#TourDeMarché

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Cette semaine dans ce #TourDeMarché, on va parler des reprises, parce que c’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes, ou quelque chose du genre. (J’en profite pour signaler que, ironie du sort, un problème informatique a fait disparaître la première version de ce thread avant complétion. Je me retrouve donc à devoir produire une reprise de mon texte initial, ce qui est très « meta ». On se console comme on peut)
Il y a deux semaines, on apprenait que Berserk aurait une suite. interrompue à la mort de son créateur Kentarô Miura en mai 2021, le devenir de la série culte était depuis resté en suspens… à part la publication annoncée pour juillet de son 41e volume. Aux commandes de cette suite, Kôji Mori, ami de longue date de Miura qui lui aurait confié le dénouement envisagé pour la saga. Et pour le dessin, le Studio Gaga de Miura, qui sera naturellement à même de respecter la patte graphique du maître.
La pratique qui consiste à prolonger un récit semble aussi ancienne que l’histoire de l’humanité. Dès l’Antiquité, la mythologie grecque se décline en cycles successifs (Titanomachie / cycle Thébain / cycle Epique), avec Virgile qui se permet d’y greffer son Enéide. Sur le sujet, je recommande chaudement la lecture de l’ouvrage passionnant de Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré qui aborde tous ces aspects de transtextualité, et explore toute la panoplie des reprises possibles. Bref, une histoire est une matière vivante, qui se transmet, se réapproprie et se transforme. Je pourrais m’arrêter là, mais on va quand même continuer un peu.

Pour essayer de structurer ce qui va suivre, trois axes principaux (et souvent interdépendants) qu’il faut considérer par rapport aux reprises : les pratiques artistiques en usage, le contexte juridique et les enjeux économiques.
Côté usages pour commencer, en bande dessinée s’opposent deux modèles fondamentalement différents, avec outre-Atlantique, la domination assez massive du principe des reprises, autour de personnages détenus par les éditeurs et destinés à passer de main en main. D’une certaine manière, on s’approche de la tradition orale (ou des aèdes antiques) dans laquelle chacun brode sa version autour d’éléments narratifs établis et largement connus. Cf. la « origin story » de Batman, avec le cinéma, son allée sombre, le voleur et le collier de perles. Tout cela est bien sûr lié à un contexte juridique particulier, mais sans anticiper sur ces points que je vais développer plus loin, il faut rappeler que le droit se construit également en écho des pratiques. L’œuf et la poule, en quelque sorte. Aux USA, l’importance des personnages sur leur créateur est avérée dès le début du XXe siècle, lorsque les magnats de la presse Hearst et Pulitzer se disputent les Katzenjammer Kids de Rudolph Dirks, débouchant sur la création d’un clone concurrent, The Captain and the Kids.
Côté franco-belge, la position d’Hergé est emblématique d’une certaine vision de l’auteur : Tintin ne connaîtra pas d’aventures après sa mort. Peut-être un rien dramatique, comme le pensait Uderzo : « Je trouve qu’Hergé a eu une fierté un peu idiote. » Mais contrairement aux comics américains qui n’hésitent pas à afficher une organisation quasi fordienne de la répartition des tâches de création, le pendant franco-belge a toujours été plutôt discret sur le rôle des assistants et autres studios de création. La présentation du projet collectif Lastman comme résolument novateur dans ses méthodes de production est une bonne illustration d’une domaine où la vision dominante reste celle de l’auteur-démiurge, en quelque sorte. Alors certes, il n’existe bien que Spirou qui corresponde au modèle américain en vigueur chez Marvel et DC. mais très tôt, on trouve des exemples de personnages ayant fait l’objet de reprises, comme les Pieds Nickelés ou Bibi Fricotin, tous deux créés par Louis Forton. On peut également évoquer l’exemple de Tif et Tondu (créés par Fernand Dineur, puis confiés à Will par Dupuis), ou encore de Barbe-Rouge et Buck Danny (poursuivis après la mort de Victor Hubinon en 1979). Enfin, il faut rajouter les cas où la création s’est rapidement organisée autour de studios (Peyo, Graton ou Marsu Productions) qui ont naturellement pris le relais à la mort de leur fondateur. Bref, une situation plus fréquente qu’il peut n’y paraître.

