#TourDeMarché (2e saison)

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(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Retour du #TourDeMarché avec pour aujourd’hui, la deuxième partie de notre focus sur les séries. Et après s’être longuement attardé sur des questions méthodologiques, on va s’intéresser aux chiffres. C’est parti ! (je vous préviens, je vais reprendre ici quelques trucs déjà abordés dans mon « Panorama de la bande dessinée » qui date de l’année dernière, avec mises à jour quand c’est possible)
Il y a deux semaines, je rappelais qu’« un héros récurrent, c’est une marque qui s’entretient d’elle-même, et dont chaque nouvelle apparition vient revaloriser l’ensemble de ce qui est déjà disponible ». On va essayer de voir comment cela se traduit concrètement. Très schématiquement, on peut identifier trois facteurs dont la combinaison détermine le niveau de ventes du nouvel opus d’une série : soit fidélisation (lecteurs déjà acheteurs de la série), recrutement (nouveaux acheteurs) et abandon (déjà acheteurs qui ne le sont plus). Ces trois facteurs se traduisent chacun par un effet différent sur les ventes de la série dans son ensemble : le recrutement alimente la croissance des ventes, la fidélisation en assure la stabilité, et l’abandon entraîne leur érosion.
Les séries manga sont les plus indiquées pour étudier ce genre de phénomène à l’œuvre, combinant une forte périodicité (standard bimestriel des débuts) avec une narration feuilletonnante qui permet de privilégier l’hypothèse d’une lecture continue (en effet, il existe également le cas de « lecteurs intermittents » qui ne lisent pas tous les volumes d’une série, qui vient compliquer un peu la chose, et sur lequel je reviendrai un peu plus loin).

Imaginons donc une série feuilletonnante, avec un rythme de parution annuel (pour simplifier). les lecteurs commencent au premier tome (recrutement), achètent ensuite un certain nombre de volumes (fidélisation) avant de s’arrêter (abandon). Deux variables permettent de décrire ce fonctionnement : l’érosion des ventes du premier tome au fil des années d’une part, et le pourcentage de lecteurs continuant la lecture après un tome donné (combinant donc les considérations de fidélisation et d’abandon). Arbitrairement, considérons que les ventes du premier tome sont divisées par deux d’une année sur l’autre, et que seuls 60 % des acheteurs d’un tome donné se reportent sur le tome suivant. l’idée est de voir ce que ça donne, avant de le confronter à la réalité du marché. Pour des ventes au lancement de 1000 exemplaires pour le tome 1, on a donc…

Année de lancement (L) // T1 : 1000 ex
Année +1 (L+1) // T1 : 1000 + (1000 x 50 %) = 1000 + 500 = 1500 ex / T2 : 1500 x 60 % = 900 ex
Année +2 (L+2) // T1 : 1500 + (500 x 50 %) = 1500 + 250 = 1750 ex / T2 : 1750 x 60 % = 1050 ex / T3 : 1050 x 60 % = 630 ex
Année +3 (L+3) // T1 : 1500 + (250 x 50 %) = 1875 ex / T2 : 1875 x 60 % = 1125 ex / T3 : 1125 x 60 % = 675 ex / T4 : 675 x 60 % = 405 ex

Et ainsi de suite.
Voici ce que cela donne comme graphiques, avec les ventes cumulées à date par tome, les ventes annuelles par tome, et l’évolution des ventes de la série au global, en mettant en évidence la contribution des tomes successifs.

Et voici à quoi ressemble l’évolution des ventes de Naruto d’une part, et l’évolution des ventes des Carnets de Cerise. Vous en conviendrez, il y a de l’idée.

L’ajustement entre notre modèle théorique calculé plus haut, et la réalité du marché peut se faire en agissant sur trois variables : les ventes initiales du premier tome, l’évolution des ventes de celui-ci au fil des ans, et l’érosion du nombre d’acheteurs au fil des tomes. Ces trois variables permettent de construire une typologie des performances des différentes séries… avec pour objectif d’essayer d’y apporter une explication.
Les grandes séries historiques du manga comme Naruto sont plutôt des « succès dans la durée » : ventes initiales très modestes (moins de 20 000 exemplaires en 2002, l’année de sortie du tome 1), qui vont fortement décoller ensuite et entraîner les ventes de la série. A titre d’illustration, les ventes annuelles du premier tome de Naruto, avec une courbe d’évolution atypique… influencée par son passage à un prix d’appel de 3€ en 2016, et surtout par l’explosion du manga ces deux dernières années.

