Comment j'ai écrit certains de mes livres

de

Laurent Grisel travaillait depuis quelques années à des textes sur la Guerre de Trente ans (notamment son long travail en cours Descartes tira l’épée). Il avait arraché à la tranquillité du Musée lorrain de Nancy et au repos de l’histoire le cycle de gravures de Jacques Callot, Les Misères et les Malheurs de la guerre ((On peut aller voir quelques-unes de ces eaux fortes.)) — parfois appelé Les Grandes Misères de la guerre. Il avait écrit à partir de ces gravures une série de dix huit poèmes, en substituant aux vers originaux de Callot qui leur faisaient piédestal, les siens.
Quelques temps après qu’il eût fini cette série de poèmes arides et tendus, nos chemins se sont croisés. Laurent Grisel m’a alors proposé d’opérer une deuxième substitution en dessinant à mon tour 18 planches pour ces textes. Le livre de Callot serait donc ce fil invisible reliant nos textes et images, noués par le titre original de la série.

Travailler avec quelqu’un — jouer de la musique, faire un livre, s’enfermer quelques jours dans l’atelier de gravure — est la façon la plus attentive de le rencontrer vraiment. Il va s’agir de trouver sans le formuler, dans les gestes à orchestrer vers une fin commune, dans les considérations sur le travail en cours ou le travail à faire, un mode de relation qui se déterminera en dehors des protocoles déjà socialement rédigés pour la rencontre. Il s’agit de l’invention d’une minuscule société momentanée, de ses fondations jusqu’à la conception de ses lois non écrites, qui pourra ou non s’ancrer dans la durée. Ce livre est ma rencontre avec Laurent Grisel.

Comme les textes de L.G. voient affleurer ceux de Callot très près sous la membrane fine du palimpseste, et comme ils ne quittent jamais la Guerre de trente ans, je me suis donné quelques distances pour dessiner et pour ne pas bégayer son travail : l’écart des siècles qui me sépare des gravures de Callot et l’anamnèse désordonnée de quelques voyages sont venus féconder les planches par d’autres gravures, liées ou non thématiquement à ce cycle sur la guerre (celles de Goya vues à Castres, de Dürer à Chantilly, de Schongauer à Colmar). Il y aura aussi des percussions intellectuelles plus hasardeuses comme en produit la fréquentation obsédante des musées, et le désordre qui en découle dans la mémoire : dois-je le motif obsédant des arbres coupés, au lointain, qui évoque sourdement, derrière une fuite en Égypte, le massacre des innocents, à Patinir ou à Isenbrandt ? Ai-je vu ces moignons d’arbres à Genève ou à Milan ? J’ai pu tout aussi bien les rêver ou interpréter de travers un arrière-plan agricole… J’observe que le taureau d’airain de Peruzzi est venu tortiller depuis Sienne ou Rome pour s’échouer dans la planche VI de notre livre. Il a perdu ses formes, sa posture, ses attributs, sa matière ordonnée pour devenir cette lourde bouillie d’encre masquée. Mais je sais qu’il est là, en filigrane de cette page, pris dans un bouillon de plume chargée.

Ces greffons iconographiques ouvrent d’autres perspectives aux motifs de Callot, ils les arlequinent de formes plastiques et historiques du commentaire : ce seront les images lointaines de l’hôpital de San Giovanni e Paolo, les péchés capitaux de la cathédrale d’Albi, la représentation du monde connu au plafond de l’église du Gésù, qui viendront se poser en opérateurs visuels et conceptuels. Il s’agit de faire du livre le champ d’action des images. Tout ça ne constituerait qu’une version dégradée ou affolée du montage s’il ne s’agissait de produire — plutôt que d’autres usages d’un théâtre de l’image ou de la référence (dans ces Malheurs de la guerre, aucun de ces murmures étouffés de l’histoire ne vient référer, ce qui exclut avec eux tout privilège culturel) — d’autres formations du dessin dans son étendue propre, dans ses moyens plastiques.

Un livre de dessin développe, pour idées, du dessin : des plans depuis le dessin (depuis sa consistance propre de dessin) devenus volume pour les figures ou bien contre elles, des images idiotes et frontales frappant d’interdit l’illusionnisme de scènes naturalistes (tortillons étirés dans des dimensions autonomes), des lignes de perspectives servant à d’autres usages de pointage ou de zonage du dessin qui créent pour le regard des axes contredisant celui de l’espace figuré, etc.

Enfin, ce sera la circulation d’autres signifiants, modulés pour cette conception de la guerre totalisée : simple motif d’ouverture tonitruante pour accompagner la page de titre, la membrane et le coffre des tambours font peu à peu un socle des représentations — théâtre d’un cirque arpenté par les figures d’observateurs, de géomètres — puis rose des vents, instrument de supplice et pour finir clôture écrasante du livre lui-même.

Je décide ici que tout motif devient : une fois apparu, il ne se décollera plus du livre en cours, il s’y étendra, s’y déformera, se mêlera à d’autres motifs, finira pas constituer avec eux son bouillon de culture monstrueux.

Dossier de en juillet 2016