#TourDeMarché (2e saison)

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(note : cette rubrique reproduit sous forme d’article à fin d’archivage des fils thématiques publiés au départ sur Twitter)

Nouveau #TourDeMarché, et cette semaine on va parler de (sur)production. c’est parti !
Comme souvent pour commencer, une question de vocabulaire, puisque quand on parle de production en bande dessinée (ou dans le livre), on ne parle pas de la même chose que quand on parle de la production d’automobiles, par exemple. Si vous suivez un peu le #TourDeMarché, vous avez forcément rencontré ces termes barbares qui correspondent à différents aspects de la commercialisation d’un livre en tant que marchandise physique : tirage, mise en place, ventes, retour, réassort, réimpression, etc. A l’inverse, la notion de production s’intéresse au nombre de livres qui sont commercialisés. Sachant que c’est déjà là que les choses se compliquent, puisqu’il y a plusieurs manières d’aborder le sujet en fonction du point de vue que l’on adopte. Aïe.
Prenons par exemple le septième album des aventures de Tintin : L’île noire. C’est un récit, qui a connu trois versions successives en album (noir et blanc en 1938, couleur en 1943, couleur et redessinée en 1966). Mais c’est aussi un album qui a connu une version en album, une édition dans le « monovolume », une édition en mini album, une édition double (avec L’étoile mystérieuse), l’édition dans la série « Le Feuilleton Intégral ». Et enfin, c’est comme pour tous les autres albums de Tintin, un album qui a été traduit en de nombreuses langues, et donc d’autant d’éditions. Ce qui pose la question de savoir : L’île noire, c’est un livre, ou c’est beaucoup plus ? En fait, ça dépend. Ça dépend du point de vue : pour l’auteur (Hergé), il y a un récit mais trois créations (ou recréations, si l’on veut), tandis que pour le libraire, on raisonne en terme de références disponibles. D’où un grand écart qui ravirait Jean-Claude Van Damme.

Ce genre de problème n’est pas nouveau, et se posait déjà lorsque Gilles Ratier faisait ses fameux rapports pour le compte de l’ACBD. Il y faisait notamment la distinction entre nouveautés et rééditions, autre distinction faussement évidente (toujours en gardant le même exemple de L’île noire, les versions de 1943 et de 1966 ne sont pas stricto sensu des nouveautés, puisque revisitant quelque chose d’existant, mais ne sont pas non plus des rééditions, puisque n’ayant jamais existé auparavant).
Et comme si ce n’était pas suffisamment compliqué, il y a plusieurs sources qui fournissent « leur » vision de la production, en se basant sur leur propre décompte. Et d’une certaine manière, ils ont tous raisons tout en donnant des chiffres différents. Youpi.
On a le dépôt légal : un éditeur qui publie un livre en France est obligé par la loi d’en déposer un exemplaire pour recensement et archivage. Et l’ensemble est interrogeable gratuitement via une API, que demande le peuple ? Sauf que le dépôt légal traite les livres quand il les reçoit (s’il les reçoit), fait ça progressivement (parce qu’il y a beaucoup de livres) et se limite aux éditeurs français (puisqu’un livre publié en Belgique mais vendu en France y échappe). Bref, c’est un outil fabuleux, mais qui n’est pas adapté au suivi de l’actualité, et qui est malheureusement parcellaire par rapport à la réalité de ce qu’on trouve en librairie. Dommage.
Côté bande dessinée, on a eu aussi pendant un temps les rapports de Gilles Ratier que j’ai évoqués plus haut, qui étaient passionnants mais limités à ce qu’il en publiait. Impossible d’avoir accès à la base de données elle-même, et le dernier rapport date de 2016. Re-dommage.
Il ne reste que deux solutions professionnelles : tout d’abord Electre, filiale du Cercle de la Librairie et éditrice de Livres Hebdo, et qui y publie les chiffres de son suivi de la production. Et côté professionnels du livre, c’est le « Fichier Exhaustif du Livre » (FEL), alimenté par les éditeurs, qui fait autorité. Et c’est sur ce fichier que s’appuie l’outil Dilicom, pour gérer les commandes des libraires (le SNE explique tout ça sur son site dans sa FAQ « Circuit du livre », avec une formulation très technique).

Voici, sur la période 2010-2020 (n’ayant pas réussi à trouver les chiffres Electre pour 2021, et manquant de temps pour d’autres raisons), une comparaison des chiffres fournis par ces différentes sources :

La courbe « Ratier (2) » correspondant aux nouveautés, on a ici une bonne illustration des différentes « réalités » que je décrivais plus haut. avec des évolutions qui apparaissent comme plutôt comparables. Histoire de simplifier tout ça pour la suite de cette rapide analyse, on va prendre comme base les titres qui figurent dans les ventes GfK. Certes, cela veut dire qu’on ignore une partie des livres qui vendent très peu, et qui n’y apparaissent pas. Mais cela permet aussi d’écarter les références présentes dans Dilicom qui sont destinées aux libraires (présentoirs, coffrets 50 exemplaires et autres PLV) et qui ne doivent pas, par essence, être intégrés à la « production ». On va donc s’en contenter. Voici donc l’évolution de la production selon GfK, sur la période 2004-2021 (les données de ventes débutent en 2003, mais les dates de sorties pour cette année sont « polluées » par l’utilisation, pour une partie des titres, de l’année de première vente dans la base comme substitut d’une vraie date de sortie. vous voyez le problème ?).

