Trondheim auto-biographique(s)

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Parmi toutes les voies qui mènent de l’œuvre de Trondheim à son créateur, l’autobiographie a l’avantage d’être la plus directe. On le sait, l’autobiographie est une veine féconde de sa foissonnante bibliographie, à commencer par les six volumes d’Approximate Continuum Comix (1993-94), éventuellement compilés en un volume appelé Approximativement, jusqu’aux récents Petits riens (commencés en 2006 et toujours en cours). Entre les deux, plusieurs volumes ouvertement autobiographiques : les Carnets de bord (2001-03), bien sûr, ainsi que Désœuvré (2005), mais aussi Les Aventures de l’Univers (1997), qu’on oublie parfois.[1] Je tenterai ici une approche générale de ces œuvres, utilisant pour cela des chemins de traverse entre elles, chemins qui pourront éventuellement rejoindre d’autres œuvres, non spécifiquement autobiographiques, de l’auteur.

Mon premier réflexe est, bien sûr, de tracer une ligne reliant chronologiquement tous ces volumes pour en faire une œuvre en continu (trouée, et sans doute inachevée) qui constituerait l’autobiographie complète de Trondheim. C’est un peu cette vue de l’esprit qu’épouse Jeanine Floreani dans une récente critique du Syndrome du prisonnier, second tome «papier» des Petits riens, critique dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle suscita une certaine controverse. On sait que dans cette critique, Floreani s’emploie à comparer défavorablement ce volume à Approximativement, y voyant le symptôme d’une certaine déliquescence artistique chez Trondheim.[2]
Il convient de séparer ici cette idée de déclin (qui est la thèse principale de Floreani) et ce qui la sous-tend, c’est-à-dire le jugement comme quoi les Petits riens seraient décevants en comparaison d’Approximativement. Cette comparaison n’a de sens que si l’on accepte, justement, cette idée d’une autobiographie en continu dont autant Approximativement que les Petits riens seraient des manifestations ponctuelles. Or, à y penser, cette idée me semble un peu trop facile et je voudrais commencer par la mettre à l’épreuve.
C’est que le travail autobiographique de Trondheim a pris plusieurs formes au cours de sa carrière, et il n’est pas certain que toutes ces formes visaient au même but esthétique. Aussi, si je dois rapprocher les Petits riens d’une autre œuvre de son auteur, j’évoquerai plutôt les Aventures de l’Univers, recueil de courts récits d’une planche, en couleurs, surtout autobiographiques, dessinés à l’origine pour publication régulière dans le magazine les Inrockuptibles.[3]

Il est assez enrichissant de considérer Les Aventures de l’Univers comme une première ébauche de ce que seront les Petits riens. La forme — une histoire par planche — impose en effet certains types de discours : réflexions en quelques cases, instantanés de la vie quotidienne, questionnements plus ou moins sommaires. On n’y retrouve donc pas les narratifs fouillés d’Approximativement, qui autorisaient, par exemple, les longues conversations, les développements d’une situation donnée, les digressions et les retours en arrière. À la place, Trondheim se concentre à trouver le bon mot, l’observation juste, le détail qui fait mouche.
On observera au passage qu’une partie des Aventures de l’Univers n’est pas à proprement parler autobiographique ; on y trouve également de courtes fables satiriques dans la veine des Genèses apocalyptiques ou du Pays des trois sourires, ainsi que des commentaires liés à l’actualité — mais qui prennent eux aussi parfois la forme d’une petite fable. Dans le contexte de la publication en livre, ces digressions de forme semblent s’intégrer à la nature autobiographique du projet. Ainsi, Trondheim ne semble jamais trop certain de la direction qu’il veut prendre : il expérimente les formes, il est dubitatif quant au sens de ce projet, il pose la question de l’intérêt de ses observations, et souvent il doute de sa capacité de remplir le contrat. Censé «parler de l’actualité», mais refusant de jouer le rôle de l’éditorialiste, il «analyse» les sujets les plus banals, par exemple le changement d’heure ou les aléas du téléphone mobile, appliquant au tout la grille de lecture qui est la sienne, et que l’on pourrait qualifier d’un tantinet paranoïaque. Paranoïa qui, si elle nourrit ailleurs l’œuvre de Trondheim de ses meilleures saillies humoristiques, semble ici une attitude trop naïve et vulnérable, en tout cas mal distancée, et on imagine qu’elle a dû provoquer un malaise chez certains lecteurs.[4] Du moins cette volonté de tout commenter se traduit par un discours analytique (et parfois auto-analytique) souvent lourd et peu fluide.
La seule chose qui tient, à la conclusion du recueil, est justement la veine autobiographique qui, par son pari d’authenticité, donne un sens et même une apparence de narration à ces questionnements, hésitations et autres expérimentations plus ou moins formelles. Ce n’est pas autre chose qui est exprimé en page 17 des Aventures de l’Univers : «L’actualité, c’est que c’est l’époque des cerises. Elles sont bien noires et gorgées de sucre. Les figues, c’est pas encore ça. Quant aux cerises Napoléon, ce sera d’ici 15 jours.» Façon tout en finesse de détourner le but premier du projet en travestissant le sens du mot «actualité», mais qui dévoile quand même impudiquement les problèmes de forme auquel fait face l’auteur dans cette situation précise.
Les Aventures de l’Univers font, en ce sens, figure de livre raté, ou en tout cas de faux départ. L’idée de se raconter planche par planche n’est pourtant pas mauvaise, elle a d’ailleurs fait son chemin car le format adopté par les Petits riens est, on l’a dit, identique. Et c’est de ce point de vue que je propose maintenant d’appréhender cette dernière œuvre.

