Numérologie, édition 2011

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Pour la septième année consécutive, du9 tourne une nouvelle fois son regard incisif sur le marché de la bande dessinée. Précision, rigueur, curiosité sont au programme pour cette Numérologie – « l'art de faire parler les chiffres », sans langue de bois.

[Ami lecteur, lectrice mon amour, tu peux télécharger la version PDF de ce dossier en intégralité. Et si jamais tu préfères le papier, une version imprimée à la demande est également disponible, à prix coûtant.]

Avant-Propos

Dans une année d’élection présidentielle où l’on s’affronte à coup de sondages et de chiffrages plus ou moins douteux, il paraît presque inutile de rappeler ce fait tout simple : une analyse n’est jamais innocente, et n’est certainement jamais neutre.
En dehors des sciences « dures », il n’existe pratiquement pas de vérité qui soit absolue. Les chiffres que l’on collecte, la manière dont on les collecte, la façon dont ils sont présentés et bien sûr le commentaire qui les accompagne, tout cela relève d’une « vision du monde » qui est immanquablement politisée. On pourrait presque dire que le choix des « indicateurs » de la santé du marché (nombre de sorties, segments ou chiffres de ventes) ainsi que la manière dont on qualifie leur évolution, en apprennent plus sur l’auteur de l’analyse (et ses commanditaires, le cas échéant) que sur l’objet de l’analyse lui-même.
Cette « Numérologie » (septième du nom) n’échappe sans doute pas à ce travers. Néanmoins, tout au long de sa rédaction, nous nous sommes attachés à faire preuve de toute la rigueur et l’honnêteté intellectuelle qui sont les nôtres. Nous espérons enfin qu’à défaut de gagner l’ensemble de ses lecteurs à la vision du marché qui y est décrite, ce document aura le mérite de soulever des questions.

Sources et remerciements

Les analyses de cette édition 2011 du dossier Numérologie (ou « l’art de faire parler les chiffres ») sont basées, sauf mention particulière, sur deux sources spécifiques :

  • pour le recensement du nombre de sorties et les plus gros tirages, sur les rapports annuels 2001-2011 produits par Gilles Ratier, secrétaire de l’ACBD (Association des Critiques et journalistes de Bande Dessinée) ;
  • pour ce qui est des chiffres de ventes, sur des données Livres Hebdo/I+C portant sur la période 2001-2011. Des données complémentaires nous ont été gracieusement fournies par IPSOS MediaCT (Pôle Culture).

Nous tenons particulièrement à remercier Carole Romano et Mathieu Olivier d’IPSOS MediaCT pour leur disponibilité et leur patience face à nos nombreuses questions ; et Gilles Ratier pour le travail qu’il effectue chaque année, et sans lequel la portée des analyses de ce document serait fortement réduite. Par ailleurs, nous tenons également à remercier Martin Zeller, Stéphane Ferrand et Sam Souibgui pour leurs échanges instructifs ; et enfin Jessie Bi, Hervé Brient, Mathieu Lagrèze et Julien « June » Misserey pour leur relecture et conseils avisés.

L’auteur

Xavier Guilbert a 40 ans, est diplômé d’une grande école d’ingénieur et a vécu cinq ans au Japon. Depuis quinze ans, il travaille chez un acteur majeur du jeu vidéo, où fort de dix ans d’expérience en analyse de marché, il a été responsable du planning stratégique et s’occupe désormais de stratégie de contenu.
Depuis quinze ans, il fait également partie du collectif du9 (http ://www.du9.org), espace critique alternatif sur Internet consacré à la bande dessinée, dont il assume aujourd’hui le rôle de rédacteur en chef. Il peut être contacté à l’adresse xav@du9.org.

 

En quelques mots…

L’évolution du marché de la bande dessinée s’effectue ces dernières années dans un contexte difficile. Pratique culturelle peu investie, elle doit faire face à l’érosion de son lectorat et à l’usure des grandes séries franco-belges classiques qui avaient assis son rayonnement. Le segment du manga, un temps relai de croissance, est désormais arrivé à saturation et décroît à son tour.
Ces dynamiques à la baisse ont encouragé les éditeurs à augmenter leur production pour développer leur offre, investissant l’ensemble des segments du marché et cherchant à revaloriser leur catalogue par des rééditions. Cependant, pour la deuxième année consécutive, le top 50 des meilleures ventes établit un nouveau record à la baisse et souligne la fragilité du marché.
Annoncée depuis quelques années, la « révolution numérique » reste pour l’instant à l’état de potentiel pour les éditeurs, alors que des auteurs entreprenants ont mis en place des initiatives originales. La question du numérique a surtout causé de vives tensions entre auteurs et éditeurs, et révélé le profond malaise des premiers face à leur paupérisation progressive et marquée.