On a en gros une phase de progression sur 2004-2010, puis une sorte de palier autour de 5600 sorties annuelles jusqu’en 2019. Et ensuite, 2020 touché par la pandémie COVID-19, et 2021 avec un rattrapage en réaction. J’en profite pour rappeler cette déclaration de Claude de Saint-Vincent (alors directeur général de Média-Participations) dans Livres Hebdo en 2000 : « au-delà de 600 à 700 albums par an, les lecteurs et même les libraires ne s’y retrouvent plus. » Hum.
Si on considère la répartition par grand segment, voici ce que cela donne :

Pour être honnête, il est difficile d’en tirer des dynamiques claires. ces données sont la résultante collective de comportements individuels, et en dehors d’évolutions très marquées (comme pour le manga sur 2004-2006), on reste sur de la conjecture. Eventuellement, on peut noter le très petit fléchissement du manga en 2020 (l’avantage du modèle périodique), la progression en 2021 relevant alors plus d’une véritable dynamique positive que d’un effet de rattrapage. A confirmer avec les données 2022 (j’en profite pour vous rappeler que j’ai abordé la question particulière des modèles éditoriaux en début d’année, et du « bonus » que cela donnait au manga au rythme de parution périodique, c’est ici).
Mais le vrai enseignement de ces graphiques, à mon sens, c’est le fait que la production globale est restée plutôt stable sur la décennie passée — à un niveau élevé, certes, mais sans progression qui ferait sauter tous les compteurs. Alors d’où peut venir cette impression de certains qu’il y aurait beaucoup trop de livres qui sortent, et que c’était plus gérable avant — avant cette effroyable surproduction ? Soit ce sont des gens d’un âge respectable, qui effectivement ont connu un marché dans les années 2000, où comme Claude Saint-Vincent, on trouvait déjà qu’il sortait beaucoup trop de livres avec 600 à 700 sorties annuelles. Soit ce sont des personnes plus jeunes, et dans ce cas, leur vision des choses n’est pas raccord avec la réalité des chiffres, comme on vient de le voir. Sauf que j’ai peut-être une idée sur la raison d’une telle perception.

Même si les librairies mettent les nouveautés en avant, l’offre que l’on y découvre ne s’y limite pas, et englobe finalement une sorte d’accumulation des sorties. Et les dynamiques de série n’arrangent rien. Voici l’évolution, depuis 2004, du nombre de séries disponibles (comprendre par là : ayant vendu au moins un exemplaire à date).

Ce qui est important ici, ce n’est pas que les courbes soient orientées à la hausse (c’est notre approche qui veut ça), mais bien la pente de cette augmentation. Pour le manga, par exemple, on est sur une moyenne de 215 nouvelles séries chaque année. Côté BD DE GENRES, on a deux phases, avec 370 nouvelles séries chaque année jusqu’en 2012, et un ralentissement assez marqué à 280 nouvelles séries annuelles depuis. Le rachat de Soleil par Delcourt par étapes entre 2011 et 2013) y est peut-être pour quelque chose. Pour les COMICS, on a l’impact de l’arrivée d’Urban en 2012, puisque l’on passe de 48 nouvelles séries annuelles avant, à 106 ensuite. Les dynamiques de transferts du kiosque vers la librairie ont probablement aussi un impact, mais difficilement estimable. Pour finir, la BD JEUNESSE a un point d’infléchissement en 2010 : 65 nouvelles séries annuelles en moyenne avant, pour passer à 105 depuis, sans que j’aie une explication précise pour cela (mais je connais mal ce secteur).
Histoire d’enfoncer le clou, voici un dernier graphique, montrant le nombre de one-shots par année, avec le segment de BD DE GENRES qui ressort comme étant le lieu principal de ce format éditorial… et en progression assez notable.

Bref, j’ai le sentiment que ce sont ces facteurs qui se combinent (augmentation du nombre de séries, plus augmentation du nombre de one-shots) et qui consolident la perception d’une production en progression galopante, bien plus que ce qu’elle n’est réellement.
Attention, ces considérations sont largement exploratoires, et manquent probablement de rigueur pour constituer un argument solide. iI faudrait par exemple prendre en compte les disponibilités des ouvrages par année pour avoir quelque chose de plus juste (en regardant rapidement, on voit ainsi que malgré les 6880 nouveautés présentes dans les données GfK pour 2021, le nombre de références indiquées comme « disponibles » dans Dilicom a augmenté de… 617, sur un total de plus de 12000).
Mais ce qu’il faut en retenir, c’est que la surproduction fonctionne avant tout par accumulation — et qu’il s’agit plus d’une situation qui s’inscrit dans le temps, que d’un effet instantané.

Dossier de en novembre 2022