L’intérêt de ce point de vue est qu’il fait apparaître les Petits riens comme une réussite incontestable. Aux commandes de son blogue, Trondheim sait enfin où il va : terminée, l’actualité détournée, nous entrons ici franchement dans le territoire de l’anecdote la plus triviale. Tout se passe en effet comme si l’auteur avait finalement reconnu les limites, mais aussi le potentiel de la page unique. Cette reconnaissance assumée, il investit le format avec une nouvelle assurance. Fi des hésitations, fi des scrupules, il remplit page après page de moments se voulant anodins, sans ambages, les accompagnant d’un simple commentaire ironique. Les doutes sur son travail n’ont plus lieu d’être, ils sont donc généralement exclus du discours. Notons que Trondheim dessine tout cela avec une remarquable attention au détail au point de vue du décor (une constante chez le Trondheim post-Lapinot), puis drape le tout d’aquarelles vives, très maîtrisées. La tardive révélation de la réelle étendue du talent graphique de l’auteur est pour quelque chose dans l’attrait qu’exercent ces nouvelles pages.
Ce qui a donc changé, des Aventures de l’Univers aux Petits riens, c’est qu’il n’y a plus nécessité d’une quelconque médiation entre auteur, lecteur et éditeur. La raison en est, bien sûr, que les trois ci-nommés sont la même personne. En l’occurence, Trondheim est son propre éditeur (autant sur le blogue qu’en version papier), et, ne promettant pas davantage que des «petits riens», il se met clairement dans la position de n’écrire à toutes fins utiles que pour lui-même. Moi qui lis les Petits riens, je le fais, pour ainsi dire, par-dessus l’épaule de Trondheim.

Prenons maintenant un peu de recul. Si je peux lier ensemble Aventures de l’Univers et Petits Riens, il devient tentant de lier de la même manière Approximativement, Désœuvré et la série des Carnets de bord comme autant d’instances d’une «autre» approche de l’autobiographie. Ce que ces trois œuvres ont en commun, c’est bien sûr leur format plus libre car il n’est pas limité à une page par histoire. Approximativement, notamment, présente un flux narratif ininterrompu : on passe d’un épisode à un autre sans «avertissement», souvent en plein milieu d’une page. Désœuvré et les Carnets de bord, s’ils ont l’originalité de présenter des épisodes datés,[5] conservent en grande partie cette fluidité narrative. C’est d’autant plus vrai dans Désœuvré, qui se veut une méditation sur un sujet bien précis, l’auteur vieillissant (pour ce livre, l’approche autobiographique n’est somme toute qu’un prétexte à réaliser l’essai annoncé en couverture), réflexion cohérente avec celle entamée plus jeune dans Approximativement. Mais on voudra, concurremment, rapprocher ces œuvres relativement récentes (et surtout les Carnets de bord) de l’exercice encore plus récent des Petits riens car on y trouve finalement en germe cette approche «non-interventionniste» de l’actualité interne, où l’analyse à outrance des Aventures de l’Univers se voit progressivement tempérée, ramenée en tout cas à des proportions plus intimes, qui siéent davantage, semble-t-il, au projet de l’auteur.[6]
On voit maintenant bien la difficulté à juger du travail autobiographique de Trondheim dans sa continuité, puisque ce travail se trouve étroitement jumelé à diverses intentions d’ordre formel qui ne coïncident pas avec cette prétendue continuité. Ainsi de la forme «au long cours» d’Approximativement, qui, d’un point de vue formel, rapproche au fond ce livre de Lapinot et les carottes de Patagonie, bien plus que des Carnets de bord ou des Petits riens.