 

La question des chiffres

Les ventes

Deux instituts fournissent des données relatives au marché de la bande dessinée en France : IPSOS et GfK. Le service qu’ils proposent est un « panel de détaillants », que GfK définit comme suit :

« C’est un échantillon permanent représentatif du commerce de détail dans lequel on réalise les observations à intervalles réguliers portant sur des marchés, des classes de produits, des marques, des références, des tranches de prix.
-> échantillon : la fraction d’un univers statistique (population de magasins)
-> permanent : les individus faisant partie du Panel sont stables dans le temps
-> représentatif : les résultats collectés dans les points de vente sont extrapolés pour être représentatifs
-> commerce de détail : les détaillants (hors grossistes) »

Pour référence, le panel d’IPSOS MediaCT est aujourd’hui composé de 2 400 points de vente représentatifs des circuits traditionnels de ventes de livres au détail (librairies, grande distribution, magasins spécialisés). Depuis janvier 2010, il intègre également les ventes en ligne. De son côté, le baromètre des biens culturels de GfK revendique plus de 3500 points de vente, avec un taux de couverture de 98 % sur le marché du livre (hors scolaire et VPC + Clubs).
Qu’il s’agisse d’IPSOS ou de GfK, le principe est similaire à celui d’un sondage : on part d’un échantillon de points de ventes dont on agrège les données, soit une image incomplète du marché, que l’on corrige par la suite avec un modèle « maison ». Ce modèle est régulièrement confronté aux informations fournies par quelques éditeurs sur leurs propres ventes, afin d’en vérifier la validité. Bien entendu, chacune de ces étapes présente des possibilités d’erreurs et d’arrondis. Les chiffres publiés par l’un et l’autre des deux organismes (GfK et IPSOS) sont donc des estimations, et comme pour les sondages, comportent par conséquent une marge d’erreur qu’il faut garder en tête.

Pour la période 2006-2011, les chiffres GfK et IPSOS sont cohérents et présentent de grandes similitudes qui témoignent de visions proches d’une même réalité de marché. Ainsi, de manière générale, IPSOS présente une vision plus conservatrice du marché que GfK – inférieure de 13 % en moyenne ; dans le détail, on note une légère sous-représentation chez IPSOS (ou une sur-représentation chez GfK) du segment du manga, de l’ordre de 2 % ; et une sur-représentation chez IPSOS (ou une sous-représentation chez GfK) des nouveautés au détriment du fonds, de l’ordre de 5 %.
Les tableaux des meilleures ventes par titre individuel fournis par les deux instituts sont très semblables, puisque l’on y retrouve les mêmes titres classés dans un ordre très proche, avec des volumes de vente tout-à-fait comparables, les estimations IPSOS s’inscrivant en moyenne à 93 % des volumes relevés par GfK pour 2009.
A la lueur de ces comparaisons, il apparaît donc que les deux visions du marché de la bande dessinée en France proposées par IPSOS et GfK, bien que différentes, sont cohérentes entre elles et les conclusions mises en avant par les deux instituts dans leurs communications respectives se rejoignent. Moyennant quelques spécificités liées en particulier à la différence des périmètres considérés, elles témoignent d’une même réalité et sont donc toutes aussi valables l’une que l’autre dans leurs estimations.

Profitons de cette mise au point pour rappeler que les chiffres de vente dont disposent les éditeurs sont également des estimations. En effet, ces derniers comptabilisent essentiellement les mises en place (le sell-in, en jargon anglophone), soit les exemplaires placés par le diffuseur/distributeur auprès des libraires. Ils ne connaîtront les ventes réelles réalisées auprès des consommateurs (le sell-through) qu’une fois enregistrés les retours[1] – lesquels s’étalent immanquablement dans le temps, tout au long de la commercialisation d’un ouvrage. De plus, la question des territoires considérés (les éditeurs préférant évoquer des chiffres globaux) vient souvent rajouter un élément de confusion supplémentaire.
Enfin, n’oublions pas le défaut principal des chiffres des éditeurs – le fait qu’ils restent, la plupart du temps, confidentiels, et ce, même lorsque l’on les invoque pour écarter les questions gênantes et rassurer sur la bonne santé de l’activité. On ne saura finalement que ce que les éditeurs veulent bien laisser paraître.

Les tirages

Lorsque l’on évoque la question de la fiabilité des chiffres disponibles pour suivre l’évolution du marché, les tirages initiaux que compile Gilles Ratier dans les rapports annuels de l’ACBD sont souvent remis en question. Les éditeurs sont ainsi soupçonnés de « gonfler » les chiffres, ce qui réduirait fortement l’intérêt d’une liste uniquement basée sur du déclaratif.
S’il ne nous est pas possible de vérifier la réalité d’un éventuel « bidonnage » des chiffres, un élément nous amène à pencher en faveur d’une certaine honnêteté (à moins qu’il ne s’agisse d’une certaine cohérence dans l’exagération) de la part des éditeurs. En effet, la part des ventes indiquées dans les Top 50 annuels publiés par Livres Hebdo/IPSOS MediaCT rapportées à ces tirages initiaux est remarquablement stable au fil des ans, s’inscrivant dans une fourchette de 45 % à 55 %.
A la lueur de cet indicateur et en l’absence d’information contradictoire, nous accorderons le bénéfice du doute aux indications de tirages initiaux.

Le verdict

Ainsi, nous sommes bien conscient que les chiffres dont nous disposons et sur lesquels s’appuient les analyses présentent des limites dans la vision du marché qu’ils nous permettent d’appréhender. Pour autant, dans la mesure où ces limites sont clairement identifiées, cela n’enlève rien à la pertinence des enseignements que l’on peut en tirer et des questionnements qu’ils suscitent. C’est d’ailleurs pour cette raison que nous nous attachons à ne comparer que des données comparables, et que nous préférons considérer des évolutions et des tendances, plutôt que des chiffres absolus.

Notes

  1. Notons que la plupart des diffuseurs fixent à un an la durée maximale de garde pour un libraire, soit la période durant laquelle le retour d’un ouvrage est soit remboursé, soit crédité à son compte.
Dossier de en avril 2012