#TourDeMarché (3e saison)

de

(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur les rézosociaux)

Comme chaque semaine, vendredi est le jour du #TourDeMarché, et je voulais profiter de l’occasion pour prolonger la réflexion amorcée la semaine dernière, et évoquer la question de la prise de risque. C’est parti !
Les habitué.es de cette rubrique hebdomadaire trouveront sans doute dans ce qui va suivre beaucoup d’échos avec des réflexions passées, mais ce rappel est important, à la lueur de ce qui a pu se passer la semaine dernière. En 2020, Vincent Montagne expliquait : « Pour schématiser sur dix titres, vous en avez un dont l’auteur va très bien gagner sa vie, deux ou trois qui arrivent à équilibrer et cinq ou six avec lesquels l’éditeur perd de l’argent. » J’écrivais la semaine dernière que « cette description du fonctionnement d’une maison d’édition, où quelques succès viennent compenser les investissements dans des projets moins porteurs, est bien connue. » Avec, preuve à l’appui, d’autres citations du même genre.
Mais j’aurais dû me montrer un peu plus incisif ou critique, car cette description largement répandue s’apparente à mon sens à ce que l’on peut observer autour du fameux camembert de répartition du prix du livre, que j’avais commenté l’année dernière. Ce que je veux dire par là, c’est que cette description est, au mieux, un constat ou un état des lieux — et nullement une règle de fonctionnement inéluctable, comme semble le suggérer Vincent Montagne (et avec lui beaucoup d’observateurs du marché).

Ce serait par ailleurs se tromper lourdement que de croire que Vincent Montagne accepte avec fatalité et philosophie cette « règle naturelle » de l’édition qu’il énonce — et qu’il en serait la victime consentante, en quelque sorte. Et pourtant, Vincent Montagne ose affirmer : « La variable d’ajustement, c’est l’éditeur. Il fabrique beaucoup de livres à perte, et il se rattrape sur quelques livres qui sont des grands succès. » On en écraserait presque une petite larme, pour le coup.

Mais trêve de plaisanteries : rappelons-le, Vincent Montagne est à la tête du 4e groupe d’édition français, et préside le Syndicat National de l’Edition (SNE). On peut donc supposer qu’il est un bon gestionnaire et un rude négociateur. Et un bon gestionnaire ne doit pas (ne peut pas ?) se satisfaire de « fabriquer beaucoup de livres à perte » — l’objectif est au contraire de s’assurer de réduire au maximum leur nombre, et de multiplier le nombre de ces « quelques livres qui sont des grands succès. » Pour cela, chaque éditeur réalise un compte d’exploitation prévisionnel, dans lequel figurent en regard les coûts engagés et les ventes prévues ou espérées. Avec pour objectif de faire en sorte qu’un maximum de lignes du tableau soient rentables.
(au moment du rachat du Seuil en 2004, Hervé de la Martinière avait d’ailleurs fameusement déclaré : « Il n’y a pas de honte à être rentable sur chaque titre. » On appréciera le bel exemple de litote. Plus près de nous, un grand éditeur de bande dessinée avait un temps envisagé de compenser les pertes d’un titre avec les gains d’un autre du même auteur publié chez lui, avant de faire machine arrière, la pratique étant illégale. Mais qui ne tente rien…)
C’est là que je me dois de faire des excuses à Vincent Montagne, par rapport à la petite pique de la semaine dernière, quand je soulignais le caractère un rien malhonnête de sa formule, opposant « auteur qui gagne très bien sa vie » et « éditeur qui perd de l’argent ». En fait, Vincent Montagne a raison : vu que c’est l’éditeur qui pilote ce compte d’exploitation prévisionnel sur la base de ses estimations de vente, c’est lui qui porte la responsabilité des résultats obtenus. C’est donc bien l’éditeur qui perd de l’argent. CQFD. Seule nuance que je me permets d’apporter, quand l’éditeur perd de l’argent, ce n’est pas par grandeur philanthropique, mais par mauvaise gestion de son activité. En forçant le trait, on pourrait dire que ce n’est pas du mécénat, mais de l’incompétence (ironie inside).

