#TourDeMarché (3e saison)
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- - (7) Jeunes
- - (8) Amoureux
(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur les rézosociaux)
Quoi, déjà vendredi ? C’est donc le retour du #TourDeMarché, et après une petite semaine de break (ou de réflexion ?), on va se pencher cette semaine sur un adjectif qui revient souvent quand il est question de bande dessinée : « populaire ». C’est parti !
Et pour commencer, un petit florilège des déclarations diverses, histoire de voir un peu à quelle occasion et dans quelle optique cette caractéristique de la bande dessinée vient à être évoquée.
En 2001, interrogé à l’occasion du Festival d’Angoulême, Henri Filippini est formel : « La bande dessinée est avant tout un art populaire destiné à la détente. ce n’est pas du tout un produit pour l’élite, intellectuelle ou autre. »
En 2009, Daniel Couvreur affirme sans détour dans Le Soir : « La popularité de la BD n’est pas un mythe. »
En 2013, Aurélie Filippetti, alors Ministre de la Culture en 2013 en visite au Festival d’Angoulême, déclare : « La bande dessinée est un art populaire et une manière de faire lire les enfants. »
En janvier dernier, Anne-Hélène Hoog, directrice conservatrice du Musée de la bande dessinée d’Angoulême, explique que « La bande dessinée est ancrée dans la culture populaire. »
Comme chaque année impaire depuis 2013, la fin octobre est l’occasion de la sortie d’un nouvel Astérix. le cru 2023 est signé Fabcaro et Conrad, s’intitule L’Iris Blanc et bénéficie d’un tirage de 5 millions d’exemplaires pour le monde. Rien que ça. En octobre 2022 (pourtant année « sans » Astérix), ça m’intéresse se penchait sur son cas : « Bande dessinée : Astérix, les raisons d’une incroyable popularité. »
Avant d’aller plus loin, j’attire votre attention sur cette subtilité sémantique : « la bande dessinée est une littérature populaire », ce n’est pas la même chose que « la bande dessinée est populaire ». Les mots ont un sens, et dans ce cas précis, plusieurs qu’il faut démêler. Petit détour par le Larousse en ligne, histoire de partir de bases solides avec la définition (ou plutôt, les définitions) de « populaire ». J’ai enlevé les exemples, pour des contraintes de place.
1. Qui est relatif au peuple, en tant que milieu social
2. Qui est propre au peuple, en usage dans le peuple
3. Qui émane du peuple
4. Qui s’adresse au peuple, au public le plus nombreux, qui est conforme aux goûts de la population la moins cultivée
5. Qui a la faveur de la population, du plus grand nombre
6. Se dit d’un mot, d’un sens, d’une construction courants dans la langue parlée, mais qui seraient considérés comme choquants ou vulgaires dans un écrit ou dans une communication orale plus formelle.
7. En linguistique historique, se dit, par opposition à savant, d’une forme qui résulte d’une évolution phonétique et non d’un emprunt.
Et c’est tout.
Comme vous le voyez, c’est un mot joyeusement polysémique. C’est bien là le problème : dans le discours (médiatique en particulier), on en vient souvent à amalgamer les différents sens, comme si l’un entraînait forcément l’autre. Illustration avec un exemple, cet article d’Olivier Mimran pour 20 minutes. Lorsqu’il annonce « un succès populaire un peu plombé par un palmarès trop pointu », il mélange le succès populaire (en affluence) et une attente populaire (destinée à une population peu cultivée, « les «simples» fans de petits Mickeys » qui apprécieront sans doute).
Même son de cloche du côté du Figaro, où Olivier Delcroix regrette « un cru comme d’habitude toujours plus pointu, qui ne reflète hélas plus du tout l’éclectisme d’un genre populaire. » Pourtant, il salue le prix décerné à Riad Sattouf, expliquant que « Le créateur de la série L’Arabe du Futur symbolis[e] une élégante passerelle entre une bande dessinée d’auteur exigeante et le plus grand nombre (plus d’un million et demi d’albums vendus). » On notera que là où Astérix vendant un million et demi d’exemplaires est un indéniablement un « succès populaire », L’Arabe du Futur vendant un million et demi d’exemplaires reste une bande dessinée d’auteur exigeante. N’est pas populaire qui veut.
Mais c’est surtout parce que cette idée de « bande dessinée populaire » repose, sinon sur un fantasme, du moins sur une forme de malentendu que l’on continue d’entretenir aujourd’hui, intimement lié à l’idée fausse que la bande dessinée serait une lecture facile. Ainsi, en juin 2020, Roselyne Bachelot, alors Ministre de la Culture, avait déclaré : « Mais on peut entrer dans la culture par le divertissement ! Par exemple, la bande dessinée permet d’entrer dans la lecture. On peut arriver à lire Kundera en commençant par lire des Astérix ! » Ou comment exprimer, sous la forme d’un compliment, un rapport de domination écrasant. C’est le moment de dégainer La distinction de Pierre Bourdieu : « A la hiérarchie socialement reconnue des arts […] correspond la hiérarchie sociale des consommateurs. »
Il est très possible que cette image d’une bande dessinée servant de marchepied culturel est liée à la manière dont l’histoire du médium a longtemps été présentée, trouvant sa source dans les pages dominicales des journaux américains, destinées à un public peu éduqué. Le travail d’historiens comme Thierry Groensteen (sur Rodolphe Töpffer) et Thierry Smolderen (Naissance(s) de la bande dessinée) a montré indéniablement que cette jolie image doit être revue et corrigée, ancrant la bande dessinée dans un contexte beaucoup plus intellectuel.
