Les Cahiers Dessinés ont dix ans

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Le n° 1 de la revue Le Cahier Dessiné (porteur de la promesse de paraître deux fois l’an sous la forme d’un livre d’environ 160 pages format 22 x 28cm impeccablement maquetté et imprimé) est sorti le 4 octobre 2002 chez Buchet·Chastel. Dès cette première apparition (d’autant plus frappante qu’elle était accompagnée d’une série de livres monographiques d’aspect semblable), le la était donné par son directeur de collection, Frédéric Pajak : «On peut faire un dessin sur le sable ou sur le papier et le faire aussitôt disparaître. Il y a peu de préméditation dans cet acte singulier. Il y a peu de grandiloquence. C’est peut-être pour cela que le dessin est si mal vu (…) Il faut sentir la rature ou la gomme dans le délié d’un dessin. Il faut voir ; et voir, c’est le contraire d’avoir vu. C’est un éternel recommencement.» Pajak était alors loin d’être un inconnu. Les lecteurs attentifs avaient déjà repéré ses livres, plutôt épais, édités ces années-là par les PUF, tels L’immense solitude — avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese ou Humour, une biographie de James Joyce. Dessinateur écrivain (et réciproquement), Pajak opère par montage d’images et de textes, ce qui lui permet aussi bien de tirer le fil d’un ou de plusieurs récits que d’inciter son lecteur à ouvrir le regard sur ce que le trait, en (et par) lui-même, peut dire ; comment, suivant son propre chemin, il devient parole sans user de mots ; alors que le texte est, certes lisible, mais aussi visible : organisation de signes graphiques formant pour l’œil surface de «gris» de tel ou tel poids dans la page. Il s’agit d’animer le mouvement de l’écriture, de la pensée, par un flux d’images et de mots que l’on peut laisser filer tout en gardant le pouvoir, à chaque instant, de le barrer, provoquant ainsi des arrêts sur image : se laissant ainsi tenter par la sidération (l’humilité, l’absence de grandiloquence, n’empêchant nullement cette forme de jouissance). Cela, qui poursuit infiniment sa route : matière de bruits et de silences ; prolifération et retenue ; incitation dialogique et expression manifeste de la solitude : l’intime fixé sans jamais se figer… Dessin et texte se doivent d’être plus que complémentaires : indissolublement liés. Aujourd’hui, après un passage chez L’Arbalète/Gallimard, Frédéric Pajak, éditeur aux Cahiers Dessinés, publie ses propres livres aux Éditions Noir sur Blanc à Lausanne (le dernier, Manifeste incertain, porte en sous titre : Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage, évoque Des souvenirs éparpillés, la rumeur de la mer furieuse, Samuel Beckett, Bram van Velde et est conçu, selon son auteur comme un voyage dans la beauté, la fureur, la bêtise, les illusions et le désenchantement — bref, en ce qui me concerne, il y a là tout pour me retenir ; j’y reviendrai en fin de chronique).

Frédéric Pajak est par ailleurs et par intermittence entrepreneur de presse (comment nommer celui qui invente des journaux diffusés en kiosque ?). On se souvient de L’imbécile, L’imbécile de Paris et plus récemment du journal éphémère «x» semaine(s) avant l’élection, le journal qui ne parle pas des candidats. Mais c’est une histoire sur laquelle il faudra se pencher un autre jour. Revenons-en aux Cahiers Dessinés, et d’abord à la revue qui s’est provisoirement éteinte après son septième numéro avec Claire Bretécher en couverture (en octobre 2006 — elle était devenue annuelle depuis deux ans). Comme nous écrivons ces lignes pour du9, il est intéressant de se remettre en mémoire l’éditorial du N° 2, toujours signé Pajak, qui s’intitulait : Éloge de la discipline et de la bande dessinée. Plus d’un auteur de petits mickeys s’en était alors offusqué. On pouvait lire, après quelques éloges du passé (Crepax ou Tillieux) : «Je ne saurais dire si la bande dessinée est un art ou pas, si elle est un art majeur ou mineur, mais je sais qu’elle ne me fait guère rêver.» Et, après avoir pertinemment noté les liens entre l’exercice laborieux des planches et la dépression : «En se réclamant d’un «neuvième art», la bande dessinée a voulu se hisser dans une légitimité culturelle dont elle n’avait pas l’ambition, ni plastiquement ni intellectuellement.» Mais, ce que pour ma part j’avais retenu de cet éditorial, c’étaient les derniers mots : «Le dessin ? C’est un silence noir sur le bruit blanc». Depuis près de dix ans, de l’eau a coulé sous les ponts, Les Cahiers Dessinés tiennent un stand au festival d’Angoulême et des auteurs de bande dessinée comme Morvandiau ou Jean-Christophe Menu ont participé à l’aventure du journal éphémère déjà cité. Ce n° 2 du Cahier Dessiné, si riche, m’avait alors conduit à inviter Frédéric Pajak dans le cadre d’une émission de Surpris par la nuit (France Culture) intitulée L’image, variations où l’on pouvait aussi entendre les voix de Jean Frémon, directeur associé de la galerie Lelong (où expose régulièrement le peintre Pierre Alechinsky), de Patrick Mauriès, éditeur au Promeneur (où il a traduit et publié de nombreux livres d’Edward Gorey) et de Joann Sfar (qui venait de commencer à publier ses Carnets à L’Association). Dans cette émission, Pajak définissait ainsi son travail : «J’essaie de montrer dans la revue qu’il existe des fils invisibles entre Sempé et Tal Coat, l’écrivain Dürrrenmatt et Bascoulard, le clochard virtuose de Bourges» — autrement dit, et le sommaire de sept numéros ne cesse de le démontrer : il ne faut rien négliger de ce que l’on trouve au fond des malles où reposent parfois des dessins plus ou moins oubliés, secrets ; ne rien hiérarchiser ; défendre toute forme de pluridisciplinarité : des écrivains, des musiciens, des photographes, etc., dessinent et leurs dessins sont a priori intéressants à montrer. Il aurait fallu mille et un numéros de la revue pour commencer à y voir un peu plus clair. On en est encore loin, mais heureusement, il n’y a pas que Le Cahier dessiné, il y a aussi la collection.