Est-ce alors suffisant pour venir affirmer, comme le fait Vincent Montagne, que « La variable d’ajustement, c’est l’éditeur » ? ou que « celui qui finance la création, qui fait qu’un livre existe, prend un risque. C’est le rôle de l’éditeur » ?
On serait tenté de lui répondre avec ses propres mots : « Le partage de la valeur voudrait dire le partage du risque et donc, c’est une question compliquée. » Bien sûr, quand Vincent Montagne dit « c’est compliqué », il faut entendre : « ne vous mêlez pas de ça, ça ne vous regarde pas. » Pourtant, la question du risque est assez simple, et peut se résumer en un seul mot : mutualisation. Je m’explique. Lorsqu’un auteur sort un livre, toutes ses chances de succès reposent sur cet unique livre. Qu’il marche, c’est le jackpot, qu’il fasse un four, c’est le drame. Sachant que l’auteur n’a souvent pas le loisir de faire plusieurs livres, comme le rappelle très justement Vincent Montagne : « Pour qu’un scénariste et un dessinateur conçoivent une BD, il faut du temps. En particulier pour le dessinateur pour qui c’est un travail à temps plein ».
La situation est très différente pour l’éditeur, qui sort généralement plusieurs titres — ce qui entraîne la fameuse mutualisation des risques. En pariant sur plusieurs poulains, il multiplie ses chances de remporter la mise… et ce, d’autant plus qu’il a à disposition un certain nombre de moyens (médiatiques ou commerciaux) pour essayer de faire pencher la balance en sa faveur. Bref, l’éditeur se dote d’une stratégie, et des outils pour essayer de la mener à bien.
Profitons-en pour souligner que l’auteur est donc tributaire des choix effectués par l’éditeur pour son succès. sachant que plus l’éditeur espère faire de ventes d’un ouvrage, et plus il va investir (en amont comme en aval de sa sortie) pour en faire une réalité. En substance : Guillaume Musso bénéficie de conditions contractuelles très avantageuses, ce qui fait que l’on va plus volontiers lui organiser des campagnes d’affichage dans le métro. L’argent appelle l’argent, en quelque sorte. C’est ce que l’on retrouve dans les propos de Vincent Montagne, qui établit une équation assez simple, voire simpliste : « avance d’argent = prise de risque. »Remarquez, il n’est pas à une approximation près, puisqu’il affirme aussi « avance d’argent = rémunération. » Je ne suis pas certain qu’une banque à qui on demanderait un prêt (donc une avance remboursable) verrait d’un très bon œil ce genre d’argumentation, comme quoi un prêt est en définitive un don. Mais je me trompe peut-être. S’il fallait encore le préciser : une avance sur droit n’est qu’une avance sur des droits à percevoir lors de la commercialisation de l’ouvrage, et que l’éditeur va se rembourser en priorité. Ce n’est donc absolument pas une rémunération.

Il y a là pour moi un flou volontairement entretenu, destiné à faire croire que les auteurs sont très bien payés (« en bande dessinée, il y a une rémunération relativement importante pour [que l’auteur] puisse faire son travail ») au détriment des éditeurs. Autre exemple typique avec cette déclaration, particulièrement fallacieuse : « Si on applique le taux de ce qui est versé aux auteurs chaque année par rapport au total du chiffre d’affaires prix public de toutes les professions, on arrive à 11 %. »
J’avais déjà abordé cette question l’année dernière, dans le #TourDeMarché sur la répartition — je me permets donc de rediffuser ce passage :

les auteurs demandent un minimum de 10 % de droits d’auteurs dans le contrat (donc a priori), et Antoine Gallimard parle de 12 % de droits d’auteurs dans les ventes (dont a posteriori). C’est mathématique : si les auteurs sont en-deçà de 10 % de droits d’auteurs dans leurs contrats, la seule solution pour arriver à 12 % dans les ventes, c’est que les éditeurs ont mal estimé les ventes… et donc mal négocié.

Histoire de conclure ce qui ressemble de plus en plus à une longue digression sur des sujets déjà abordés, il est important de souligner que ces considérations globales occultent forcément tout l’éventail des particularités et de la diversité des un.es et des autres. Non, tous les éditeurs ne sont pas d’affreux requins qui n’ont en tête que leur ligne de rentabilité, sans aucune considération pour les livres produits. Et l’on peut faire cohabiter gestion financière et projet éditorial sans pour autant sacrifier l’un à l’autre. Cependant, les meilleures volontés doivent reconnaître l’existence d’un déséquilibre structurel, comme souligné par Bruno Racine dans son rapport « L’auteur et l’acte de création », remis au ministère de la Culture en janvier 2020 : « Les artistes-auteurs, dont le temps de travail n’est pas rémunéré en tant que tel, pâtissent […] du déséquilibre des relations avec les acteurs de l’aval (éditeurs, producteurs, diffuseurs, etc). » Une asymétrie des rapports de force qu’il est essentiel de garder en tête.

Dossier de en octobre 2023