Recherche-action et doctorat de création en bande dessinée

de

Fotocopias que nos hacen libres — Rafael Alajdem

Docteure en esthétique par l’Université Paris Nanterre, j’ai réalisé mes études en histoire de l’art en Argentine à la Faculté de Beaux-Arts. Dans cet environnement artistique, je me suis toujours questionnée sur les croisements entre recherche et création. L’extirpation des savoirs théoriques du cadre académique/universitaire était une question centrale dans ma démarche. Une des réponses résidait, à mon sens, dans l’événement artistique ou l’exposition, comme moyens de transmission des connaissances artistiques. C’est pourquoi, parallèlement à l’écriture de ma thèse, en 2015, j’ai été membre de la 25ème Session de l’Ecole du Magasin au MAGASIN CNAC, Grenoble, première formation aux pratiques curatoriales d’Europe. Une fois ma thèse achevée et soutenue, j’ai transposé ce travail de recherche en exposition, au sein de l’association Alberto prod., pour le Festival BD Colomiers en 2018 et pour le Pulp Festival, à la Ferme du Buisson en 2019. J’ai ensuite co-curaté une grande rétrospective Alberto Breccia à Buenos Aires, suite à une commande du Ministère de la Culture argentin.
L’idée d’une praxis intégrant théorie et pratique était donc un élément central dans mes questionnements, particulièrement lorsque j’abordais les points de convergence bande dessinée/arts visuels/art contemporain. Mon incorporation en tant que chercheuse associée dans le projet Iles, m’a apporté un véritable espace de réflexion autour de la recherche-action et de son ample potentiel.

Dans le domaine de la recherche-création, le volet création implique d’embrasser davantage une vision subjective, étant donné que le positionnement du/de la chercheur-euse est théorique aussi bien que pratique, créatif, esthétique. Cette démarche peut entrer dans ce qu’on appelle une praxis, en tant qu’intégration de la théorie et de la pratique de façon à ce qu’on puisse transformer l’objet autour duquel on développe notre recherche. Dans mon travail au sein du projet de recherche Iles, ma démarche de recherche-création devient intelligible à travers la notion de performatif.
La performativité, dans son assertion entendue dans le domaine de la linguistique, est l’acte de « réaliser » ce qu’on énonce, au-delà du langage et de la parole, en incluant le sujet qui énonce en tant que corps (proxémie, gestuelle, regard, etc.). Judith Butler reprend cette notion de performativité sous la perspective de genre : l’identité sexuelle est une construction performative, étant donné qu’on performe tou-te-s le genre qui nous a été attribué à travers nos gestes, nos comportements en plus de notre langage, conforme à un modèle préétablit socialement. Dans le même ordre d’idée, Paul B. Preciado définit les échanges et rapports humains (en tant que corps vivants) comme l’exécution d’une « chorégraphie » établie préalablement par les impératifs sociaux. Il invite, dans une approche radicale, à fabriquer une nouvelle réalité sociale, en se ré-appropriant des techniques performatives qui ne nous appartiennent pas, par exemple, des femmes exerçant la violence, celle-ci étant un mandat imposé à priori aux hommes. Dans mon travail, c’est dans cette idée de performativité des-alienée que j’encadre ma pratique de recherche-création, en m’appropriant d’un rôle spécifique qui n’est pas en vérité le mien. Dans le cas présent, j’expliquerai cette démarche faite autour des pratiques du fanzinat du mouvement transféministe et des approches queer en Argentine.

Cette recherche est le résultat d’un chemin de réflexion autour des pratiques d’auto-édition, ancrées dans des réalités historico-socio-économiques particulières, en l’occurrence en Argentine. La réflexion démarre dans un atelier de Iles réalisé à La Fanzinothèque de Poitiers, où j’ai proposé de travailler autour des pratiques du fanzinat, émergeant du contexte spécifique de l’écroulement de l’industrie nationale dans les années 1990. J’y ai proposé d’articuler deux idées autour de ce phénomène. La première, concernant la circulation de ces fanzines et leur existence dans le champ culturel de la bande dessinée, est le paradoxe d’une culture undeground en absence de mainstream. L’industrie éditoriale étant en crise, l’auto-édition est devenu quasiment le seul espace permettant aux jeunes auteurs de publier de la bande dessinée (les auteurs affirmés travaillaient déjà pour les marchés Etats-unien et Européen). La seconde, du point de vue de la production, définit le fanzine comme une forme de résilience, à savoir, comme une capacité à rebondir dans des circonstances défavorables.