A l’inverse, on a l’exemple de la série Roger et ses humains » signée Cyprien, qui montre les limites d’une telle opération marketing, conjuguant des ventes du tome 1 concentrées sur la première année, avec une perte de 66 % des acheteurs d’un volume à l’autre.

Bien sûr, dans ce genre de cas, il est important de savoir si 66 % c’est bien ou mal, et pour cela, il faut se munir d’une base de comparaison, et regarder comment les autres titres se comportent. Sachant qu’il y a, comme toujours, une énorme disparité. La simplification qu’introduit le format feuilletonnesque porte sur la courbe d’érosion, qui sur un segment relativement homogène en matière de périodicité et de structure, émerge comme une sorte de standard. comme par exemple pour le manga.

C’est une dynamique très forte, et donc déterminante dans l’évolution des ventes… et qui est bien sûr moins présente sur une série constituée d’albums indépendants, dont l’analyse porte alors plus sur l’évolution de sa popularité et de son appréciation au fil du temps. Cette approche peut voir des lecteurs moins fidèles et plus intermittents, mais également occasionner un recrutement qui ne passe pas uniquement par le premier volume de la série, avec les retombées positives que l’on imagine. On peut observer ci-dessous la différence qu’il peut y avoir entre les deux « modèles », avec les ventes par tome à fin 2021 pour Walking Dead (feuilletonnant) et Mortelle Adèle (albums indépendants).

Des dynamiques similaires jouent d’ailleurs pour des auteurs à forte notoriété, dont le nom devient de facto une sorte de marque, que l’on va suivre de livre en livre. comme par exemple Amélie Nothomb et son inéluctable roman annuel — série en cours depuis 1995. Cependant, l’étude « Les Français et la BD » (CNL/Ipsos, 2020) montre qu’en bande dessinée, le nom de l’auteur arrive seulement en troisième position (28 %) derrière le personnage (37 %) et le thème (36 %) dans les facteurs de décision d’achat pour les lecteurs adultes.
Enfin, on a généralement un phénomène de déperdition comparable lorsque l’on passe d’une série principale à une série dérivée — limitant ainsi d’autant la capacité à un éditeur à soutenir une série dont les ventes battraient de l’aile. Ainsi, Jean Van Hamme ayant conclu la série XIII en 2007, Dargaud avait choisi de prolonger la série avec le spin-off XIII Mystery dès 2008… avant de relancer la série principale en 2011, plus performante malgré le coup d’arrêt temporaire.

Puisque la semaine dernière, j’avais pris comme exemple le monde de Troy, je me suis dit que cela pourrait être intéressant de voir rapidement ce que l’on peut observer justement du côté des ventes. Malheureusement, il n’existe pas de chiffres de vente disponible avant 2003, ce qui fait qu’une bonne partie de l’historique de la série nous est inconnu. on devra s’en contenter. Voici donc les graphiques que cela donne sur 2003-2021, en considérant les contributions des sorties par année, les contributions des différentes séries, et le nombre de sorties dans les séries en question.

La franchise en général montre une forte érosion, malgré un nombre très important de sorties (notamment dans les séries spin-off) visant probablement à contrecarrer l’évolution à la baisse, sans succès. Le problème, justement, c’est qu’en dehors de la série principale et de son premier spin-off (Trolls de Troy), les séries périphériques ne rencontrent qu’un succès très modeste : 29 nouveautés (sur 68) pour à peine 10 % des ventes générées sur 2003-2021. Et même si Trolls de Troy performe très honorablement, on observe quand même une déperdition par rapport à la série principale. à nombre de sorties équivalentes (20 contre 19), Trolls de Troy ne réalise que 60 % des ventes de Lanfeust sur 2003-2021. C’est probablement ce constat qui a encouragé Soleil à relancer la série principale avec le tome 9 de Lanfeust de Troy, paru en novembre 2021 — 21 ans après le tome 8 (mais 3 ans après le dernier tome de Lanfeust Odyssey). Un retour aux sources pas si innocent ?

Dossier de en septembre 2022