Petits Papiers

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«À quoi sert vraiment Angoulême ?»
Telle est la question posée par Thibaut Dary dans le titre de son article paru le 30 janvier 2009 dans Le Figaro. À cette interrogation, le lecteur curieux n’aura pas de véritable réponse, puisqu’il s’agit davantage pour le journaliste de remettre en question le Festival que de comprendre son rôle et de l’expliquer. À sa décharge, il faut dire que l’événement qui se déroule chaque début d’année dans la ville d’Angoulême n’est certainement pas le plus lisible des festivals…

Créé en 1974, le Festival International de la Bande Dessinée (FIBD) semble effectivement être en permanente mutation. À chaque année son lot de changements structurels puisque la localisation, la dénomination des tentes et l’organisation générale varient d’une saison à l’autre : aujourd’hui et depuis 2007, les éditeurs sont divisés en deux entités distinctes. Difficile néanmoins de déterminer quels critères guident cette distinction puisque les sobriquets de «monde des bulles», «nouveau monde» et «BD alternative» ne font qu’ajouter des grumeaux à la bouillie conceptuelle justifiant cet écartement. Bien malin celui qui saura replacer les éditeurs suivants dans l’une ou l’autre de ces tentes : Gallimard «Bayou», Actes Sud BD, Futuropolis et Dynamite[1] ; et bien plus malin encore celui qui parviendra à expliquer pourquoi cette dénomination fait des mots «bulles», «nouveau» et «alternatif» des antonymes.
De la même façon, les noms des prix et les prix eux-mêmes varient régulièrement : de 1974 à 1988 il s’agissait donc des Alfred disparus pour laisser place aux Alph’Arts qui s’éclipsent en 2003 pour laisser la place à la sobrissime dénomination de «prix». Celle-ci s’efface elle-même en 2007 lorsque le FIBD cesse de distinguer «scénario», «dessin», «premier album» et «série» pour récompenser huit «Essentiels» (dont un «Révélation» et un «Patrimoine»). La modification de cette année ? Le Prix du Meilleur Album est devenu «Fauve d’Or» en référence à la mascotte dessinée par Lewis Trondheim pour le festival.
Lorsque l’on compare tous ces changements à la pérennité d’une «Palme d’Or» octroyée au Grand Prix du Festival de Cannes depuis 1955, on reste songeur. La politique du Festival d’Angoulême est si mouvante qu’il paraît impossible d’occuper ses marges, cet élément pouvant expliquer l’inexistence d’un Festival «Off» stable et ancré.