Les Cahiers Dessinés, c’est aussi depuis l’automne 2010 le nom d’une maison d’édition à part entière qui a à son catalogue un peu plus d’une cinquantaine d’ouvrages, encore tous disponibles me semble-t-il. À l’occasion des dix ans de la collection, un livre de 256 pages (tel un numéro hors série du Cahier Dessiné en format poche, agrémenté de dessins originaux de Micaël) a été réalisé pour faire office de catalogue. Les livres y sont répertoriés, non pas selon l’ordre chronologique de leur parution, mais en fonction de 10 «catégories» ou «sous-ensembles» ou (disons plutôt :) «sections» (comment dire…, alors qu’on a déjà noté qu’il était hors de question de hiérarchiser ? Proposer un ordre, même éphémère — le catalogue de la prochaine décennie pourra sans problème le remettre en question, ou en étendre la classification, marquant la difficulté de tracer des frontières — n’est pas sans utilité ; le suivre ici me semble une contrainte intéressante).

Commençons par la préface : Dix ans (par Frédéric Pajak, bien entendu : cette aventure collective est en premier lieu la sienne, même s’il publie ses propres livres ailleurs). Il note à quel point, en 2002, «le dessin n’existait pas, ou si peu», alors qu’aujourd’hui «pas un seul jour sans que l’art du dessin ne retentisse, dans d’étonnantes expositions, des salons, des livres, des catalogues, des affiches». Se plaçant à l’écart de la tendance de l’art à s’autodétruire, le dessin, sous toutes ses formes, est résistance, pratique de l’inactuel si l’on veut (même quand il est fait pour la presse, le quotidien, le vite lu, vite jeté). Il se réfugie de temps en temps dans tel ou tel souterrain, puis revient sur le devant de la scène. Pajak, né en 1955, n’est pas sans savoir que la seconde moitié des années 70 avait donné l’occasion de quelques expositions de grande envergure consacrées au dessin (trois grandes manifestations solidaires à l’ARC, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris en 1978, par exemple). De rares galeries montraient aussi essentiellement, voire uniquement, des dessins. Mais, c’est vrai que cet état de grâce du dessin dans le marché de l’art n’a guère duré et que les années 80 se sont en grande partie fermées à ce qui se produisait sur papier («parent pauvre des beaux-arts», voire «vilain petit canard» – pas vraiment censuré, mais relégué dans les coins obscurs des galeries). Alors pourquoi «ce retournement» aujourd’hui ? «En vérité, le dessin, depuis quelque temps, ne se laissait plus enfermer dans sa soumission à la peinture, à la sculpture, à l’architecture. Irréductible, il n’obéit plus. Il n’illustre rien, ne se confond avec aucun autre vocabulaire.» La raison d’être principale des Cahiers Dessinés est de «dévoiler cette évidence, cette souveraineté, non seulement en célébrant des maîtres et des virtuoses, mais aussi des pionniers, des amateurs, des oubliés, des exaltés de toutes sortes.»

