#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Cette semaine, on va aller faire un petit tour du côté du Japon, avec un focus sur les magazines de prépublication et leurs tirages mirobolants. Pendant longtemps, le Shûkan Shônen Jump (publié par Shûeisha) a servi de porte-étendard emblématique au succès du manga au Japon, fort de ses séries-phares (Dragon Ball, Naruto, One Piece, etc.) et un tirage annoncé à plus de 6,5 millions d’exemplaires. Pendant longtemps, on a même expliqué la dégringolade du marché japonais après cet âge d’or par le seul recul du Shônen Jump, après la conclusion de Dragon Ball et de Slam Dunk. On peut accepter l’explication le Shônen Jump, mais moins pour le reste (et encore : One Piece, Naruto puis Bleach ont repris le flambeau à la fin des années 1990, sans que le tirage du Jump ne remonte, même en pleine explosion de la série d’Oda, quand on dépassait les 30 millions de recueils vendus dans l’année en 2010-2011. donc mystère).
J’ai tendance à penser qu’il faut plutôt considérer la conjoncture économique désastreuse qui suit la fin de la bulle spéculative au Japon, précipitant le pays dans cette « Décennie perdue » qui va durer près de 30 ans, avec stagnation du pouvoir d’achat des foyers… période compliquée qui se double d’une forte diversification des loisirs au Japon. Pour les curieux, j’avais signé un texte dans la revue (papier) Neuvième Art qui détaillait tout cela : « L’Eldorado japonais, mythe ou réalité ? » (dans le numéro 15, paru en 2009). Je suis revenu sur le sujet plus récemment, lorsqu’en mars 2018 on annonçait que « Les ventes numériques de mangas surpassent celle des ventes papier en 2017 au Japon. » Mini-dossier en ligne, c’est ici.

Tout cela pour dire que la question des revues de prépublication reste très présente au Japon, et qu’il est donc intéressant de se pencher dessus. Et pour ça, on a une source indispensable, la Japan Magazine Publishers Association. Il y a une partie en anglais, mais qui bien sûr est moins riche que ce que l’on peut trouver du côté japonais, avec, notamment, tout un tas de chiffres portant justement sur les tirages des magazines. Alors comme toujours, il y a les précautions d’usage : ce sont des tirages et pas des ventes, qui de plus proviennent d’une association, ce qui fait que les données sont limitées aux publications de ses adhérents, et ne constituent donc pas une vision exhaustive de ce qui existe. Mais du côté manga, il faut reconnaître que l’on a les éditeurs les plus importants (Shûeisha, Kôdansha, Shôgakukan, Kadokawa, Hakusensha, Shôdensha, Shinchôsha, Leed-sha et Poplar-sha)… donc a priori, une couverture plutôt satisfaisante pour cette petite analyse. Autre aspect qui a son importance : on a les tirages par revue et par trimestre depuis le deuxième trimestre 2008, donc une série plutôt longue. J’ai par ailleurs dans mes fichiers un historique (annuel par contre) qui remonte jusqu’en 1986 pour les principaux titres.

Avec 35 ans de recul (gasp), voici ce que ça donne pour les trois principaux magazines shônen (Jump / Magazine / Sunday) et les trois principaux magazines shôjo (Ribon / Nakayoshi / Ciao). on va dire que ce n’est pas la joie, témoin d’une presse en retrait.

