#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Cette semaine, pour ce #TourDeMarché, destination outre-Atlantique pour un rapide tour d’horizon nord-américain du monde merveilleux de la bande dessinée.
Petite particularité : contrairement à la France ou au Japon, on ne dispose pas de chiffres « officiels ». En France on a GfK, au Japon il y a les chiffres fournis par le Shuppan Kagaku Kenkyûjo (Institut de recherche sur la presse), qui sont des références incontournables. La situation nord-américaine est un peu plus compliqué, du fait que l’industrie locale se divise en deux circuits de distribution distincts, avec leurs chiffres (et en partie, des formats) spécifiques : les comic shops, et les bookstores.
Le réseau des comic shops est appelé « direct market », et jusqu’en 2020, était un quasi-monopole de Diamond Comics Distributors. depuis, DC, Marvel et IDW ont successivement quitté la structure pour Penguin Random House. L’avantage de ce quasi-monopole était que les chiffres fournis par Diamond Comics permettaient d’avoir une bonne idée de cette partie du marché. C’est évidemment devenu un peu plus compliqué depuis 2020. L’autre pan du marché, ce sont les bookstores, avec pour le coup un suivi réalisé par Bookscan, qui dit couvrir environ 85 % des ventes de livres (« trade print ») aux USA, et qui appartient depuis 2017 au panéliste NPD.

Depuis quelques années, les chiffres de référence sur le marché nord-américain sont ceux fournis par le duo ICv2-Comichron depuis 2013, généralement mis à jour durant l’été. Ça se trouve ici. Comme pour les estimations de box-office, on raisonne ici quasi-exclusivement en termes de ventes en valeur, y compris dans les analyses un peu plus poussées (mais basées sur les seules données Bookscan) que propose chaque année le libraire Brian Hibbs. Attention, ces estimations de taille de marché couvrent d’une part l’ensemble USA + Canada, et d’autre part à la fois les ventes de livres et les ventes de « floppies », soit le format périodique dominant sur ce territoire. C’est important de garder cela en tête.
En effet, les chiffres GfK auxquels nous sommes habitués se limitent au livre, et ne couvrent donc pas l’ensemble des revues et titres qui sont vendus en kiosque ; mais ils se limitent aussi à la France, soit une population plus réduite (67m contre 368m, doit un rapport 1 :5,5).

Revenons donc à nos moutons américains. Voici à quoi ressemble l’évolution du marché sur ces dernières années, sachant (je le rappelle) que les estimations pour 2021 ne seront disponibles que cet été. Un peu de patience.

Voici également une estimation de la place du manga au sein de ce marché, sachant qu’il avait atteint un pic en 2007 (soutenu par une politique de sortie intensive de Naruto, alors très populaire) avant de s’effondrer, et de ne retrouver ces niveaux qu’en 2019.

En 2020, en Amérique du Nord, le manga représentait ainsi 20 % des ventes totales — mais attention, 20 % des ventes en valeur, avec un niveau de prix comparativement plus élevé : de l’ordre de $15 en moyenne en 2020, contre $4,25 pour les « floppies ». Au passage, l’affirmation comme quoi « la France est le deuxième marché pour le manga après le Japon » a toujours été très discutable, ne serait-ce que parce qu’elle est déjà fausse (« oui mais en fait c’est hors Asie, sinon ce serait la Corée »). Mais également parce que la comparaison avec l’Amérique du Nord montre une situation fluctuante, selon que l’on considère les choses en volume ou en valeur (ici exprimée dans la monnaie locale, histoire d’éviter les problèmes de conversion fluctuante).

Bref, c’est compliqué, et peut-être qu’il faudrait plus simplement se décider à abandonner ce label de gloriole un peu inutile. Et revenons à notre marché nord-américain.

La semaine dernière, le site spécialisé The Beat a publié les conclusions d’un rapport NPD portant sur 2021, qu’on peut trouver ici. Ce sont des chiffres qui se basent sur Bookscan, qui ne couvrent qu’une partie du marché (pas de périodiques ni de numérique). Il n’est pas précisé si ces chiffres sont une estimation du marché global, ou le constaté des remontées brutes Bookscan. Bref, c’est assez flou.
On y découvre des évolutions par rapport à l’année précédente, avec beaucoup de segments et de sous-segments, et une progression impressionnante de la part du manga (+171 % !). Mais que peut-on en tirer ? Très honnêtement, pas grand-chose. On a plein de chiffres, mais pas ceux qui comptent vraiment : dés évolutions à foison, des parts de marché, mais aucune taille de marché, sans référent qui permettrait de construire une vision claire des choses. C’est un truc habituel des panélistes, une sorte de jeu de passe-passe qui vise à piquer la curiosité tout en révélant le moins possible (puisqu’après tout, leur but, c’est de vendre l’accès à ces chiffres), mais c’est toujours un rien frustrant. Dernier petit détail qui a son importance : ce sont des données en volume, donc qu’il est bien difficile d’aller réconcilier avec les données en valeur qui sont généralement utilisées.
Et puis, il y a plus simplement des trucs qui clochent. Par exemple, je suis très embêté avec cette affirmation qui ouvre l’article : « Overall, graphic novel sales in 2021 were up 65 % from 2020 – not as much as the pandemic-fueled 100 % growth from 2019 to 2020 but still impressive. » Dans son analyse des données NPD pour 2020, Brian Hibbs fournit le total des ventes en volume et en valeur pour 2020, ainsi que leur évolution par rapport à 2019 (en fait, il va même plus loin, puisqu’il publie l’ensemble de ces données pour la période 2007-2020 — et qu’il s’agit du circuit des « bookstores« , donc du 100 % Graphic Novels). Et c’est là que le bât blesse : les données NPD donnent une progression de 24 % en volume / 25 % en valeur pour 2020 par rapport à 2019, bien loin de la « 100 % growth » affichée. Il y a donc un problème quelque part.

De son côté, John Jackson Miller (de Comichron) a publié son estimation pour 2021, centrée sur le direct market qui connaîtrait également une belle embellie, retrouvant le niveau du début des années 1990. Il faut rappeler que le marché nord-américain avait atteint un pic en 1993 (estimé à $850m), avant de s’effondrer au cours des années suivantes et de toucher le fonds en 2000 ($275m). La progression enregistrée depuis est donc avant tout une lente reconquête.
Sur la base de ces informations, et avec mes réserves concernant la progression des graphic novels annoncée par NPD, on aurait un marché nord-américain 2021 à peine en-deçà des $2 milliards, avec une répartition un tiers-deux tiers entre comic shops et bookstores. Si l’on se limite aux « graphic novels » pour avoir quelque chose de comparable avec les données françaises, un marché nord-américain autour de $1378m (ou 1,2 milliard d’euros) — soit un marché 50 % plus important que le marché français (avec des pincettes).
Pour référence, en 2020, on avait pour le marché de la bande dessinée (hors périodiques) : France 591m€ (67m d’habitants) / Amérique du Nord 733m€ (368m d’habitants / Japon 4150m€ (126m d’habitants). Mais pour comparer la position de ces trois marchés en 2021, on préférera attendre l’été et la traditionnelle synthèse ICv2+Comichron — ce sera plus sûr.

Dossier de en mars 2022