Après cet éditorial qui s’achève pas ces mots : «La tâche est immense. Elle ne fait que commencer», la recension des livres s’ouvre par : 1.) L’art du dessin. Quasiment avec le meilleur, puisque le premier livre n’est autre que Paris sans fin d’Alberto Giacometti, où l’on peut découvrir que le sculpteur peintre dessinateur traite les 2 CV ou les Dauphine comme il le ferait de pommes ou de visages, ou comme il porte attention aux façades de la capitale. En son territoire, la gomme est à la fête. Éternel insatisfait, il est devenu avec le temps maître de l’inachevé, ce «sans fin» qui accepte l’instantané (ce qui peut se saisir instantanément d’un long travail où les traces du labeur auraient été effacées) comme palimpseste d’un désir de s’approcher au plus près de la vérité matérielle du trait (bien qu’il sache que la vérité, comme le beau, ne sont recherchés que dans l’espoir de rassurer les regardeurs inquiets). Les dessins de Giacometti rejoignent les aquarelles de Cézanne dans ce Panthéon mythique où le blanc parle davantage que le noir ou la couleur, où la réserve devient l’essentiel de la création. Une fois refermé Paris sans fin, si l’on suit ce désordre non innocent, nous découvrons un beau recueil des travaux visuels de l’écrivain Christian Dotremont, qui est finalement passé à la postérité pour ses logogrammes, écritures au pinceau à la fois illisibles et signifiantes, bien davantage que pour ses proses (quoique son oeuvre poétique, qui est au fond du même «tabac» que ses dessins, soit bien connue des amateurs, grâce notamment aux efforts d’Yves Bonnefoy). Le titre de cette anthologie, J’écris pour voir, est bien trouvé. On se situe là à la frontière. Comme avec Michaux et bien d’autres (on y revient très vite). À la fin de cet ouvrage, Pierre Alechinsky, peintre, son jeune complice des années Cobra (il a cinq années de moins que lui), signe un de ces écrits dont il a le secret (car il a, lui aussi, une pratique plurielle de l’écriture, travaillant la langue avec autant de science et de plaisir que ses encres et acryliques) : vif, intelligent, drôle, associant témoignage et analyse ; ainsi qu’un ensemble de photographies émouvantes de Dotremont prématurément vieilli, à l’oeuvre à la pension Pluie de roses où il a produit tant de logogrammes que l’on peut voir jetés à terre, papiers abîmés, froissés, presque bons pour le rebut, mais nous saisissant fortement à la gorge sans pour autant nous étrangler d’un trop plein de sens.

Trois livres de (et avec) Alechinsky suivent. Ce dernier étant fort bien connu (livres et catalogues reproduisant ses œuvres ne manquent pas), on apprécie surtout la singularité de cette trilogie (provisoire ?) : Carnets en deux temps ou la part la plus intime de l’œuvre (carnets, petits formats, suite de «confidences») ; Peter et Pierre ou l’intense complicité d’un imprimeur lithographe avec un artiste graveur ; Flora Danica ou l’art du détournement, cher à l’amateur de vieux papiers : d’une encyclopédie gravée relativement ancienne représentant la flore du Danemark, l’artiste, à force de «retouches» au pinceau, crée un monde étrange, fait de corps et de visages humains. De quoi produire du commentaire, mais non, il faut maintenant accélérer. Saisir au passage le visage en couverture d’Au crayon, recueil de dessins du photographe Henri Cartier-Bresson : un autoportrait. On sait que le photographe a déposé ses machines au grenier vers la mi-70 et qu’il a accumulé patiemment portraits, autoportraits, vues, paysages, nus, etc., toujours au crayon.  L’envers de la photo ? La lenteur du crayon s’opposant à la vitesse du déclic ? Non, la sensibilité n’a pas changé et l’œil est toujours d’une grande acuité. Parcourir ce livre d’une grande finesse, où les maladresses ne deviennent jamais nuisance, rappelle à quel point vivre, c’est remettre en question son savoir faire et expérimenter ce que les autorités tutélaires ne vous demandent jamais de faire : sortir de son milieu et se risquer à suivre son chemin à tâtons dans l’obscurité (selon les mots si justes de Matisse à propos du dessin).