Avant d’aborder les aspects juridiques, je tiens à souligner que je ne suis pas juriste (et de loin). Je vais donc me limiter à des considérations générales, pour ne pas raconter de bêtises.
Le droit d’auteur s’articule entre droit patrimonial (concernant l’exploitation commerciale de l’œuvre) et droit moral (qui protège les intérêts non économiques de l’auteur). En droit français, on peut céder ses droits patrimoniaux (par contrat), mais le droit moral est inaliénable. Quand on l’a, on le garde. C’est une grande différence avec le droit américain, où le droit moral est plus faible, et peut être cédé à un tiers. Notons également que le droit américain possède le concept de « work for hire » (ou « travail sur commande »), dans lequel l’ensemble des droits d’une œuvre appartiennent non pas à son créateur, mais à celui qui a payé pour sa réalisation. Pour rappel, en 1992, la volonté de publier sous le régime du « creator-owned » (les droits appartenant donc à l’auteur) avait été à l’origine de la création d’Image Comics, se positionnant donc en opposition au modèle dominant en vigueur aux Etats-Unis.
Les droits patrimoniaux sont limités dans le temps, s’étendant jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur (avec quelques exceptions, sinon ce ne serait pas drôle). Tintin, par exemple, ne tombera dans le domaine public qu’en 2053. Sur ce point, on notera que les héritiers sont généralement plus agressifs que les auteurs de leur vivant. C’est naturel, puisque c’est le seul moyen d’action à leur disposition pour défendre la postérité de l’œuvre, contrairement à l’auteur lui-même. Face aux parodies et autres emprunts de son œuvre, Hergé pouvait ainsi répondre de la meilleure façon en publiant un nouvel album et réaffirmant par là-même la primauté de sa création. De son côté, Moulinsart ne peut qu’intenter des procès (et ne s’en prive pas).
Le droit moral, de son côté, ne semble pas être limité dans le temps : pour preuve, cette action intentée à l’encontre d’une suite apportée aux Misérables (par l’écrivain François Cérésa) par des héritiers de Victor Hugo. Est-ce que cela sera l’unique option pour les héritiers d’Hergé de contrôler le devenir de Tintin une fois passée la date fatidique de 2053 ? Pas sûr, puisqu’il est possible qu’entre alors en jeu le droit des marques, afin de le « sauver » du domaine public. Mais je le répète, je ne suis pas juriste. si jamais un.e spécialiste vient à passer par là, qu’iel n’hésite pas à apporter précisions, corrections et complément là où j’aurais pu me montrer plus ou moins à côté de la plaque. Mea culpa d’avance.

Pour finir, sur le pan économique, pas la peine de faire un dessin : si vous êtes ici, vous m’avez probablement déjà vu évoquer l’importance d’Astérix sur le marché depuis sa reprise par le duo Ferri-Conrad. Et je ne suis pas le seul à le souligner, of course. Détail amusant : depuis 2010, la meilleure vente de bande dessinée de l’année en France a été à chaque fois une reprise, Astérix en tête (5 fois) devant Blake & Mortimer (3 fois), Lucky Luke (2 fois) plus XIII et le Joe Bar Team (une fois chacun). Outre ces cadors de la reprise, mention honorable à Thorgal, Largo Winch, Corto Maltese et Dragon Ball Super (parce qu’il y a aussi des cas japonais) qui apparaissent au moins une fois dans les tops 10 annuels de cette période.
Le cas Blake & Mortimer est des plus intéressants, puisque d’un point de vue strictement comptable, les 16 albums de reprises publiés (et deux en préparation) dépassent désormais largement les 12 albums originels (le dernier ayant été terminé par Bob de Moor). Le titre de cet article des Echos publié en 1996 à l’occasion de la parution de la première reprise de la série, L’affaire Francis Blake » résume avec subtilité (hum) l’originalité de la démarche : « La bande dessinée passe à l’heure de l’industrie lourde. »
Là où hier le remplacement des créateurs visait simplement à assurer la continuité de l’existence de la série, on observe ici un basculement, dans lequel le nom des repreneurs devient un argument marketing de poids (quelques exemples récents : XIII par Jean Giraud & Jean van Hamme, Blake & Mortimer par François Schuiten, Lucky Luke par Matthieu Bonhomme, Valérian par Manu Larcenet, Blueberry par Joann Sfar & Christophe Blain, Corto Maltese par Bastien Vivès & Martin Quenehen, etc.). Alors certes, on fait toujours valoir l’argument passion d’auteurs ravis de pouvoir reprendre, même l’espace d’un album, les personnages qui les ont fait rêver enfant. Mais rien n’empêche de joindre l’utile à l’agréable, si j’ose dire.
Histoire d’enfoncer le clou, voici le poids des reprises et spin-offs dans les ventes totales de chacune des séries suivantes en France depuis 2003 : Astérix / 34 %, Blake & Mortimer / 72 %, Lucky Luke / 46 %, XIII / 40 % et Thorgal / 50 %. Loin d’être négligeable. Et ce, sans même considérer l’impact que peut avoir la sortie d’une nouveauté (fut-elle une reprise) sur les ventes des volumes précédents (le fonds), en apportant à la série une visibilité médiatique et une présence en rayon accrues. du win-win, comme on dit.

Ce sont tous ces éléments qui expliquent pourquoi Dupuis travaillait à la reprise de Gaston Lagaffe — avant que la polémique ne s’en empare, opposant droit moral et contrats signés (avec décision en suspens). (rappelons que c’est également le droit moral qui avait mis un terme au « Blog de Franquin » de Turalo et Piak, détails et précisions du côté de l’excellent Phylacterium, malheureusement en sommeil)

Dossier de en juillet 2022