Comment j'ai écrit certains de mes livres
- (1) Préambule
- - (2) Comment j'ai écrit certains de mes livres
- - (3) Comment Betty vint au monde
- - (4) Une brève et longue histoire du monde
- - (5) Misères et maheurs de la guerre d'après Jacques Callot, noble lorrain
- - (6) Dialogues de morts à propos de musique
- - (7) hors sujet
- - (8) Hapax
À mes yeux il ne manquait à Comment Betty vint au monde que d’être inachevé. Il fallait que quelque chose vienne en briser la trop lisse fermeture, sa nature de projet cohérent susceptible d’avoir trouvé sa forme. D’une certaine manière, c’est ce que se proposait de faire l’écriture de la Brève et longue histoire du monde : elle inachevait Betty. Elle venait libérer Betty d’un achèvement de sanctuaire — celui qui menace tout travail dont on n’ouvre pas infiniment à la transformation le monde qu’il est devenu — et ceci avec cette liberté même par laquelle il prétend relater ce monde. Longtemps, d’ailleurs, son titre aura été Le monde autour de Betty, ses planches étant réalisées dans la même période, souvent au cours de mêmes sessions, comme une espèce de va-et-vient hors-champ visant essentiellement à mettre à l’épreuve les limites supposées d’un récit, à rendre friables les calibres usuels tels que « le sujet du livre », « le cadre du récit », « les personnages principaux », etc. Ces dérives — celles que constituent les sortes de chapitres autonomes rassemblés dans ce livre — s’écrivaient à mesure qu’avançait Betty. Les deux livres avançaient en se contaminant mutuellement. Plus ils avançaient, plus ils s’émancipaient l’un de l’autre jusqu’à devenir tout-à-fait deux mondes, les deux molles configurations dialoguant dans les diagrammes en patate de mon enfance.
Il s’agissait moins d’un accompagnement de Betty que d’une extension de cette façon de raconter et de décrire un monde en formation : il s’agit plus d’un territoire que d’un jeu d’histoires courtes ; un cadre esquissé d’espaces morcelés, de temps possibles, un archipel narratif. Ce sont les différents organismes d’une sorte de monde d’idées, des idées ayant emporté des corps, avec pour objets, le plus souvent, des motifs sociaux, politiques.
À mesure que j’avançais à travers le champ psychoactif et ses dérèglements vers quelque chose comme une méthode, celle-ci me libérait peu à peu des conditions expérimentales qui l’avaient fait naître : en effet, ce qu’on apprend à voir et à faire dans ces états de désordre de la conscience ne peut être désappris, ne disparaît pas dans une sorte de réveil théorique. Je venais d’intérioriser les déclarations de Pollock qui affirmait avoir appris à regarder et comprendre la peinture sous acide, et pouvoir ensuite reconvoquer à n’importe quel moment de sa vie le fruit cet apprentissage.
Ce que, pratiquement, l’écriture de Betty me permettait d’améliorer des expériences de direction rythmique d’une lecture, c’était un éventail de possibles ralentisseurs : la fugacité décourageante qu’on surprend souvent dans la lecture d’une bande dessinée est sans doute dûe à la sujétion du dessin à la partie immédiatement intelligible du récit, celle du texte s’inscrivant sur la page. Dans un furtif mouvement du regard et de l’esprit, on peut surprendre le lecteur entretenant devant le dessin un mode vérificatoire (vérification qu’il s’articule bien, illustrativement, au discours), ponctué assez rarement par une brève estimation de la valeur esthétique générale, elle-même vérificatoire de l’authenticité (présence spectrale et autorité de l’auteur). Que le dessin raconte plus que le texte, qu’il raconte autre chose, autrement, voire même que le texte puisse être subalterne malgré sa convocation visible d’énoncés à des sillages invisiblement discursifs, voilà ce que ne permet pas d’imaginer ce type de lecture empressée qui ramène la bande dessinée, au fond, à une vague version séquencée du texte illustré. Engorger de couleurs ou saturer de buissons graphiques les zones d’intelligibilité, déployer des jeux de masses plastiques susceptibles de ralentir un instant les articulations du récit, crisper ses rotules, endommager le fonctionnement linéaire de la lecture par des courts-circuits entre les formes, les cases, les figures, les thèmes, ou encore amener simplement le texte à ses franges d’illisibilité par sa brutale apparition matériologique (écriture qui s’empêtre jusqu’au gribouillage en s’arrachant à la zone diégétique, sursaut hors du rêve éveillé des lectures immersives), voilà autant de machines démachinantes et de détournement des flux illusionnistes de l’histoire par toutes sortes d’autres flux.
Déterminé par la peinture — par les peintures qui font partie d’une vie, qui l’étayent, qui la rendent possible et douce en engourdissant la mélancolie — ce livre l’est sans aucun doute : rédigé au retour d’un séjour vénitien, il répond par la forme de ma propre joie colorée à celle que j’éprouvais chaque jour sous les plafonds peints de Tiepolo ou devant les peintures de Piazetta. Comment répondre aux peintures qui vous bouleversent sans les parodier, sans les réduire en singerie ? Comment se placer à la hauteur des œuvres qui transforment radicalement votre existence, sinon en s’interdisant d’interrompre le mouvement dans lequel elles vous prennent par un quelconque bégaiement de leur forme ? Il faudrait prolonger alors ce mouvement qu’une mort a un jour arrêté — redonner le connu historique à son inconnue conditionnelle — l’entraîner dans des zones jusqu’auxquelles il n’a pas pu aller, travailler contre la gelée muséale par l’engagement hasardeux d’une vie actuelle dans un geste entamé au XVIIIe siècle, et dériver au cours depuis son infléchissement même pour jouer d’une question improbable : que signifierait faire une œuvre baroque aujourd’hui ?
