comprendre comme « x % des personnes dans l’échantillon déclarent lire tel magazine », avec en bleu les hommes et en rose les femmes, les titres fournis en ordonnée étant tous des hebdomadaires)

Côté recueils (les fameux « tankôbon »), la situation est sensiblement différente de ce qui se passe côté magazines : depuis 1993, le marché était plus ou moins stabilisé autour de 250 milliards de yen, avant de fléchir au moment de la montée en puissance du numérique. Le regain des recueils sur 2020-2021 est probablement dû aux dynamiques très particulières de la crise liée au COVID, et dont on voit l’effet déjà s’estomper en 2022. J’ai déjà souligné ailleurs combien l’apport du numérique s’était fait non pas en remplacement du marché physique, mais constituait bien un véritable levier de croissance… et continue de l’être, visiblement.

Quelques réflexions supplémentaires, en réaction aux remarques de Rouk’ sur le rebond des ventes de recueils sur le marché japonais en 2020-2021, qui, à son avis, serait attribuable à la performance impressionnante de Demon Slayer.
Outre les données macro-économiques du marché que je viens d’aborder, la principale source de données sur les ventes de volumes individuels ou de séries manga au Japon proviennent des tops publiés par Oricon. Et ces données sont assez limitées : ainsi, en ce qui concerne les séries réalisant les meilleures ventes, on oscille selon l’année entre un top 10 et un top 50, sachant que l’historique ne remonte qu’à 2008. Il faut donc s’en contenter. (Autre petite particularité, ces tops ne sont pas réalisés sur une année calendaire, mais sur une période en léger décalage. Pour l’exercice 2022, il s’agit des ventes réalisées entre le 22 novembre 2021 et le 20 novembre 2022)
Afin de garder une forme de cohérence entre les années, voici l’évolution des ventes cumulées du top 10 des séries manga au Japon depuis 2008 (en volume), et l’évolution des ventes globales de recueils de manga (tankôbon), en valeur cette fois-ci.

Alors oui, on observe une même dynamique sur 2020-2021, et l’on a tôt fait d’établir une relation de cause à effet : il y a un best-seller hors-norme qui vend énormément en 2020, c’est donc lui qui entraîne tout le marché vers le haut. Oui, mais. Voici les courbes des ventes de toutes les séries ayant dépassé au moins une fois les 10 millions d’exemplaires vendus dans l’année selon Oricon[1]. Ces courbes sont parcellaires (notamment pour 2022), mais faute de mieux, il faudra s’en contenter.

Ce qui me gêne ici, c’est l’aspect très inhabituel des courbes de ventes des « hits » les plus récents, qui disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus — Demon Slayer en tête, puisqu’il ne figure même pas dans le top 10 des séries pour 2022. On me dira que c’est normal, que Demon Slayer s’est conclue en 2020, et qu’il y aurait peut-être une forme de saturation. Pourquoi pas, mais cet argument ne me convainc que très partiellement, et je vais vous expliquer pourquoi.
En fait, on observe une dynamique similaire pour deux autres titres, à savoir Jujutsu Kaisen et Tokyo Revengers, tous deux dépassant les 20 millions d’exemplaires vendus en 2021, et voyant leurs ventes fléchir très fortement en 2022. Or, Tokyo Revengers s’est conclue en novembre 2022, et Jujutsu Kaisen est toujours en cours — ce qui fait qu’il faut considérer les deux séries comme étant encore actives au regard des données du graphique. Mais alors, pourquoi cet effondrement en 2022 ? L’évolution des ventes de ces deux titres entre 2021 et 2022 ne correspond en rien aux évolutions habituelles des ventes de séries après leur conclusion. Tout cela me semble beaucoup trop abrupt, comme s’il y avait un autre facteur à prendre en compte.
L’incohérence des comportements de ces trois titres (en y incluant Demon Slayer) avec des situations très contrastées se rajoute au fait étonnant que les autres franchises considérées plus haut semblent ne pas être autrement affectées — business as usual. Qu’il s’agisse de One Piece qui ronronne ou d’un Spy x Family qui s’installe tranquillement (pour ne citer que ces deux-là), tout semble indiquer que seuls Demon Slayer, Jujutsu Kaisen et Tokyo Revengers ont bénéficié d’un coup de pouce sur 2020-2021.
Il y a donc quelque chose que je ne m’explique pas, et qui nécessite plus ample analyse et recherche. Mais c’est aussi ainsi que fonctionnent les études de marché, avec souvent bien plus de questions que l’on n’a de réponses. Et c’est très bien comme ça.

Notes

  1. J’ai volontairement écarté Seven Deadly Sins de l’analyse, même si ce titre a dépassé les 10 millions d’exemplaires vendus en 2015, ne disposant pas de données de ventes pour 2021 et 2022.
Dossier de en mars 2023