Ce phénomène a succédé la période effervescente de la culture du fanzine punk (en résonance avec les mouvements punk anglo-saxons) dans les années 1980. L’objet auto-édité est devenu alors un support privilégié d’expression du collectif, proposant un nouvel activisme. Le traitement des problématiques souvent négligées par les mouvements militants étaient présentes, notamment les nouvelles politiques du corps par rapport au genre et celles de la mémoire historique récente, vis-à-vis des crimes contre l’humanité de la dictature. Les identités se reconstruisaient différemment et se contredisaient dans ce moment argentin de retour démocratique.

Si les corps dissidents faisaient partie de ces fanzines punk, le mouvement d’auto-édition de bande dessinée qui a suivi dans les années 1990 et 2000, lieu d’expérimentation formelle et de bédéphilie, a été presque exclusivement masculin, avec une forte présence de stéréotypes hétéro-centrés. On s’inscrit dans une réalité connue : le milieu de la bande dessinée argentine, comme partout ailleurs, a longtemps été presque exclusivement masculin.

Aujourd’hui, et depuis une petite dizaine d’années, une grande partie de l’auto-édition en Argentine est occupée par les collectifs féministes, transféministes et queer. La création des nouveaux circuits, notamment des festivals et des salons, a comme consigne principale de visibiliser certains secteurs de la société tout en combattant les préjugés de genre au sein du monde de la bande dessinée. On accorde de même une grande importance à la philosophie du DIY (do it yourself) ainsi qu’à la formation des autrices, à travers la mise en place d’ateliers de dessin, d’encrage, de scénario, entre autres.

Parmi les conclusions de cette étude diachronique, j’ai pu établir un lien direct entre deux périodes : celui du fanzine punk des années 1980 et les phénomènes actuels de fanzinat transféministe et autres dissidences. En effet, j’entends ces pratiques comme des gestes urgents. Dans le cas des fanzines punk, ils jouent leur rôle dans la reconstruction des liens sociaux détruits suite au terrorisme d’Etat en Argentine. Pour les mouvements actuels, le rôle est de soulever des problématiques comme les inégalités dans la société. Il s’agit ainsi d’une réaction aux mouvements néo-fascistes et aux nécropolitiques appliquées par les pays centraux[1]. Dans les deux cas, on trouve la volonté de construction des nouvelles subjectivités à travers le collectif.

Concernant les activismes actuels, depuis la genèse du mouvement Ni una menos (« pas une de moins ») en 2015, le féminisme n’a fait que grandir en Argentine. Dans ce pays, plongé actuellement dans une grande crise économique et sociale, le féminisme est la force sociale qui a le plus de poids et le plus grand attrait social. On n’y parle plus d’une « vague » du féminisme, mais d’une « marée ». Judith Butler explique à cet égard, que la notion de marée est bien plus puissante et dynamique que celle de vague (terme souvent utilisé pour différencier les moments historiques des féminismes) car celle-ci monte et se retire, rencontre une autre marée, produit des « constellations » diverses. A la fois symbolique et littérale, le concept de marée rend compte d’un mouvement massif, international et post-colonial.

Cette marée a ainsi fortement impacté le monde de la bande dessinée en Argentine. Comme l’affirme Mariela Acevedo, si l’insertion sur le terrain reste inégale, l‘évolution actuelle est remarquable : l’inclusion des autrices est progressive depuis les années 1980 et exponentielle depuis 2010. De nouvelles voix et de nouveaux regards qui questionnent et présentent d’autres formes de relation entre les genres sur le plan symbolique, ont des effets concrets sur les lecteurs-trices. Dans le monde des objets auto-gérés, une idée sous-jacente persiste : l’importance de la bande dessinée comme dispositif véhiculant de nouveaux imaginaires, notamment sur le genre et à la sexualité.