Sachant que, dans l’une des premières enquêtes sur le lectorat, on peut lire : « La bande dessinée est davantage prisée par un public jeune et cultivé (niveau d’étude et catégorie socioprofessionnelle). » (IFOP, La BD et les Français : comportements et attitudes ?, 2000)… constat régulièrement confirmé depuis — au point que l’on souligne, lors de la publication de l’enquête Les Français et la BD (CNL/Ipsos, 2020), l’implantation du manga chez les CSP-, loin des habitudes qui régissaient jusqu’alors le genre.
Autre raison plausible de cette idée d’une bande dessinée facile d’accès, son association à la jeunesse, avec tous les préjugés que cela implique : esprit immature, l’enfant doit être protégé à tout prix (sur ce sujet, il n’y a pas plus éclairant que l’ouvrage On tue à chaque page du regretté Thierry Crépin sur les débats autour de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse). On voit bien alors comment le succès de la bande dessinée constitue son plus grand défaut dans la recherche de légitimation artistique. Plaisant au plus grand nombre, elle ne peut donc pas prétendre à la reconnaissance des élites, prêtes à défendre leur pré carré. Dans l’article du Soir en 2009 cité plus haut, Daniel Couvreur affirme : « Pour les jeunes de 7 à 77 ans : le slogan inventé par le fondateur du journal Tintin, Raymond Leblanc, reste la plus belle image de la vocation populaire de la bande dessinée. » Presqu’une profession de foi.
Ce qui est intéressant, dans cette histoire, c’est de voir que finalement, détracteurs de la bande dessinée et défenseurs d’une bande dessinée populaire (donc essentiellement divertissante) se rejoignent dans leur rejet d’une bande dessinée qui serait « de l’art. » Finkie-Filippini, même combat ? A mon sens, leurs déclarations disent probablement beaucoup plus sur le genre de lecteurs qu’ils sont eux-mêmes, plutôt que sur ce qu’est réellement la bande dessinée.
Sur Facebook, l’équipe de çà et là indique que La couleur des choses de Martin Panchaud (Fauve d’Or au dernier Festival d’Angoulême) vient de dépasser les 50 000 exemplaires vendus. Pas mal pour « un album avant-gardiste, tout en rond et en carré, entre l’abstraction d’un Kandinsky et les audaces formelles d’un Chris Ware » (Olivier Delcroix). Donc, on l’aura compris, pas du tout « populaire ». Et c’est très bien comme ça.
Post-scriptum
Suite à ce fil, Yaneck Chareyre suggérait que Astérix était une lecture populaire, parce que ses lecteurs étaient plus « populaires » (socialement parlant) que ne le seraient ceux de L’Arabe du Futur. Hypothèse recevable, mais, répondais-je, jamais appuyée par des résultats d’étude. Il existe probablement, chez Hachette ou Albert-René, des enquêtes sur leurs acheteurs/lecteurs, mais bien, sûr, rien de tout cela n’est public. Et aucune des études à notre disposition n’a jugé utile de poser cette question (très) spécifique. Impasse ? Peut-être pas.
Il se trouve qu’ayant travaillé sur l’exploitation des résultats de l’étude de 2011 (pour cet ouvrage), j’ai encore sur un coin de disque dur les tris réalisés à l’occasion. Voici donc le taux de lecteurs d’albums franco-belges selon la catégorie socio-professionnelle (CSP) de la personne interrogée, avec pour référence (en gris) le taux de lecteurs de bande dessinée tous genres confondus (le genre étant celui qui est le plus largement lu — sans considération d’intensité, ça compte — il n’est pas surprenant que les deux courbes soient très proches).
On note immédiatement les catégories qui sont proportionnellement les plus actives : Etudiant/Scolaire, puis Cadre/Profession intellectuelle supérieure, et enfin Profession intermédiaire. Bref, très CSP+. En ramenant cela à l’ensemble du lectorat de ces albums, on peut calculer le poids de ces trois catégories : Etudiant/Scolaire (36 % des lecteurs), Cadre/PIS (13 %) et Profession intermédiaire (16 %). Même après cette pondération, ces trois catégories constituent le trio de tête et représentent en cumulé près des deux-tiers (65 %) du lectorat de ces albums, alors qu’ils pèsent pour 37 % de la population. Alors, il est envisageable que Astérix soit un titre vraiment particulier, qui ne corresponde en rien à ce que l’on peut constater sur d’autres séries franco-belges, et que son lectorat soit radicalement différent. Mais j’en doute.
Conclusion : en 2011, le lectorat des séries franco-belge (dont Astérix) était de manière écrasante constitué de CSP+, et donc absolument pas « populaire », au sens sociologique du terme.
Par ailleurs, qu’en est-il du côté des romans graphiques ? La courbe est un peu plus difficile à lire, tout simplement parce que les taux de lecteurs sont moins importants.
Mais une fois la pondération effectuée, on retombe sur le même trio de tête : Etudiant/Scolaire (26 %), Cadre/PIS (18 %) et Profession intermédiaire (18 %), concentrant 62 % des lecteurs de romans graphiques. Au vu de ces données, il ne ressort donc pas clairement que les romans graphiques soient une lecture moins « populaire » que les albums franco-belge.
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Super contenu ! Continuez votre bon travail!