#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

La semaine dernière, j’avais donné quelques éléments permettant d’expliquer les évolutions du marché de la bande dessinée en France. Aujourd’hui, je voudrais en évoquer un autre, structurel et fondamental : la question des modèles éditoriaux. #TourDeMarché, c’est parti.
Vous l’avez remarqué, on a beaucoup parlé de l’explosion du manga pour 2022, mais ce n’est pas nouveau. La première fois qu’il en a été question, c’était en 2005, « année de la mangalisation«  selon Gilles Ratier. Dès janvier 2006, Les Echos évoquent une « bande dessinée en proie à la fièvre manga », puis en février 2006, Le Soir publie un entretien intitulé « Moebius griffe les mangas » dans lequel celui-ci sonne l’alarme. Quelques mois plus tard, en août 2006, on pouvait lire dans le premier numéro de Bang ! (nouvelle formule) : « ce n’est plus un secret pour personne : le manga a fait des ravages dans les rangs de la franco-belge. » Selon Les Echos : « [Le manga] représente plus de 40 % du nombre de titres édités, le tiers des quantités vendues et 22 % du chiffre d’affaires réalisé. Pas étonnant que cela suscite des vocations chez les éditeurs, de plus en plus nombreux à se tourner vers cette «vache à lait». »
Voici d’ailleurs les courbes historiques de l’évolution du poids du manga dans les ventes de bande dessinée en France. Malheureusement, les données ne remontent pas au-delà de 2003 (il en existe un peu à partir de 2000, mais pas de qualité satisfaisante).

 

On a en gros trois phases : la phase 2003-2009, qui correspond à la première vague et qui est la résultante de l’investissement volontaire des grands éditeurs sur le segment du manga ; une phase de transition entre 2009 et 2016-2017, et la deuxième vague depuis. Il est intéressant de confronter à cette évolution des ventes, l’évolution de la production. avec un petit bémol cependant : l’estimation de la production d’ouvrages de bande dessinée est complexe, sans source qui fasse référence. Voici par exemple la comparaison entre la production entre hors-manga et manga (courbes empilées), avec la version « rapports Ratier » en pointillés, et la version « titres présents dans la base GfK » en continu. On observe un petit écart entre les deux, mais c’est normal.

En effet, tout dépend de comment on définit une « nouveauté », Gilles Ratier utilisant a priori la vision la plus restreinte, alors que GfK et Electre ont une vision plus large car basée sur l’EAN, identifiant unique de commercialisation. Pour GfK et Electre, chaque *référence* est donc considérée comme constituant un titre — même s’il s’agit d’une version collector, d’un pack réunissant plusieurs livres ou d’une version avec bonus (badge, fourreau, stylo, etc.). soit plusieurs références pour une seule création. Ce qui rassurant, c’est que les deux visions restent dans des rapports assez stables : Gilles Ratier recense ainsi autour de 61 % des références hors-manga observées par GfK, et 87 % des références manga. Logiquement, cela impacte le poids du manga constaté au sein de la production. Pour des raisons de cohérence, à la fois des données que des périodes considérées, je vais me limiter aux données GfK pour la suite. Voici donc la comparaison du poids du manga au sein de la production et au sein des ventes.

Une observation immédiate : le poids au sein des ventes en valeur est moins important que pour les ventes en volume, c’est logique puisque le manga est calé sur un standard de prix plus bas (je vous renvoie à un précédent #TourDeMarché). Par ailleurs, les années 2000-2005 avaient été l’occasion d’un investissement assez massif des grands éditeurs sur le segment du manga, dont on ne voit ici que les dernières années. Cette période a été suivie d’une période de rationalisation, avec un léger tassement. On voit que globalement, l’importance du manga dans les ventes est en ligne avec la production, en gros de 2003 à 2015 (il y a une légère surperformance sur 2008-2011, mais sans véritable décollage). On voit nettement ici comment les choses décollent depuis 2016.
Peut-on pour autant en conclure que « le manga a fait des ravages dans les rangs de la franco-belge » ? non. ou du moins, pas sur la base de ces indicateurs, et je vais essayer d’expliquer pourquoi.

Les indicateurs qui sont souvent mis en avant sont soit des considérations de production (Ratier), soit la part des ventes en volume (GfK, dans son bilan pour 2021 : « Plus d’1 BD vendue sur 2 est un manga »). pas de chance, ils sont mal adaptés au cas qui nous intéresse. En effet, bande dessinée franco-belge et manga fonctionnent sur des modèles éditoriaux différents (oui, j’y viens enfin), le manga ayant introduit un modèle périodique au sein de la librairie (je retrace rapidement l’historique de la chose ici).
Ainsi, en 2006, ce sont pas moins de 6 volumes de Naruto (21 à 26) qui sortent dans l’année — pour un Titeuf, un Lucky Luke, un Lanfeust ou un Thorgal (entre autres). On voit bien comment cette différence de modèle vient fausser les indicateurs choisis. Par curiosité, j’ai essayé de calculer quel « bonus » représente pour le manga ce modèle éditorial basé sur une périodicité plus élevée, tant au niveau de la production que des ventes, en ne considérant qu’un titre annuel au maximum pour les séries manga.

Cette simulation n’a d’autre but que d’illustrer la difficulté de comparer des fonctionnements aussi profondément différents. D’un côté, des mangas feuilletonnants à plusieurs sorties dans l’année, de l’autre une bande dessinée franco-belge aux albums annuels indépendants. J’en conviens, ce ne sont que les deux extrêmes d’une réalité bien plus complexe, mais qui représentent à eux deux 47 des 50 meilleures ventes de bande dessinée en France en 2021. On me pardonnera donc le raccourci hâtif, contraint par la limite des 280 caractères.

Une dernière réflexion avant de conclure ce thread déjà bien long : chaque année, Oricon publie le top 30 des meilleures ventes de manga au Japon, et voici ce que ça donne pour 2021. Soit au total, pas moins de 7 volumes de Demon Slayer, 18 de Jujutsu Kaisen (soit l’ensemble de la série !), et perdus dans le lot, trois volumes de One Piece, un de l’Attaque des Titans et un de Spy x Family. Toute ressemblance, etc.
C’est une nouvelle illustration d’un indicateur (top annuel) qui n’est pas adapté à un modèle éditorial donné (rythme de sortie trimestriel), et qui finit par perdre son sens. Le top 5 par série pour 2021 est en comparaison bien plus riche d’enseignement.

S’il y a une chose à garder de ce thread un peu plus décousu que les précédents, c’est qu’il faut toujours questionner la pertinence des indicateurs que l’on utilise pour suivre un marché, par rapport à la nature de ce marché et de ses évolutions. Comme une moyenne, un pourcentage est une donnée pauvre, dont l’évolution peut s’expliquer par beaucoup trop de facteurs pour que l’on puisse s’y limiter.

Dossier de en mars 2022