Dernier livre classé dans cette section : Le livre libre, essai sur le livre d’artiste, ouvrage cartonné, le plus épais de la collection, qui traite de l’édition — du livre illustré au livre d’artiste – en Suisse Romande de 1883 à 2010. Impossible dans ce cadre de détailler ce qui fait la richesse de ce qui nous est proposé (et de la grande qualité des textes qui accompagnent ces quelques centaines d’images). Ce qui frappe, comme toujours, c’est cette proximité — dans un livre sur les livres qui évoque cette liberté des rencontres et la puissance de la création sur papier — d’œuvres parmi les plus abstraites, voire radicales (Geneviève Asse, par exemple) et d’autres, figuratives (voire d’un réalisme hallucinant), qui ainsi dialoguent, marquant leurs différences sans pour autant se rejeter les unes les autres. Il y a aussi l’empreinte, fortement marquée, de la Suisse. Pajak y a vécu. Un de ses grands complices, Dominique Radrizzani, est directeur du Musée Jenisch de Vevey. Dans ce pays, semble-t-il, le dessin est à l’honneur. Et nombre de ses artistes circulent à leur aise dans la cartographie singulière des Cahiers Dessinés. On peut aussi noter, pour conclure, dans ce Livre libre la présence de Jacques Pajak, le père de Frédéric, peintre du livre, né à Strasbourg, mais venu en Suisse en 1957, publié à Lausanne (comme Tal Coat), «mort à 35 ans, tué par un chauffard ivre». Le fils a déjà rendu hommage au père (J’entends des voix, L’Arbalète Gallimard, 2006). La transmission passe parfois par la voie (les voix) des fantômes. Et le dessin est un des arts les plus parfaits pour explorer cette voie (pour traduire ces voix).

Continuons cette recension, en appuyant un peu plus fortement sur l’accélérateur. 2.) Entre dessin et peinture. Trois ouvrages, de taille inégale, consacrés à Olivier O. Olivier (Notre monde, ou presque), membre actif quoique un peu méconnu du groupe Panique (où il agissait en compagnie de Topor, Jodorowsky et Arrabal) ; à Gilles Aillaud (Voir sans être vu), peintre subtil du versant animal (Jean-Christophe Bailly), et aussi scénographe, écrivain (ce livre reprend un texte d’une grande acuité sur Veermer, qui s’achève par ces mots : «Vivant, personne n’a rien vu dans ses tableaux, et mort, toutes ses qualités se sont retournées contre lui») – l’ouverture au monde personnifiée (et une des plus belles couvertures de la collection) ; enfin un fort volume consacré à François Aubrun (L’absolue peinture), peintre du Tholonet (lieu Cézannien par excellence), de la transparence, de la liquidité («par liquide il entendait «le féminin, la rivière, la Seine, la brume de la Sainte-Victoire»»), le dernier livre des Cahiers dessinés paru au moment où j’écris ces lignes. On pourrait imaginer qu’un peintre comme Jan Voss — dessinateur graveur sculpteur et même écrivain d’autant plus étonnant qu’il écrit en français, donc dans une autre langue que sa langue maternelle, l’allemand — rejoigne un jour cet «entre». Mais, quelque soit l’artiste coopté, ce qui importe, c’est la liberté de sa main et non une prétendue science de l’imagerie ; qu’il fasse usage d’un savoir faire qui ne soit pas celui que l’on apprend laborieusement (telle une série graduée de certitudes immédiatement applicables), mais plutôt celui qui est l’ «aboutissement» (toujours provisoire) d’un désapprentissage (qui se fait aussi au prix d’efforts souvent considérables, quand on doit, en plus se coltiner la mélancolie attaché à cette remise en question… Les sages imagiers, bons artisans, ont l’avantage de pouvoir cacher leur désespoir derrière le verni du faire, ce qui ne les sauve pas de l’enfer quotidien, mais les protège du «rendre compte», contrairement aux artistes qui trouvent leur liberté dans la délivrance de toute protection).

3.) Le dessin des écrivains et des poètes. Cinq ouvrages avec, pour commencer, L’un pour l’autre, les écrivains dessinent, une anthologie coéditée avec l’IMEC (l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine). De Victor Hugo à Hervé Guibert, 105 chapitres numérotés nous donnent à voir des dessins d’écrivains comme s’il n’y avait (une fois de plus) pas de frontière (voire de différence) entre écrire et dessiner : cela se fait avec les mêmes outils sur même support, du moins dans un temps où la main est encore à l’honneur (mais, à l’époque du traitement de texte, des écrivains, surtout poètes, utilisent les logiciels permettant de dessiner à la souris). Que d’écrivains se sont rêvés peintres (ou musiciens) !… Beaucoup ont abandonné, d’autres continuent, ne serait-ce que pour le plaisir, quelques rares ont gagné sur tous les tableaux : on ne sait plus si c’est l’écrivain qui dessine ou peint ou le peintre qui écrit (Michaux, par exemple ; ou Hugo, Kubin, Artaud, Klossowki, comme le note Jean le Gac, étant lui-même dans une situation similaire). Mais ce n’a que peu d’importance. Seule compte la rencontre avec ce que l’on voit, ou lit, ou les deux ensemble : l’écoute au présent d’une trace, d’un écrit, d’une image, d’une publication qui nous sidère, une fois le rideau — le voile fantomatique — levé. Trois autres livres de cette section sont consacrés à de solides recueils de dessins d’Apollinaire (déjà inventeur notoire de calligrammes), de Raymond Queneau (dont on découvre avec stupéfaction certaines gouaches au sein de la collection du marchand d’art allemand Michael Werner, visibles actuellement au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris) et de Friedrich Dürrenmatt, le fameux dramaturge suisse, qui a pu affirmer «Je peins pour les mêmes raisons que j’écris : parce que je pense». Et pour finir en beauté, Un livre blanc de Copi, argentin de Paris qui est pour certains d’abord un écrivain (notamment dramaturge) et, pour d’autres (comme Jan Voss dont j’ai déjà parlé), et de manière indélébile, le dessinateur génial de la femme assise dans les colonnes du Nouvel Observateur. Ce livre le place hors catégorie, et au premier plan de cette aventure des Cahiers Dessinés, peut-être parce que tellement blanc, réinventant le dépôt de silence sur le papier et offrant ainsi à chacun de ses traits une force inédite.