Sachant par ailleurs que les derniers chiffres concernant les retours dont je dispose remontent à 2013. On était alors à 35 % de retours en moyenne, en progression constante depuis 1992 (où l’on était à 15 %). pour info, la barre des 25 % avait été passée en 2005. Bon, il faut garder à l’esprit que cela n’est qu’une partie du modèle économique des magazines de prépublication de manga, puisque la publication en recueils constitue une forme de deuxième vie pour les séries qui y paraissent. Et de ce côté-là, ça se maintient.
Je souligne au passage qu’il n’est pas possible de juger de la situation en franco-belgie pour les magazines de prépublication, parce qu’il n’y absolument aucune donnée fiable sur le sujet. Rien, zip, nada. Il existe bien l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias (ACPM, ex OJD) qui fournit quelques chiffres de tirage, mais ceux-ci sont donnés par les éditeurs eux-mêmes, sans vérification, et bien sûr sur une base qui est très loin d’être exhaustive. Rien du tout non plus du côté du Dépôt Légal, puisque celui-ci se contente d’un inventaire très parcellaire des magazines parus en France (et en France uniquement), en les répartissants entre « actifs » ou « morts (sic).

Mais revenons à nos Japonais, et à un sujet que j’ai abordé lors d’un #JourDeMarché il y a quelques semaines, à savoir la question des lectrices. Vous le savez, les magazines japonais sont classés par cible, ce que l’on retrouve sur le site de la JMPA : il y en a pour les garçons, pour les filles, pour les hommes et pour les femmes (soit shônen-muke, shôjo-muke, dansei-muke et josei-muke en version originale). Cependant, cette cible n’est pas aussi stricte que l’on nous la présente habituellement, comme on peut le voir en consultant les profils de lectorat proposés par les régies publicitaires des différents éditeurs. Il fut un temps, ces fiches descriptives étaient proposées sur le site de la JMPA, mais elles ont depuis été supprimées, et c’est dommage. Il faut donc aller fouiller sur les sites pros des éditeurs pour les trouver, mais ça en vaut le coup. Pour Shûeisha, c’est ici alors que pour Kôdansha ça se passe par ici. Pour Shôgakukan, je n’ai pas trouvé, mais ça existe probablement — la preuve, c’est que j’ai dans mes archives ce graphique, malheureusement non sourcé, qui permet de voir comment se décompose l’offre éditoriale de Shôgakukan, par cible et par tranche d’âge. Cf. par exemple la « famille » Big Comic qui vous accompagne de 18 à 60 ans (et plus).

Cela permet ainsi de découvrir que bien que tous deux soient estampillés « shônen », les lecteurs de Shûkan Shônen Jump sont pour 73 % en-dessous de 25 ans, alors que les lecteurs de Bessatsu Shônen Magazine (dans lequel paraît l’Attaque des Titans) sont 75 % à avoir plus de 25 ans. Cependant, la question du genre des lecteurs ou lectrices n’y est généralement pas abordée, ce qui est dommage. Parce qu’il y a des lectrices de shônen, comme des lecteurs de shôjo, mais aucun moyen de savoir combien. Il faut donc s’en tenir aux catégories fournies.
A partir de celles-ci, les tirages fournis par la JMPA permettent d’essayer d’approcher l’offre éditoriale — en partant de l’idée que les tirages cumulés des magazines, sans distinction de périodicité, en dessine une esquisse assez fiable. « Sans distinction de périodicité », pour éviter de favoriser les magazines à périodicité élevée (hebdomadaire) par rapport aux autres, et d’introduire un biais très net en faveur des publications shônen. Ainsi, chaque magazine représente un « pool » de lecteurs et/ou de lectrices. Voici ce que cela donne (courbes individuelles + version empilée) avec les données disponibles depuis 2008, histoire de s’assurer d’avoir un périmètre déterminé par les mêmes critères implicites.

Bon, d’abord, on retrouve sans surprise la tendance aperçue plus haut, et ce, quel que soit la cible considérée : ça baisse — tant au niveau global, que titre par titre. Cette baisse touche plus fortement les publications destinées aux femmes (qu’elles soient shôjo ou adultes) que celles destinées aux hommes : en 2008, 28 % du tirage cumulé été destiné aux femmes, début 2022 on est tombé à 16 % après une érosion soutenue et constante. On observe aussi une légère contraction des publications destinées aux adultes face à l’ensemble shônen + shôjo, passant de 40 % en 2008 à 37 % en 2022, mais avec des fluctuations marquées, le point le plus bas se situant en 2015 à 33 % seulement. Sur la période couverte par ces données (Q2 2008 à Q1 2022), les forces en présence se répartissent comme suit : shônen – 48 % / dansei (hommes adultes) – 30 % / shôjo – 15 % / josei (femmes adultes) – 7 %, soit un rapport hommes : femmes de 78 % : 22 %.