En tout cas, la découverte d’un chemin de croisée entre les Carnets de bord et les Petits riens — donc entre des instances de nos deux «formes» d’autobiographie — m’amène à considérer le cheminement autobiographique de Trondheim dans son ensemble, ce que je m’étais d’abord interdit par prudence. En effet, s’il est malaisé de comparer ensemble les œuvres de ce corpus d’un point de vue formel (vu les différences d’intention), rien n’interdit de les considérer strictement sous l’angle du contenu et de la représentation autobiographiques. C’est peut-être de cet angle que je trouverai la réponse à une question somme toute légitime qui est : qu’est-ce qui fait que je préfère, au fond, Approximativement aux Petits riens ?
Car enfin, hormis la forme, qu’est-ce qui sépare ces deux œuvres autobiographiques ? Le contenu, bien sûr : Approximativement ne parle pas de la même chose que Les Petits riens. Approximativement, c’est l’Atelier Nawak, c’est le balai à chiottes de Menu, c’est la Forêt Pétrifiée, c’est Lewis démultiplié (apport non négligeable du monde graphique au narratif, comme le fait justement remarquer Floreani), c’est Lewis enfin qui jette aux rebuts ses crobards de jeunesse. Les Petits riens, c’est le Grand Prix, c’est La Réunion, c’est surtout la famille, les petites manies, les inquiétudes liées à la vieillesse… Ces résumés un peu brutaux expliquent assez bien l’enjeu : ce que je regrette secrètement, c’est quelque chose comme une énergie juvénile qui aurait disparu quelque part entre Approximativement et les Petits riens.
Secrètement ; car ce genre de regret n’a pas beaucoup de poids critique. Le théoricien prônera donc un argument d’un autre ordre qui, s’il ne relève pas de l’appréciation formelle (que j’ai temporairement expédiée) doit forcément être lié aux méthodes de représentation de ce qui est raconté et à la relation de ces œuvres avec la réalité qu’elles sont censées représenter. Dit avec moins d’ambages : on arguera, par exemple, que l’une des deux œuvres est plus vraie et donc plus honnête que l’autre.

À la façade toute de retenue des Petits riens, derrière laquelle l’auteur se borne à des observations triviales pour éviter d’affronter ses démons (diront les méchantes langues), se compare pourtant une façade tout aussi chaste, celle d’Approximativement.
Après tout, Approximativement n’est rien d’autre qu’une construction convenablement narrative, où souvenirs et observations sont organisés, rythmés de façon à constituer une comédie (genre trondheimien par excellence) lisible où le personnage principal (l’auteur, en l’occurence) conserve la sympathie du lecteur jusqu’à la fin, heureuse bien sûr. La réalité est mise en scène de bout en bout. À la rigueur ce livre pourrait ne pas être autobiographique qu’il serait lu de la même manière.[7]) Ajoutons à cela les corrections et objections exprimés par les amis de l’auteur, commentaires que ce dernier présente intégralement en postface, comme témoin de ce qui ne se trouve pas dans ce livre, bref, comme autant de mensonges par omission. Même le titre du recueil, après tout, se veut une appréciation de la manière dont des faits réels sont rendus.
On ne peut pas dire qu’on a là un livre irréprochablement honnête. Tant qu’à faire, on peut également douter de la pertinence d’invoquer cet argument d’«honnêteté comparative». Tout au plus, pour l’instant, peut-on constater que chaque œuvre autobiographique de Trondheim fait usage de ce que nous pourrions appeler un appareil de distanciation, une manière de pudeur et de protection, mais aussi de clarté et d’efficacité narrative. Cet appareil peut être défini comme la somme de tous les masques trondheimiens, dont les plus visibles sont bien sûr ses masques animaliers, qui servent autant à cacher qu’à «donner le ton» du personnage ainsi représenté, bref à diminuer sa part d’équivoque. Cacher et clarifier : ce procédé restera remarquablement constant, y compris dans Les Petits riens.