Mais Thibaut Dary ne fait pas cas du Festival «Off», car ce n’est pas vraiment la marge qui le préoccupe. Ce qui l’inquiète c’est la «tension entre BD grand public et BD branchée trustant les prix» et son écriture approximative traduit bien son angoisse vis-à-vis de cette question. Mais est-ce bien cela qui se joue à Angoulême chaque début d’année ? Jean-Christophe Menu qui se demandait déjà en 2006 «Que faire d’Angoulême ?»[2] était parvenu à d’autres conclusions, sans doute plus pertinentes : «Ce que hurle Angoulême, c’est cette vanité de persister à concilier un événement culturel et une foire commerciale, alors que la cohabitation des tendances antagonistes devient impossible.»
Cette opposition relevée par l’éditeur de L’Association paraît en fait commune aux événements importants liés au livre qui donnent souvent lieu à la figure — disons oxymorienne — de «supermarché culturel». Le livre, de par l’acte solitaire qu’il impose, ne se prête à une manifestation publique de grande envergure que si elle est commerciale car les débats et rencontres nécessitent une certaine confidentialité. Ainsi, à l’instar du Salon du Livre de Paris, la politique du Festival d’Angoulême hésite entre les approches culturelle et commerciale et cela se ressent dès la lecture du dossier de presse où la section «Événements» présente successivement «Les prix 2009» et «La plus grande librairie de bande dessinée du monde». Et c’est justement l’oscillation entre ces deux pôles que Thibaut Dary mésinterprète lorsqu’il évoque une opposition entre «la bande dessinée grand public d’un côté, la bande dessinée branchée de l’autre».
Plus encore que mésinterpréter, on serait tentés de dire que le journaliste dissimule ces contradictions problématiques sous des considérations populistes. Ainsi, le point de départ de la réflexion de M. Dary est un potin qui «cristalliserait» selon lui cette tension : la sortie de Dupuy et Berbérian sur Henri Filippini à l’occasion d’une conférence de presse. Tronquant la citation[3] sans précision, il l’ampute d’un élément important pour une bonne compréhension de leurs propos : «Les librairies spécialisées vendaient plus de chaussettes et de cravates que d’albums.» Cette remarque entrait pourtant en résonance avec la schizophrénie du Festival d’Angoulême qui dispose à la fois d’une tente pour les fanzines (dénommée «BD Alternative») et d’une autre pour les produits dérivés (la «Para-BD»). Il s’agit donc bien d’un affrontement entre logique commerciale et logique artistique qui n’est évidemment pas propre à «l’univers de la bande dessinée» (sic). Avancer qu’il puisse l’être participe d’ailleurs à inférer la bande dessinée à d’autres formes d’art, de même que tenter de circonscrire sa nature comme le journaliste le fait en citant Henri Filippini : «la bande dessinée est avant tout un art populaire destiné à la détente, qui doit être bien écrit et bien dessiné, d’une lecture facile.»

C’est justement ce dernier point qui est à l’origine de l’interrogation de Thibaut Dary. Comment comprendre, en effet, le rôle d’éclaireur que tente de jouer le Festival par le biais du palmarès lorsqu’on n’accorde d’intérêt à la bande dessinée que dans sa forme la plus «académique» et répandue ? Il semble presque que la plus légère expérimentation relève pour le journaliste d’une dégénérescence et d’un détournement de la bande dessinée. Et de citer en renfort «Johann Sfar [faute d’origine], auteur pourtant assez trendy (qui) pestait [en 2004] contre une sélection “non pas pointue, mais snob” destinée aux seuls fans.» Le journaliste nous dépeint donc plus ou moins un Festival d’Angoulême dénaturé où les phénomènes de mode auraient détrôné une bande dessinée pure (celle de son enfance ?).
Il invoque pour ceci un cas bien particulier : «en 2000, un petit éditeur au catalogue archi classique (Le Triomphe) se voyait refuser l’accès au Festival, sans explication.» Coïncidence fortuite sans doute, il se trouve que Le Triomphe est justement l’éditeur d’une bande dessinée signée Thibaut Dary et intitulée Avec Tabarly. Le Figaro a donc laissé passer ce conflit d’intérêt et a payé ce «journaliste» pour défendre ses intérêts personnels plutôt que pour faire son métier, à savoir : informer. Par ailleurs, Le Triomphe n’est pas vraiment un éditeur des plus neutres. En effet, il est difficile de savoir ce qui a conduit exactement le FIBD à refuser un stand aux éditions du Triomphe mais mentionner et défendre cette maison est révélateur de la vision qu’a ce collaborateur du Figaro de la bande dessinée.
Fondées par deux journalistes du nauséabond Présent (Francis Bergeron et Françoise Pichard) les éditions du Triomphe ont une ligne éditoriale que l’on pourra qualifier du doux euphémisme «d’extrême-droite». Ainsi, lorsqu’en 1995, le Front National remporte plusieurs mairies françaises, le fonds jeunesse des bibliothèques de ces villes se dote de nombreux ouvrages de cette maison, initiative qui ne manquera pas de provoquer un tollé dans la profession. Il est vrai qu’à côté des rééditions de Sylvain et Sylvette et autres Fripounet et Marisette, Le Triomphe publie aussi des ouvrages critiques de livres de Serge Dalens qui «enseigne aux enfants à ne pas désirer changer le cours des choses». Une ligne éditoriale acclamée par Christian Bouchet (ex-leader de la tendance radicale du MNR de Bruno Mégret) qui voit les «secteurs culturels directement en phase avec les masses : romans policiers, science-fiction, littérature populaire, BD» comme un vecteur de transmission d’idées politiques.
Comme on le voit, l’auteur d’Avec Tabarly, Thibaut Dary, a une conception si particulière de la bande dessinée qu’on ne peut que se réjouir que le palmarès ne lui plaise pas et déplorer qu’il soit payé par un journal pour la partager.