4.) Le dessin visionnaire. Parce qu’André Girard avait très tôt pressenti la catastrophe hitlérienne et ses relations inquiétantes avec le stalinisme qu’il traduit dans ses dessins politiques d’une grande virulence et son engagement dans la résistance (Hitler, Staline et compagnie). Parce que Pierre Fournier, figure historique d’Hara Kiri, mensuel autant qu’hebdo, fondateur de La gueule ouverte, précurseur de l’écologie politique, trop tôt disparu à l’âge de 35 ans, se devait d’être republié — ses carnets, dessins, chroniques pouvant continuer à alimenter le débat qu’il a ouvert, de manière visionnaire, tout en régalant le simple amateur de dessin. Comme noté sur le dos de couverture de Fournier précurseur de l’écologie (publié huit ans après Carnet d’avant la fin du monde) : «il n’était pas simplement un «prophète de malheur», c’était un personnage hors du commun, provocateur et drôle, et, surtout, profondément libre». Parce que Cardon, Jacques-Émile de son prénom, est l’auteur de La véridique histoire des compteurs à air, «un récit prophétique qui décrit un monde pas tout à fait imaginaire où les hommes portent des appareils respiratoires sur le dos, comme greffés, et munis de compteurs à air (comme pour le gaz)». On connaît bien le dessinateur du Canard enchaîné. C’est l’occasion de redécouvrir cet ample récit de 1973 au trait sec et précis en noir et blanc avec quelques rares touches de couleur, où les hommes sont le plus souvent vus de dos, comme sans visage. Monde hanté par la vision d’un futur profondément travaillé par des marques terribles d’archaïté — ouvrage visionnaire en effet.

5.) Le dessin politique. Un seul livre : Bête, méchant et hebdomadaire, une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982) de Stéphane Mazurier qui signe un essai indispensable pour qui désire revivre (ou découvrir) la longue décennie héroïque de cette aventure unique dans l’histoire de la presse : «le seul journal au monde où chaque collaborateur était une vedette». C’est le seul livre de la collection qui n’est quasiment composé que de texte, avec quelques images et un cahier photo noir et blanc imprimé sur papier glacé. On y notera la republication du fameux n° 94 et dernier de l’Hebdo Hara-Kiri (Bal tragique à Colombey) où les contributions de Cabu et Wolinski ont été noircies à leur demande (encore beaucoup de comptes à régler, même avec — j’allais dire : entre — les morts).

6.) Le dessin poétique. Nous restons du côté du Square, d’Hara-Kiri et de Charlie, puisque Gébé y signe deux livres (un troisième, reprenant des dessins plus anciens, est placé par l’auteur de ce catalogue dans la section suivante). Un pas de côté montre un ensemble de dessins et de planches de diverses époques, pour la plupart encore non recueillis en «album». Papier à lettres (publié en format 19×36 cm) rassemble une section des fameuses colonnes plus tardives (publiées lors de la reprise de Charlie Hebdo dans les années 90) que L’Association, l’autre grand redécouvreur de l’œuvre de Gébé, avait fait paraître de son côté un peu plus tôt — belle complémentarité, les affinités entre Frédéric Pajak et Jean-Christophe Menu sont réelles et Gébé est un de leurs «héros» dont on peut espérer avec le temps que l’œuvre soit republiée de la plus belle manière qui soit (on notera au passage la présence d’auteurs de l’aventure Hara-Kiri dans les premières publications de L’Apocalypse : Topor, DDT). Troisième livre de cette section : Des fois je vois les choses comme ça de Pascal (le fils de Gébé), amateur de grottes, de relevés de traces préhistoriques, «homme des bois» selon Pajak, artiste aux visages multiples, un peu comme Chaissac, pouvant travailler sur tout support, sculpter son dessin, parfois naïf, parfois précis, quasi-documentaire. Poétique ? Si on veut, à condition de ne pas oublier que la poésie se fait contre les clichés du poétisme.

