Signes des Temps

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Il y a bien longtemps, à l’aube de l’an 2000 et après huit années d’existence, le label Vertigo de DC Comics s’apprêtait à tourner une page de son histoire : quatre ans après la fin de Sandman, c’était au tour du Preacher de Garth Ennis et Steve Dillon et des Invisibles de Grant Morrison d’arriver à leur terme. Trois séries emblématiques tiraient leur révérence, et l’on se demandait qui allait bien pouvoir reprendre le flambeau.
Huit ans plus tard, un autre cycle s’achève — si les Losers d’Andy Diggle ont pris leur retraite il y a déjà deux ans, la série Y : The Last Man (de Brian K. Vaughan et Pia Guerra) a atteint sa conclusion en Janvier dernier, alors que le compte à rebours pour les 100 Bullets de Brian Azzarello et Eduardo Risso est enclenché.[1]

Lancé en 1993, Vertigo visait alors à regrouper sous une même bannière un groupe de séries existantes qui s’adressaient à un lectorat plus âgé.[2] Mais plus qu’un simple label «for mature readers», Vertigo s’était alors rapidement établi comme un univers à part, loin des superhéros habituels de DC, ces titres se répondant et venant à constituer progressivement une sorte de mythologie nouvelle.[3]
Cette impression avait sans doute beaucoup à voir à la «rotation» des auteurs phares se succédant sur les différents titres. On citera par exemple le John Constantine d’Hellblazer, tout d’abord créé par Alan Moore dans les pages de Swamp Thing avant de gagner les galons de sa série personnelle sous la plume de Jamie Delano, suivi par un bref relais de Grant Morrison avant l’arrivée de Garth Ennis ; ou bien encore Animal Man, titre réinventé par Grant Morrison, repris par la suite par Peter Milligan et enfin confié à Jamie Delano. Vous suivez ?
Bref, tout cela se montrait joyeusement incestueux, et préparait le terrain pour l’arrivée de ces autres séries qui allaient finir d’établir l’identité du label : le Preacher de Garth Ennis, les Invisibles de Grant Morrison, et enfin les Books of Magic créés par Neil Gaiman.

En 2008, les choses ont bien changé. Tout d’abord, on notera le passage de témoin entre la «British Invasion» — Alan Moore, Jamie Delano, Neil Gaiman, Grant Morrison, Peter Milligan, Garth Ennis et Warren Ellis étant tous originaires de la Perfide Albion — et une nouvelle génération d’auteurs Américains : Brian K. Vaughan (né en 1976), Brian Azzarello ( ? ? ?), Brian Wood (1972) et Bill Willigham (1956).[4] Mais c’est sur le plan des thématiques que le label a le plus évolué.
Alors oui, le Fables de Bill Willingham conserve une partie de l’esprit originel (avec un Hellblazer qui fait quasiment partie des meubles), mais l’occulte a laissé place au thriller comme fond de commerce. On pourrait presque dire que le «Vertigo première formule» n’a pas résisté au changement de millénaire — la conclusion de Preacher et des Invisibles en 2000 laissant la place libre aux 100 Bullets (débutant en 1999), Y the Last Man (2002), DMZ (2005) et autres Losers (2003-2006), tous clairement plus ancrés dans le monde d’aujourd’hui. Et, jouant la charnière entre ces deux époques, le très gonzo-politique Transmetropolitan de Warren Ellis et Darick Robertson, publié entre 1997 et 2002.

Il est intéressant de tracer ici un parallèle avec les séries télévisées : d’un côté, les années 90 et leurs X-Files[5] qui cristallisent les grandes tendances de l’époque, à savoir la méfiance vis-à-vis du gouvernement, la fascination pour les conspirations, la quête de spiritualité et les croyances de vie extraterrestre ; et de l’autre côté de 9-11, la montée en puissance d’un Jack Bauer dans 24, qui joue à fond sur les nouvelles thématiques — l’inquiétude envers le terrorisme et la criminalité, mais également un idée forte de réinvention s’exprimant à plusieurs niveaux : dans la revalorisation de l’individu mais aussi dans la constitution de nouvelles communautés, sur fond de recherche de spiritualité toujours présente.[6]
Si l’on reconnaît aisément dans cette description la plupart des éléments constitutifs de Y : The Last Man, ils se trouvent également déclinés dans la majorité des titres publiés actuellement par Vertigo, avec plus ou moins de bonheur. Depuis les criminels et le communitarisme qui servent de toile de fond à 100 Bullets au New York en état de siège de DMZ, en passant par les plus oubliables American Virgin, Exterminators et autres Testament, il ne fait pas de doute que souffle ici l’air du temps.
Et alors que les séries-phares approchent de leur conclusion, et qu’un certain nombre d’essais récents se sont finalement révélés infructueux,[7] il est bien probable qu’une nouvelle ère s’annonce. Reste à savoir de quelles valeurs elle sera porteuse…

Notes

  1. Le centième et dernier numéro de la série devrait sortir en Février 2009.
  2. La première livraison comptait ainsi Swamp Thing #129, Hellblazer #63, Sandman #47, Doom Patrol #64, Animal Man #57, et Shade, The Changing Man #33.
  3. Une approche «mystique» qui tournera d’ailleurs parfois à la caricature, aux mains d’auteurs moins inspirés.
  4. Le scénariste de The Losers, Andy Diggle (né en 1970), joue l’Anglais de service.
  5. La série a été diffusée entre 1993 et 2002.
  6. C’est pas moi qui le dit, ce sont les spécialistes de Saatchi & Saatchi.
  7. Les séries American Virgin, Exterminators, UN-Men, Testament, Crossing Midnight ou encore Deadman ont toutes connues une fin anticipée avant même d’atteindre la trentaine.
Dossier de en mai 2008