Il n’y a donc aucune raison de croire que l’auteur travestit davantage la réalité maintenant qu’il le faisait au temps d’Approximativement. Seulement, ce n’est justement plus le même temps. L’auteur n’a plus le même âge, sa situation, autant sociale que maritale ou financière, est extrêmement différente. Les doutes sur son travail ont donné la place à des inquiétudes d’un autre ordre. Les choses à raconter ont changé.
Mais surtout, Les Petits riens sont tributaires de leur forme et de la retenue dont fait preuve l’auteur à leur égard. D’une certaine manière, ils sont plus honnêtes qu’Approximativement. Les Petits riens, en ce sens, m’apparaissent semblables à Mon oncle dont Truffaut pouvait déplorer un humour «extrêmement restrictif».[8] Comme chez Tati (mais d’une manière différente, tout de même), Trondheim se limite dans ses moyens, évacuant a priori toute forme de mise en scène qui pourrait insidieusement créer le gag. Pas plus qu’il ne cherche l’empathie du lecteur envers son personnage. Comme dans Mon oncle, il y a dans les Petits riens une recherche du «vrai» qui refuse toute facilité mais qui, paradoxalement, parce que son refus est si radical, semble elle-même une solution de facilité. En tout cas, on peut mieux comprendre ainsi que cette matière raffinée — cet air raréfié — ne séduise pas tout le monde.

D’une manière ou d’une autre, mon but ici n’est pas d’évaluer l’œuvre autobiographique de Trondheim «dans le détail» (et je laisse à chacun sa préférence pour tel ou tel livre) mais au contraire de noter des ressemblances et des différences, des liens entre les œuvres, bref, de remettre les choses en contexte. Enfin il s’agit de «laisser vieillir» Trondheim, comme on laisse vieillir un vin, dans l’attente d’y découvrir des saveurs plus complexes. Après tout, c’est cette transformation que l’on goûte aujourd’hui, quinze ans plus tard, dans nos relectures d’Approximativement.

Notes

  1. Certains me reprocheront, avec un clin d’œil, de ne pas inclure dans cette liste Le Blog de Frantico, ouvrage «autobiographique», en supposant que Trondheim en soit vraiment l’auteur (rôle qu’à ma connaissance, l’intéressé n’a toujours ni avoué ni désavoué). La réalité est que, même si Frantico était bel et bien un avatar trondheimien, il le serait au même titre que l’«auteur» extra-terrestre d’A.L.I.E.E.N., c’est-à-dire à titre de personnage fictif et non pas de pseudonyme. Si on accepte cette théorie, le Blog de Frantico est donc une fausse autobiographie — donc une vraie fiction.
  2. Déliquescence aussi chez toute une école, celle-là que, laissant là mes gants blancs, j’appellerai comme tout le monde «nouvelle bande dessinée». Mais tenons-nous en à Trondheim.
  3. Trondheim fait une fois (dans les Aventures de l’Univers) référence aux «70 000 lecteurs» auxquels il s’adressait dans le cadre de cette chronique.
  4. Sur les questions de distance entre l’auteur et son œuvre, voir le facétieux Pierre Bayard, Comment améliorer les œuvres ratées ?, Minuit, 2000 (p. 89 et suivantes).
  5. Curieusement, les épisodes individuels des Petits riens ne sont pas datés. Tout au plus un lecteur pourrait-il prendre l’habitude de noter la date d’apparition de chaque page sur le blogue, quoiqu’encore là cette apparition est souvent postérieure de plusieurs jours avec l’événement décrit.
  6. Il n’est pas inutile non plus pour le critique de prendre en compte la remarquable évolution du travail graphique depuis les Carnets de bord jusqu’aux Petits riens.
  7. Ce qui démontre surtout deux choses : d’abord, que Trondheim est un redoutable conteur. Ensuite, qu’il serait parfaitement capable de produire une fausse autobiographie, ayant de surcroît maîtrisé le «genre» autobiographique. (Sur ce que serait le «genre» autobiographique, on lira, mais un peu entre les lignes, Jean-Christophe Menu et Fabrice Neaud, «Autopsie de l’autobiographie», L’Eprouvette n°3, L’Association, 2007, p. 453.
  8. «L’humour de Tati est extrêmement restrictif, ne serait-ce que parce qu’il se limite volontairement au seul comique d’observation, à l’exclusion de toutes les trouvailles qui ne relèveraient que du burlesque pur.» Plus loin : «Ce n’est pas que Tati soit à cours de gags ou qu’il tire sur les mêmes ficelles, mais que son parti pris esthétique, sa logique démentielle, le conduisent à une vision du monde totalement déformée, quasiment obsessionnelle.» Les Films de ma vie, Flammarion, coll. «Champs», p. 258-259.
Site officiel de Lewis Trondheim
Dossier de en février 2008