7.) Le dessin d’humour. La section la plus importante en nombre d’ouvrages, une des plus savoureuses, mais que je me permettrai de traiter, non avec désinvolture, mais avec une certaine rapidité, parce qu’il me semble que le dessin d’humour, quand il frappe, quand il claque, quand il agit simultanément sur l’intellect et sur le foie (et autres organes sensibles), ne supporte que peu le commentaire (et surtout pas le bavardage). Il appelle de ses vœux ce silence qui a le pouvoir d’ouvrir la réflexion — on peut alors applaudir, ou rejeter, rire, se révolter, reprendre, continuer le jeu. Bien entendu, on peut tenter d’analyser les styles des uns et des autres, mais c’est une affaire délicate, cela demanderait un travail qui déborderait le cadre de cette chronique. Notons — c’est la moindre des politesses — les noms, les titres. En ouverture (selon l’organisateur des festivités) : La passion du dessin d’humour, une ample anthologie (168 p. quadri) coéditée avec la galeriste Martine Gossieaux, où l’on retrouve la plupart des grandes signatures «historiques» (de Chas Addams à Saul Steinberg, de Bosc ou Chaval à Reiser ou Sempé, d’Edward Gorey à Savignac ou Roland Topor, etc.). Ensuite une série de recueils en plus petit format : du génial William Steig (À propos des gens), de Tetsu (Mauvais desseins – un subtil dessinateur à reconsidérer d’urgence), de Gébé (Les hommes portaient des chapeaux — formidable comme toujours), de Miguel Egaña (La joie de vivre)  ; ou un poil plus grands de Micaël (Un Argentin à Paris), Mix et Remix (Gags et Regags – un best seller à n’en point douter), Martial Leiter (Tous rebelles). Sont annoncés pour janvier 2013 : le madrilène El Roto (Le cahier électrique), le Flamand Kamakurga (Bert et Bobbie), ainsi que deux figures légendaires du dessin d’humour de l’après-guerre : Bosc (Non !) et Chaval (Les hommes sont des cons). On voit la diversité, la pertinence de l’ensemble et l’équilibre trouvé entre des «voix» nouvelles et les anciennes, celle des disparus, parfois tragiquement : les mélancoliques aux noirs dessins, ceux qui flirtent avec le théâtre, les minimalistes, ceux qui hachurent… Un seul livre de cette section (parmi les premiers de la collection) a été publié dans le format initial du Cahier Dessiné : Les hommes et les femmes de Muzo qui est, certes, un livre de dessins d’humour, mais aussi de peintures (Muzo est aussi un excellent graveur, il a quelque chose d’un Topor, il est de ces multipraticiens qui ont un œil de lynx, un sacré don d’observation, une imagination fertile et un sens aigu du trait). La dernière page du livre est une planche de bande dessinée sur le thème «Ma vie, mon œuvre» et les derniers mots du livre sont : «À suivre» (c’est noté, on attend).

8.) Histoires dessinées. Comme si, tout à coup, le primat du récit devait s’affirmer. Mais, le dessin veille. Ne cesse de veiller — c’est son rôle peut-être. Il ne renonce jamais à être autre chose qu’un supplément, ou une simple illustration. Il fait des histoires, usant de ses moyens propres. On pourra trouver dans les livres de cette section des bandes dessinées, des suites de dessins légendés, des histoires, donc, dessinées ou encore des récits muets. Quelles narrations les travaillent, sinon des histoires «personnelles» : autobiographies dessinées ? Partant du plus ancien, jusqu’au très récent — parfois brutes, souvent remodelées. Peu importent, non la matière (essentielle), mais les artifices ; le principal étant que ça tienne, donc que le dessin et le texte ne se neutralisent pas mutuellement. Le dialogue s’établit, le plus souvent avec une séparation dans l’espace : dessus / dessous ou à droite / à gauche. L’absence de «bulles» n’est pas un hasard. L’œil peut choisir de commencer par le texte ou par le dessin. Il est en droit de changer à tout instant son parcours. La lecture du dessin n’est pas plus rapide que celle du texte (qui peut cependant impulser un tempo — aller plus vite que la «musique» du dessin). Toujours donner plus de liberté à qui se penche sur ces pages (dans tous les sens du terme, car lire, c’est aussi pencher la tête, baisser le regard sans pour autant l’abaisser). Cinq livres, à commencer par Les doigts sales d’Yves Nussbaum dit Noyau. De nouveau un auteur Suisse, comme Anna Sommer, avec qui il est lié — cette dernière publiant dans cette même section deux livres : Amourettes et Tout peut arriver. Noyau, les doigts trempés dans la gouache noire, «fait danser ses personnages». Il a aussi réalisé un «album érotique» avec du ruban adhésif. Il agit en excessif retenu qui donne à voir comme il s’applique à dissimuler, ce qui ne veut pas dire : donne à déchiffrer. Histoires de regards en autant de saynètes qui révèlent par la vertu du trait (ou de la tache — de l’empreinte) quelque chose de l’ordre de «la vie secrète», celle qu’on ne vit qu’une fois. Anna Sommer, en libre taille-doucière, grave sur le zinc des images que l’on peut apprécier pour elles-mêmes, mais aussi agencer de manière à former des histoires. Amourettes part du plus extérieur (scènes de la vie du dehors : fêtes et menus faits de la vie courante) pour atteindre le plus intime, d’elle-même comme de son couple, jusqu’à graver à la pointe sèche ses positions préférées ou honnies de l’amour. Tout peut arriver se présente sous forme d’une série d’épisodes, en deux planches le plus souvent. Après lecture, on en sait un peu plus sur l’auteure, sur ses hantises et ses amours, sans pour autant que tout «non-dit» soit évacué, bien au contraire : ce qui passe entre les mots et les traits, comme entre les mailles du filet de la fiction autobiographique, participe du vivant et l’exprime peut-être mieux encore que le visible et le lisible immédiats.

