En attente d’une théorie, mirages
- (1) (à propos de L’art invisible de Scott McCloud)
- - (2) L’écrin sans serrure
- - (3) Codex partout, dessin nulle part
- - (4) Critique du langage et théorie critique
- - (5) Reprendre d’une main ce qu’on donnait de l’autre
- - (6) Le hoquet du paradigme
- - (7) Le pictural sans peinture
- - (8) Entendement et lieu commun
Scott McCloud fait partie de cette étrange confrérie de défenseurs de la bande dessinée dont l’éloge s’ouvre par une prolepse si perfide qu’elle le ruine : la bande dessinée est un art populaire, dit-il[1].
Voilà une assertion qui permet à la fois d’affaiblir toute ambition théorique dès que des exigences plus hautes pointeraient leur nez au nom d’une adéquation détendue à son objet (il y a dans toutes les théories de la bande dessinée un seuil au-delà duquel elle retient la bride de son ambition pour cette raison farfelue), de restreindre considérablement le champ général des œuvres étudiées à celles qui souscrivent à ce préjugé par des marqueurs décisifs (sont-ils déduits des chiffres de ventes qui célèbrent la popularité ? Des lieux communs qui sont censés la fonder en projet ?), et d’affaiblir également au passage le champ particulier de chaque œuvre qui se verra ramenée à un hypothétique déterminisme social et historique pour que commence son auscultation. Le populaire suppose du consensus, social certes (la popularité) mais surtout processif (un entendement commun sur des interprétants).
Comment peut-on sérieusement déclarer qu’une discipline est substantiellement populaire ou pas ?
La peinture n’est pas plus ou moins populaire que le cinéma ou la bande dessinée ; il y a probablement plus de peintres du dimanche que de dessinateurs de bande dessinée du dimanche, ce qui ne nous informe en rien ni sur la peinture ni sur la bande dessinée, ni sur leur popularité respective. Il y a des peintures populaires, y a des peintures savantes, il y a des peintures atypiques, déviantes, solitaires. Aucune d’entre elles n’est plus ou moins LA peinture que les autres. Il en va de même de la bande dessinée.
Il y a des peintures, des bandes dessinées comme il y a des films et des poèmes, et ces nouvelles œuvres nécessitent autant de nouveaux instruments de mesure : si elles ne réinventent pas leur champ à tout coup (rares sont les œuvres qui y travaillent), elles concourent chacune à l’élargir, le rendre plus riche, plus insaisissable, plus incertain.
D’une part ce sont des œuvres, prises une par une, dont on peut observer qu’elles sont populaires ou pas, d’autre part il faudrait perdre cette habitude d’anthropologue de regarder les œuvres d’art comme si les formes prises par leur réception sociale étaient le cadre théorique par lequel elles se sont imposées à leurs auteurs.
Le populaire lui-même a une durée aléatoire, des dispositions changeantes, des cours imprévisibles, et il n’est pas rétroactif : il n’a pas le pouvoir de donner du sens a posteriori à ce qui est advenu d’une œuvre d’art. Le Perugin peut être le plus grand peintre de tous les temps pendant quelques décennies et être oublié de tous au cours de la même vie ; le réalisateur obscur de courts métrages expérimentaux — Wotan’s wake, Six figures Getting Sick, etc. — peut devenir vingt ans après la référence du cinéma américain ; Euripide peut voir sa popularité déjouer le ricanement prophétique d’Aristophane et devenir de plus en plus populaire une fois mort. Où se loge le populaire de la bande dessinée de demain ?
Et à quel prix, la bande dessinée est-elle conçue ontologiquement comme populaire ?
Pour cela, elle doit se soumettre aux formulations antérieures, parfois archaïques, dans lesquelles on la muselle, la condamnant au passage — sans jamais questionner le sens de ce terme profondément ambigu, dont on ne sait jamais s’il gouverne la diffusion des œuvres ou leur mode de réalisation — à être populaire ; car il faut commencer par la contraindre à n’être que ça pour que s’en appliquent les misères analytiques et typologiques.
C’est là que la prolepse agit avec toute sa puissance : établie dans son cadre social supposé, les outils de mesure qu’on s’offrira pour elle auront toute justification à être adaptés à ce cadre étriqué et inviteront également à une indulgence pour la théorie qui en découle elle-même ; elle trouvera dans ce cadre fictif l’argument de ses propres limites.
Notes
- Scott McCloud se tâte pour savoir par quel bout tirer tenir l’instrument d’optique : il parlera de la bande dessinée comme d’un art, et parfois, comme d’un média populaire. On mettra cet affolement de la boussole théorique sur le compte de la bibliographie McLuhanienne, mais pas seulement : la tirer vers le média, c’est déjà l’entraîner vers le populaire comme objectif.
Alors que faire de tout ce qui déborde trop visiblement le populaire ? Il vaudrait mieux se demander que faire des théories dont le premier travail est de clôture : au gré des hypothèses des uns et des autres — le populaire, le mythologique, le communicationnel — les théories élaguent brutalement : mais si, pour satisfaire à votre définition, vous êtes obligé d’écarter une partie des productions ressortissant à votre domaine d’expertise — tout ce qui est déviant, non mythologique, rebelle à l’interprétation sans reste — alors c’est que votre outil est mauvais, qu’il est fermé à sa propre prospective, qu’il ne vous prépare pas à affronter l’impréparé.
- (1) (à propos de L’art invisible de Scott McCloud)
- - (2) L’écrin sans serrure
- - (3) Codex partout, dessin nulle part
- - (4) Critique du langage et théorie critique
- - (5) Reprendre d’une main ce qu’on donnait de l’autre
- - (6) Le hoquet du paradigme
- - (7) Le pictural sans peinture
- - (8) Entendement et lieu commun
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