Comment aborder l’étude d’un phénomène si complexe et si contemporain dans le cadre d’une démarche de recherche-création ? Au départ, il s’agissait pour moi de réaliser ce que j’avais appris après plusieurs années à l’Université, à savoir, un travail de recherche théorique « traditionnelle » : fiches bibliographiques, enquête de terrain, entretiens avec les différents acteurs- rices du phénomène. Je me suis ensuite déplacée de ce positionnement pour passer à l’acte, c’est-à- dire, rentrer dans la performativité, en m’appropriant un rôle dans la distribution des fanzines.
Ma distribution était, bien entendu, tout aussi artisanale que la production des fanzines elle-même : j’en ai collecté une centaine à Buenos Aires, que divers-e-s auteurs-trices m’ont fourni, pour ensuite les revendre dans un stand du festival d’auto-édition Gutter Fest 2019 à Barcelone. Cet espace qui rendait compte d’un voyage transocéanique, a été nommé El cuerpo en papel y tinta (« le corps en papier et en encre »). Cette action m’a permis de me plonger de façon pratique dans le monde des « fanzinistes », en devenant un acteur dans la dispersion de ces objets. Plusieurs aspects liés à ces pratiques auxquelles je n’aurais pas pu accéder par d’autres moyens, sont devenus intelligibles pour moi, par exemple l’abondance et la qualité des échanges entre participant-e-s et visiteurs des événements et les systèmes solidarité ceux-ci véhiculent.
Ce travail, processus intellectuel et corporel, m’a permis de poser certaines questions et de cerner plusieurs problématiques concernant la distribution, la portée de ces publications et leurs messages transformateurs, notamment leur influence sur les jeunes générations. Dans ce sens, les thématiques dissidentes et les façons de raconter alternatives apparaissent comme l’occasion d’une ouverture à des nouvelles perspectives théorique et pratique. De plus, la question du rendu visuel des objets est devenue un point de réflexion important, car ici, le message et la transmission l’emportent souvent sur la « qualité » graphique ou esthétique. Le graphisme est en quelque sorte émancipé ; indépendant de la catégorisation bon/mauvais dessin. Ce serait peut-être la notion d’inclusion, comme contenu, qui prime sur l’aspect formel ?

Je fais ici une tentative de me diriger vers une approche alternative de l’auto-édition et de la/les bande/s dessinée/s en général, vers une prise de position face à des réalités contemporaines. La recherche-création pourrait, à mon sens, être un moyen de traiter ces thématiques, ces activismes et les transformations qu’ils provoquent. Car ceux-ci amalgament contenu, forme et circulation, de façon à ce que la réalité et les objets qui l’évoquent s’influencent mutuellement, devenant finalement la même chose. Une nouvelle réalité est en train de se construire dans et par ces fanzines de bande dessinée qui ne pourraient jamais exister isolément : ils sont ancrés dans une réalité et le résultat d’un travail collectif sans précédent.

Bibliographie

ACEVEDO, Mariela, Pasado y presente de las creadoras de historietas, revue en ligne Boca de sapo, N°26, 2018.
BUTLER, Judith, Gender trouble, feminism and the politics of subversion, Paris, Éd. la Découverte, 2005.
MBEMBE, Achille, Necropolitics, Revue Public Culture N°15, Duke University Press, 2003.
PEKER, Luciana, La revolución de las hijas, Buenos Aires, Paidós, 2019.
PRECIADO, Paul P., Un appartement sur Uranus : chroniques de la traversée, Paris, Bernard Grasset, 2019.
SCHIMIED, Alejandro (comp), Libro de fanzines, Buenos Aires, Tren en movimiento, 2018.
SEGATO, Rita, La guerra contra las mujeres, Buenos Aires, Prometeo libros, 2018.
SOLÁ, Miriam, URKO, Elena (comp.), Transfeminismos — epistemes, fricciones y flujos, Tafalla, Navarra, Éd. Txalaparta, 2013.
Table ronde « Activismos y pensamiento », Judith BUTLER avec des représentant.e.s du Collectif Ni una Menos, Universidad Tres de febrero, Buenos Aires, 09/04/2019.

Notes

  1. On définit ici les pays centraux, comme ceux où les économies où les techniques de production capitalistes ont pénétré en premier. Les pays périphériques, en revanche, produisent et exportent des matières premières et des produits alimentaires, tandis que les pays centraux remplissent la fonction de produire et d’exporter des biens industriels pour le système dans son ensemble.
Dossier de en décembre 2019