Quatrième histoire dessinée, Turquoise, le seul de la collection qui soit cosigné par deux auteurs : le dessinateur Olivier Bramenti et le scénariste Frédéric Debomy (noms inscrits, selon la règle, en noir sur la couverture, alors que le titre est en rouge, toute lettre en capitale). Ce livre fait partie de ceux qui se caractérisent par un format singulier (comme le Cardon, seul qui soit à l’italienne et, de plus, cartonné), bien plus haut que large (18 x 31 cm). À l’exception des trois premières, chaque page comprend deux peintures légendées ou, selon la lecture que l’on peut en faire, un (plus un) fragment de récit illustré par une image en couleur. Turquoise est le nom de l’expédition des forces françaises (appuyées par de modestes contingents africains) au Rwanda en 1994. Ce n’est le lieu ici de raconter l’histoire, mais notons qu’une fois de plus il est question, de manière aigue, de survivance, de résistance et des liens violents que le dessin (comme le récit, au fond) a le pouvoir de tendre entre l’actualité (déjà lointaine, mais aux plaies encore vives) et ce qu’on entend par l’inactuel. L’idée d’apporter des éclaircissements n’est pas contradictoire avec celle de garder, graphiquement, la part d’ombre relative, non seulement à tout conflit, mais aussi à toute recréation en histoire dessinée — souvenons-nous du Récit Hunique selon Jean-Pierre Faye (Seuil collection Tel Quel, 1967) : le récit précède l’histoire qui engendre de nouveaux récits qui à leur tour… Et ses derniers mots : «Car c’est par une graphie, déjà, que le récit les tire (ces Huns qui vont nous envahir après avoir entendu des récits sur notre prétendue richesse) vers nous». Cinquième et dernier livre paru à ce jour dans cette section : 100, boulevard du Montparnasse d’Anne Gorouben. Une fois encore, histoire de famille, de non-dits inquiétants, «long voyage immobile, flot de rêves paradoxaux» . «Une construction chaotique (…où) le passé est à arracher au noir, au silence, à la douleur et à la propriété exclusive». Qu’est-ce que l’enfance d’une petite fille née en 1959 et dont le père a survécu au génocide des Juifs d’Europe (ce qui n’est pas le cas de la famille entière, venue pour l’essentiel d’Ukraine et de Pologne). La force du dessin est saisissante. Elle sidère et empêche même, dans un premier temps, de lire. Mais le récit attire aussi — et prend rapidement sa revanche. De la même main, quoique imprimé en caractères d’imprimerie. «Dessiner est mon mouvement premier. Dessiner, c’est faire naître en moi ces corps jamais touchés, jamais assez éprouvés». Pudeur et audace, dans un noir et blanc, lumineux comme Seurat et obscur comme Kubin.