De fait, pour ce «journaliste», la confidentialité même d’une bande dessinée est une tare : «les professionnels du secteurs, qui lisent pourtant beaucoup d’albums, découvrent des éditeurs chaque année dans la sélection» déclare-t-il ainsi sans citer de noms. En l’occurrence, on serait tenté de croire que c’est plutôt ce «journaliste» qui ne maîtrise pas son sujet et que c’est cette ignorance qui l’amène à décrire la bibliodiversité comme une forme de lobby «trendy». Mais il est vrai que «la Fnac, partenaire du Festival, ne les met même pas tous en vente !»
En somme, pour Thibaut Dary la bande dessinée ne peut être que «de masse» : vendue en masse, par des masses, à des masses. Et de s’offusquer, en conséquence, du «Prix 2008 du meilleur album remis à Là où vont nos pères, récit couleur sépia de 128 pages du Sino-Australien Shaun Tan, sans le moindre texte !» «Depuis un an, qui l’a acheté, lu, voire même regardé ?» s’interroge-t-il. À le lire, il paraît clair que ce qui fait pour lui la qualité d’une bande dessinée est sa capacité à toucher un large public — un critère plus commercial qu’artistique donc.
De ce fait, c’est en toute logique que M. Dary fait appel à Claude de Saint-Vincent pour appuyer ses arguments. À propos du Festival d’Angoulême, le directeur général de Média-Participations déclare : «c’est une caisse de résonance médiatique inégalable pour la bande dessinée. Mais je pense que le Festival oublie son rôle de conquête de nouveaux lecteurs […] Enfin, avec un Grand Prix décerné à un auteur, ce n’est pas un album qui est la star du festival, mais un homme. Du point de vue commercial, c’est le comble de l’inefficacité.» Or, si ces opinions sont tout à fait légitimes dans la bouche d’un directeur général, elles devraient être honteuses sous la plume d’un «journaliste».
Trop fier pour se remettre en question, Thibaut Dary prend son ignorance de l’actualité et des problématiques propres à la bande dessinée pour une volonté d’élitisme du Festival. Se complaisant dans son incompétence, il se permet de déclarer avec suffisance : «dans la sélection, il y a encore du bon»… sans toutefois aller chercher plus loin que ce qui est déjà largement connu («Le Journal d’un ingénu (Dupuis), Shutter Island (Casterman) et Long John Silver (Dargaud)»). Quelle fonction reste-t-il alors au journaliste qui n’informe même plus, devenu simple relais de la communication ? Que faire de ses «conseils de lecture» qui ne sont pas plus argumentés ni originaux qu’un encart publicitaire dans un quotidien ? En somme, à quoi sert vraiment ce «journaliste» ?

Notes

  1. La réponse étant : Gallimard et Futuropolis sont au «monde des bulles» tandis que Actes Sud BD et Dynamite sont au «nouveau monde».
  2. Jean-Christophe Menu, «Que faire d’Angoulême ?», L’Éprouvette n°2, L’Association, Juin 2006.
  3. «A cause de types comme ça, on a cru au début des années 90 que la BD était morte. [Les librairies spécialisées vendaient plus de chaussettes et de cravates que d’albums.] On pourrait d’ailleurs créer un prix Filippini pour l’éditeur le plus pourri.»
Dossier de en février 2009