Côté lectorat, j’ai retrouvé les chiffres d’une étude de NTT Research publiée en mai 2012 sur les 15-44 ans. Il y a peut-être plus récent (et plus global), si jamais vous avez ça sous la main, faites-moi signe, je suis preneur.

Il en ressort que les femmes sont moins lectrices que les hommes : en moyenne, on compte 28 % de lectrices régulières (contre 35 % chez les hommes), 49 % de lectrices occasionnelles (contre 46 % chez les hommes) et 23 % de non-lectrices (contre 19 % chez les hommes). En utilisant les données démographiques du Japon, j’arrive aux estimations suivantes (toujours pour les 15-44 ans) :
lecteurs – réguliers / occasionnels / non-lecteurs
-> hommes : 7,76m / 10,17m / 4,32m
-> femmes : 6,01m / 10,43m / 5,00m

Soit au Japon en 2012, au sein des 15-44 ans, les femmes représentent 44 % des lecteurs réguliers de manga, et 48 % des lecteurs de manga en général (réguliers + occasionnels). Pour rappel, en France, on était à l’époque à 45 % de lectrices en général.

On a souvent répété qu’au Japon, il y a autant d’autrices que d’auteurs, voire plus, sans qu’il existe de décompte avéré pour valider cette affirmation (un argument avancé étant le nombre important d’autrices utilisant des pseudonymes masculins). De mon côté, les seules données que j’ai trouvées sont les statistiques du Comiket, pour son édition 2011 (pas l’impression que cette étude ait été faite pour des éditions ultérieures, malheureusement). On y découvre que dans les « cercles » de mangaka amateurs, les femmes sont à peu près deux fois plus nombreuses que les hommes (21 394 contre 11 483), alors que les visiteurs sont dans des proportions exactement inverses (36 % de femmes). Dans quelle mesure ces chiffres sont-ils indicateurs d’une forte présence des femmes au sein des mangaka professionnels… difficile à dire. l’étude indique que les femmes amateurs sont plus âgées que les hommes amateurs — peut-être peinent-elles plus à percer ?
Plus proche de nous, une étude conduite par un site web brésilien annonçait triomphalement « 77 % de mangakas femmes »… données à relativiser, puisque à peine la moitié des répondants sont actifs et publiés régulièrement. Plus encore, l’écrasante domination des dôjinshi (publications amateurs) au sein de la production de cet échantillon interroge : 42 % indiquent que c’est leur production principale, 39 % que c’est une activité secondaire… Bref, j’ai l’impression que l’on a ici un portrait très large des mangakas, professionnels ou pas, qui rejoint d’ailleurs les chiffres observés par le Comiket (avec une différence de taille d’échantillon : plus de 33 000 répondants pour le Comiket, 723 pour l’étude brésilienne).
Donc, pour résumer, ces différentes observations questionnent l’image d’un marché japonais qui soit nettement plus féminin que le nôtre — que ce soit au niveau de l’offre éditoriale ou des lectrices, avec un vrai point d’interrogation du côté de la création. La situation semble un petit peu plus favorable qu’elle peut l’être en France, avec notamment l’existence d’une offre dédiée plus importante. mais je n’irais certainement pas jusqu’à avancer une hypothétique parité (et ce, sans même évoquer les difficultés du Japon à gérer l’évolution de sa société profondément machiste, comme on a pu le voir dans son traitement des affaires qui ont émergé à la suite du #MeToo nippon).

Dossier de en juin 2022