9.) Le dessin contemporain. La section la plus hétérogène de ce catalogue. En parler, au-delà de l’énoncé d’une liste, est particulièrement difficile, bien plus encore que pour le dessin d’humour, car il faudrait composer soigneusement à chaque fois un essai critique qui pourrait, selon les cas, renforcer ou mettre à mal cet éloge des Cahiers Dessinés que développe peu à peu cette chronique — éloge, non flatteur, mais néanmoins reconnaissant, eu égard au travail accompli. Dix livres, à commencer par Euphorie de Jean-Michel Jaquet (titre qui n’est pas sans sonner comme Aphorismes) : encore un natif du Jura Suisse. Suit Le dessin impossible, un entretien passionnant de Christian Boltanski avec Dominique Radrizzani (mon livre préféré dans cette section) ; L’homme des lisières — du dessin à l’installation monumentale d’Olivier Estoppey (un Suisse, de nouveau, cette fois natif du canton de Vaud) qui bénéficie d’un texte de Pierre Starobinski (l’auteur de L’encre de la mélancolie) ; Forma fabulis Alexandra Roussopoulos (certes Grecque, mais aussi de nationalité Suisse !), ouvrage presque décalé dans cet ensemble car associant peinture et photographie, et pourtant à sa place car «tout part du dessin» ; Dessins au doigt de Noyau (voir section 8), grands formats figuratifs (partie de corps, nourriture, animaux, etc., sur 1m50 par 1m50) — Pajak parle à leur sujet de jubilation ; Poudre aux moineaux de Paul van der Eerden (qui, lui, est hollandais), pur dessinateur, espèce rare dans la jungle de l’art contemporain ; Les existences de Mélanie Delattre-Vogt, jeune musicienne et plasticienne aux dessins fouillés — partitions ouvertes, mais vers quelle musique intérieure ? ; Vertiges ordinaires de Pierre Collin, graveur autant que peintre ou dessinateur, habitué de l’atelier Lacourière-Frélaut ; Vous connaissez le Trocadéro ? de Pavel Schmidt sur des fragments manuscrits de Franz Kafka («Rêve irréfragable. Elle courait le long de la route, je ne la voyais pas») ; Journal modeste d’Hervé di Rosa qui a le mérite de montrer — en images et à travers ses propos — en quoi l’art bien connu du peintre sétois n’est pas sans origine (ces trois derniers livres sont maquettés différemment — parenthèse, très ponctuelle, de novembre 2007).

10) Le dessin en revue — soit les sept numéros du Cahier dessiné dont on n’égrènera pas les sommaires, même si cela pourrait donner l’occasion, à la lecture, d’une musique agréable à écouter. Comment pourrait-on échapper au désir viscéral de les posséder tous, quitte à sauter les quelques pages qui nous déplaisent (car il y en a…). On se dit, les parcourant en tous sens, tel un voyageur sur une carte où s’entrecroisent plusieurs mondes, qu’Ingres avait sans doute raison de dire que le dessin est la probité de l’art. Et si l’on fait, une fois encore, un pas du côté de la musique, on pourrait avancer l’hypothèse que le dessin est à l’ensemble de la production plastique ce que le quatuor à cordes est à l’ensemble de la production musicale. Dessin comme quatuor à cordes n’ont que très rarement donné des résultats infâmes, même produits par des artistes peu excitants ou même franchement déplaisants quand ils oeuvrent dans d’autres formes. Question d’économie. Et aussi de sens du dialogue. À la fin de son éditorial (Dix ans), Frédéric Pajak annonce la préparation d’un n° 8 du Cahier Dessiné – enfin ! Après avoir pris date et noté cette poursuite de l’aventure, ce sera en faisant un petit détour du côté des propres livres de Pajak, notamment les tout derniers publiés aux Éditions Noir sur Blanc, que nous prendrons congé. J’ai déjà relevé la grande force du premier volume de Manifeste incertain dont j’aimerais relever ce paragraphe : «On peut aimer le travail, la raideur des gestes obligatoires. On peut aimer aussi le chaos, l’hésitation, la maladresse, l’erreur. On peut aimer ne pas choisir, ou même choisir de ne pas choisir». Dans le livre précédent, En souvenir du monde, associant un récit de Frédéric Pajak à un ensemble de photos de Léa Lund s’articulant autour d’un film très étonnant du même Pajak (joint en DVD), on pouvait lire ces mots (il faudrait tout citer, je ne peux qu’engager qui me lit à se procurer l’ouvrage et aussitôt visionner le film) : «Tu n’aimes pas travailler et tu ne fais que travailler, ou plutôt dessiner, peindre. Dessiner, peindre, ce n’est pas un don, mais vivre : voilà un don. Qui est assez doué pour vivre au plus profond des entrailles de la vie ?
Dessiner. Peindre ? Peindre, dessiner. Dessiner, peindre : par où commencer ? Et comment ça va finir ? Avant d’être artistes, nous étions enfants. En devenant artistes, nous sommes devenus des enfants. — Et bien non ! Dessiner, ce n’est pas un geste d’enfant. Ni même un geste de revenant.»

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Dossier de en novembre 2012