[SOB2012] Commentaire de planche : Claire Bretécher

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N’étant ni une brillante oratrice, ni comme mes confrères une spécialiste de l’exégèse de la bande dessinée, j’ai préparé une présentation très visuelle. Il s’agit donc d’une planche de Claire Bretécher, qui s’intitule «Salle Commune» (parution presse : Le Nouvel Observateur, milieu des années 1970 ; parution en album : Les Frustrés, tome 5, p.13, publié par l’auteur en 1980).

Sommes-nous en présence d’un gaufrier ? J’ai tendance à dire que oui.
Sommes-nous en présence d’une itération iconique ? Il semblerait également que ce soit en effet le cas, soit en français courant : l’image se répète à peu près à l’identique. À l’époque ces procédés tout bêtes n’avaient encore été ni théorisés ni nommés. Ce qui amène une question philosophique, presque épistémologique : une chose peut-elle exister avant d’être théorisée ou nommée ?

Pourtant, Bretécher n’est pas la seule à les utiliser à l’époque : on trouve des procédés (et un contenu) assez proches dans cette page de Jules Feiffer, intitulée «Me Me Me», qui date de 1972, traduite dans Charlie Mensuel à peu près à la même période. On y trouve le même procédé d’itération iconique, avec un type qui parle sans cesse de lui en disant «moi moi moi moi moi», et à la fin la fille dit «je…» et l’autre baille. On est donc dans le même registre sarcastique que Bretécher, et je dirais même que la planche de Feiffer est autrement plus cruelle pour les hommes que ne l’est celle de Bretécher, dans laquelle il y a une certaine tendresse, comme nous allons le voir.

Feiffer

Quant au dessin, on peut y déceler l’influence de Johnny Hart et de son B.C. (Before Christ), dont la traduction française paraissait à peu près à la même époque dans les pages de Charlie Mensuel. Tout cela appartient donc aux merveilleuses années 70, qui m’ont donnée l’envie malheureuse de faire moi-même de la bande dessinée.

BC

Mais revenons à Salle Commune et regardons le texte de plus près.
«je me demande comment tu peux supporter quelqu’un d’aussi malade que moi
le plus grand maniaco-dépressif du siècle un complet schizo à la limite
il y a des moments où je me sens tellement enfermé en moi-même, tellement miné de l’intérieur…
c’est comme si il y avait un moi qui hurle dans ma tête et un autre qui essaie de se conduire normalement
celui qui hurle l’autre l’entend sans cesse, pour ça il n’y a pas de boules Quiès
parfois il se tait et je me dis que c’est pour toujours et puis il recommence plus fort et plus longtemps qu’avant
tout ça dans une solitude, une angoisse, un malheur d’exister que tu ne peux pas imaginer
toujours celui-là qui se débat et l’autre qui demande pourquoi
c’est lié à cette difficulté de créer que j’ai, ça c’est mon problème personne ne peut le résoudre
je suis un fou suicidaire qui marche sur un fil voilà
si je vivais seul je sais que je pourrais basculer volontairement d’une minute à l’autre
peut-être que tu es mon balancier»

L’homme parle, la femme se tait.

J’ai choisi ensuite d’enlever le texte des images — ça ne se fait pas du tout. Je pense qu’il ne faut pas séparer le texte de l’image, mais il y a une telle richesse et dans le texte, dans la qualité d’écriture, et dans le dessin, que je me suis dit qu’une fois n’est pas coutume, on va séparer les deux.

Salle Commune c1

L’homme est inexpressif, la fâmme est expressive.

Salle Commune c2

L’homme est verbal, l’affame est infra-verbale.

Salle Commune c3

L’homme est profond, la ƒ ?mme est superficielle.

Salle Commune c4

L’homme est tragique, laf’ame est comique.

Salle Commune c5

L’homme est fixe comme un axe, la feeeemmmmme est changeante comme une girouette.
… et j’en apporte la preuve : j’ai superposé toutes les cases de cette itération iconique, et voici ce que cela donne. Alors tout d’abord, c’est beau comme du Giacometti. Ensuite, l’homme a un caractère de stabilité dans la posture, avec les bras pliés derrière la tête — alors que la femme n’est plus qu’un affreux gribouillis.

Salle Commune c6

La f… est donc bien le balancier de l’h…

Salle Commune c7

Nous avons là la chute apaisée, et c’est en cela que cette planche est bien moins cruelle que celle de Jules Feiffer, même si elle travaille sur le même registre.

Pour conclure, j’aimerais parler du punctum de cette planche. La notion a été définie par Roland Barthes (La Chambre claire, Cahiers du Cinéma, Gallimard, Seuil, 1980) : «[le punctum] part de la scène, comme une flèche, et vient me percer.(…) Car punctum, c’est aussi : piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure — et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle me point (mais aussi me meurtrit, me poigne).»
Où se trouve donc le punctum dans cette planche ? Il se trouve dans la case 10 — on va se rapprocher, le punctum, c’est la langue. La nana est dans un tel état que sa chemise de nuit déteint sur sa langue, ou qu’elle a les papilles gustatives proprement révulsées par son propre comportement.

Salle Commune d

En conclusion, non seulement cette page est hilarante, non seulement le texte est magnifiquement écrit, non seulement le dessin soutient la comparaison avec Giacometti, mais Claire Bretécher invente, avant les plus grands penseurs de ces dernières décennies, le gaufrier, l’itération iconique et le punctum.
J’espère vous avoir convaincus que Claire Bretécher est un génie.

[Ce texte a été présenté durant la conférence «Quatre commentaires de planches», du SOB 2012. Une conférence du même genre aura lieu le 1er décembre 2013 dans le cadre de l’édition 2013 de ce qui est désormais le SoBD. Entrée gratuite sur enregistrement sur le site de la manifestation.]

Dossier de en novembre 2013