Changer d’unité plastique et narrative — ou plus exactement faire de chaque page un nouveau pli pour le récit formel — est un moyen de rompre avec de nombreux usages de la lecture, mais également, au passage, avec certains fantasmes du livre : la sanctification de la figure auteur passe par une rationalisation apparente de son espace propre et de son champ d’action, à la fois dans sa singularité (ce que très grossièrement on s’obstine à appeler le style) et sa matérialité technique (une unité de moyens plastiques qui est la convention tacite faisant le cadre de tout album). La Brève et longue histoire du monde, tout comme Betty, agence des pages comme autant de mondes, d’opérateurs plastiques et narratifs. Elles sont bâties selon leur système propre de couleurs, de matériaux, de compositions, qui sous tendent un réagencement possible des pages déprises de leur enchaînement linéaire ; elles sont autant de cellules isolables ou assemblables par d’autres modèles référents que l’histoire censée vous prendre. Au final, ce jeu des pages peut être perçu comme le clignotement arythmique d’une guirlande de récits.
Si chaque nouveau livre est préparé par un protocole d’atelier — un ensemble de directives à la fois techniques, conditionnelles, formelles, qui m’aide non seulement à commencer quelque chose mais également, comme au long de rails, à m’y tenir jusqu’à son terme — la Brève et longue histoire du monde a établi pour la première fois une condition d’écriture qui allait devenir, par la suite, commune à tous mes livres : ils sont tous réalisés avec un ou plusieurs films qui se déroulent en arrière-plan, le son coupé, sans discontinuer. Ceci crée non seulement une rive parasite au cours visuel de mon propre mouvement de dessin, mais impose également, discrètement, sans que je puisse réellement définir en quoi ni par où, une coloration générale bavant et s’étirant dans la porosité de chaque récit. Comme les enquêtes de Maigret dont Simenon disait qu’elles pouvaient se sérier selon l’alcool qui les accompagnent — les enquêtes à la fine, les enquêtes au muscadet, les enquêtes au vin rouge — il y a derrière chacun de mes livres l’arrière-plan d’un film — un livre au Ferreri, un livre au Fassbinder, un livre au Maddin. Dans la brève et longue histoires du monde, le Go-between de Losey, Le Uccellacci e uccellini de Pasolini ou le Auch Zwerge haben klein angefangen de Herzog sont l’arrière-monde visible ou invisible des chapitres, surgissant ou embrouillé, qui leur prète au hasard des coups d’œil ou des moments de rêvasserie hypnotique une silhouette par ci, un vecteur par là, un montage, un visage, une expression, un jeu d’ombres, un mot, une inquiétude dans l’évidence trompeuse de l’atelier.
Cet arrière-plan agit comme la fenêtre du train sur la pensée qui court ou sur la lecture ; il compose cette distraction nécessaire à la percussion d’un objet à penser par des corps étrangers pour le conduire ailleurs qu’à ses lieux communs. Ainsi de la bouquinerie, où le hasard des rencontres fait l’illumination qu’on n’espérait plus, quand lire n’était plus que s’embourber : Aristote peut trouver sa solution dans un manuel de couture, un livres illustré sur les baleines, un traité des urnes funéraires, un exemplaire de Kutikuti.
Si la Brève et longue emporte dans ses pages toutes les saloperies qui traînent dans l’atelier — pastels, craies grasses, collages de restes de travaux antérieurs, encres, mines graphites, gouaches, huile, acrylique, estampages, objets hasardeux comme pochoirs, vieux calques d’architectes, tampons scolaires des années 60 — c’est pour ce livre et pour Betty que je développais le plus assidûment pour ma pratique de l’Ecoline (une encre colorée) sa salissure systématisée : versée dans des coupelles assez évasées pour écraser le pinceau à distance de la petite cuvette de couleur, elles est utilisée à vide sur des zones de déchetterie — des images servant plus tard à être découpées dans d’autres récits ; à mesure que le pinceau court d’une coupelle à l’autre, les charges viennent s’écraser sur les ourlets de faïence et font des rigoles de plus en plus bariolées dans chaque coupelle. Les couleurs sont enfin sales, troubles, chargées d’ambiguïtés, déjà porteuses d’atmosphères. Elles posent avec leur charge colorée une histoire contaminante, leur zone de temporalité propre, histoire constituante faite de dilutions, de rigoles, d’évaporations, de sédimentations de pigment, de pailletage.
Enfin, après de longs mois passés à aller et venir de Betty à ces quelques chapitres composant pas à pas cette Brève et longue histoire du monde — et puisqu’il faut bien finir quelque chose pour commencer quelque chose d’autre — un nouveau récit est venu traverser toutes ces histoires, comme une dernière galerie venant traverser et lier toutes les cavités d’une mine chaotique. Ce chapitre en est devenu — d’une certaine façon — la carte, le guide, le tenseur. Il a donné son titre à ce livre et son ouverture.
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