L'Apocalypse, premier office

de

C’est peu dire que Jean-Christophe Menu « éditeur » était attendu au tournant. Aux esprits sceptiques qui lui lançaient d’un air entendu, « L’Apocalypse ! Enfin ?… », il se devait de répondre : « L’Apocalypse ? Enfin ! ». Son désir, non de «rebondir» (cette horrible expression qu’il conviendrait de jeter aux orties avec les journalistes qui en abusent), mais de continuer coûte que coûte son travail d’éditeur – ailleurs et avec d’autres moyens –, était suffisamment fort pour que ce retournement s’opère. Et voici : c’est l’heure de la reprise, avec pour commencer trois titres en librairie qui sonnent superbement dans le fatras de la production courante. Ils se présentent naturellement dans le droit-fil du travail entrepris à L’Association. Nulle rupture sensible avec deux décennies de travail où Menu avait imprimé sa marque (notamment les cinq dernières années où il était resté seul aux commandes). Nul divorce, non plus, avec ce que L’Association a publié depuis son départ et qui tient parfaitement la route. Le dialogue se fait à distance, mais avec classe (je songe notamment à L’enfance d’Alan qui se frotte joliment à ces premiers livres de L’Apocalypse). Autrement dit : L’Asso et L’Apo sont dans le même bateau et personne ne tombe à l’eau…

Ceci dit, une fois noté cette fidélité, il convient de relever les signes de ce qui, si le temps ne lui est pas compté, marquera peut-être un authentique « pas de côté ». Si l’on s’intéresse au programme de parutions à venir de L’Apocalypse (en jetant un coup d’œil sur le site du distributeur, Les belles lettres, en attente de la mise en ligne du site lapo.fr), on constate que l’amour et la défense de la bande dessinée en tant que « langage unique aux immenses potentialités » ne sont plus aussi exclusifs que du temps des « fondateurs ». Le regard, l’écoute se déplacent – un peu. Cette nouvelle enseigne de « J.-C. Menu éditeur » devrait en effet s’ouvrir aux formes de création dans leur diversité : texte, musique (vinyles, bien entendu), photographie, etc. C’est la conséquence logique de « l’explosion transgressive des frontières » entre les domaines (l’érosion s’étant avéré un processus bien trop lent) que L’Éprouvette (la revue « théorique » en trois volumes publiée à L’Association en 2006-2007) avait appelée de ses vœux. Question d’accord avec soi-même : on devient ce qu’on est, et L’Apocalypse est, à ce jour, le dernier stade de la métamorphose du Journal de Lapot que Menu élaborait jadis dans sa chambre d’enfant, puis d’adolescent.

Accorder son catalogue à ses désirs et faire au mieux de ses possibilités, notamment matérielles. Se remettre au travail dans une projection plus ou moins rêvée de cette chambre d’enfant qu’il ne lui est possible de hanter cependant qu’en adulte revenu de mille périls (conjurant comme il le peut cette « malédiction » dont il parle dans La bande dessinée et son double). Ne pas l’accomplir, en professionnel de la profession (même si on voit bien qu’un sacré savoir-faire est à l’œuvre, renforcé par les conseils de son aîné, Étienne Robial, actionnaire minoritaire, mais actif, de l’entreprise). Agir en musicien : tissant sa partition, navigant dans la carte des territoires, de solitude à solitude et non en établissant un faux dialogue réglé par les codes et usages du « vivre ensemble ». Voici les grandes lignes du projet si je saisis bien ce que ces trois premiers livres me confient au premier regard. Aussi faut-il les considérer, à travers leurs différences, comme formant une combinaison : l’équivalent d’un premier pli décisif. Un pli, sinon gagnant, du moins stratégiquement signifiant (sachant que la partie qui commence met en jeu quelque chose comme la vie du joueur). Il y a, comme toujours, une sérieuse emprise de la mélancolie à faire ainsi les choses, avec lucidité, sensualité, avec gravité parfois, mais sans pathos. Il convient de retenir l’excès d’expression, si l’on veut que quelque chose surgisse. Les plus beaux livres sont d’abord des espaces de silence. Ils se réservent pour qui prend le temps d’entrer véritablement en eux, sans se contenter d’un parcours linéaire rapidement mené. Puis ils « parlent ». Ils s’expriment dans leur langage où les mots n’ont pas toujours le dernier mot.

Le soin qui a été apporté à ces trois productions inaugurales montre à quel point Menu peut continuer – quelles que soient la crise et l’inquiétude générale qui rendent la plupart des acteurs de l’édition plus frileux que jamais – à prendre des risques en éditant des livres de facture impeccable, donc assez chers et peu commerciaux, que les noms des auteurs soient connus (donc a priori vendables) ou non. Ils frappent par leur allure avant de nous interpeller par leur signature. Mais l’on devine aussi, dès le premier regard, que chaque signature va déployer sa puissance à la surface des pages : la qualité du papier, de l’impression ou de la reliure ne masquent rien. Le bel écrin est simplement ce qui leur est dû, la forme s’étant, à chaque fois, adaptée au contenu (ce qui explique pourquoi chaque livre est unique) ; ou plutôt, l’a rendu lisible, car, comme on le sait depuis déjà longtemps, quand il y a « création », aucune dissociation n’est possible entre forme et contenu. Ces livres sont donc à prendre ou à laisser.

Dans un premier temps, je les ouvre et les parcours un peu au hasard suivant l’ordre de parution (car Jean-Christophe Menu leur a donné un numéro : Susceptible de Geneviève Castrée, c’est L’Apocalypse 001 ; La montagne de sucre de Sandrine Martin, L’Apocalypse 002 ; Pense-Bêtes de Roland Topor, L’Apocalypse 003). Puis, dans un second temps, qui est celui d’une lecture plus concentrée, je les reprends dans le désordre, en commençant instinctivement par La montagne de sucre. Je présume que c’est le goût du silence qui m’a fait ouvrir en premier le livre de Sandrine Martin. Parce qu’il ne comporte aucun mot, pas même une légende en regard de telle ou telle image, pas même un numéro : les images se suivent, on ne sait combien il y en a, et pas davantage combien de pages a le volume. Puis, une fois ce goût rassasié, l’envie de renouer avec le plaisir des fragments agencés par un artisan des mots me conduit à relire Topor (car Pense-Bêtes est la réédition d’un livre que je possédais déjà, mais que je n’ouvrais plus, tellement il était peu engageant dans sa forme, et mal imprimé ; là, je le redécouvre et suis impressionné par sa force : un de ses meilleurs, sans aucun doute). Enfin, pour finir en beauté, le livre de Geneviève Castrée tombe opportunément pour rappeler que la bande dessinée est toujours vivante et que l’autobiographie en est une des formes encore non épuisée. On remarque au passage, non seulement que ces livres sont de format, de pagination, de fabrication fort différentes, mais aussi qu’ils proposent trois états complémentaires de la relation entre image et texte (livre d’images nues, suite d’aphorismes et autres formes brèves agrémentée de culs-de-lampe, bande dessinée avec récitatif et phylactères). D’où cette sensation de « premier pli » signifiant, marquant concrètement le désir de sortir de l’uniformisation des collections afin de privilégier l’objet dans sa singularité.

Comme si chacun était unique, irremplaçable.

Dossier de en octobre 2012