Anton Kannemeyer

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Avec la parution de l'anthologie Bitterkomix à l'Association au début de l'année 2009, on avait découvert la bande dessinée sud-africaine dans toute la force de sa colère et de ses revendications. La rencontre organisée durant le Festival d'Angoulême avec Anton Kannemeyer et Conrad Botes, les deux fondateurs de la revue, avait confirmé, s'il était encore nécessaire, l'importance et l'acuité de leur regard. C'est à l'occasion de la troisième édition de PFC (Pierre Feuille Ciseaux, laboratoire de bande dessinée) que nous avons retrouvé Joe Dog et sa voix calme et posée, mais brûlant toujours de la même flamme.

Xavier Guilbert : Pour commencer, je voudrais que l’on revienne à l’expérience Bitterkomix, autour de 1992. En particulier, quelle était alors l’état de la bande dessinée en Afrique du Sud ?

Anton Kannemayer : Il n’y a pas vraiment de culture de bande dessinée en Afrique du Sud. Ce qu’il y a — je dirais, pour la population noire, à la base, il n’y a pas vraiment de culture de la lecture. Ce qui fait qu’il n’y a quasiment pas de bandes dessinées noires. Ce qui existait, par contre, c’était des romans photos. Tu vois, comme des bande dessinées, mais avec des photographies, et qui a commencé à paraître, je crois, vers la fin des années 50 et a connu beaucoup de succès dans les années 70. La télévision n’a débuté que dans les années 70 en Afrique du Sud, et vers le milieu des années 80 ces romans photos ont commencé à disparaître. C’était une sorte de culture de masse, et il y avait des titres très spécifiquement pour les blancs, et des titres pour les noirs. Dans les zones commerciales pour les blancs, on ne trouvait pas les publications pour les noirs, et réciproquement. Nous en avons lu enfants, même si nos parents pensaient que ce n’était pas bien, qu’il ne fallait pas que nous lisions ces publications, que c’était de la mauvaise littérature. Mais bien sûr, nous adorions ça. Il y avait des héros d’action, des flingueurs fous, et même des westerns, et tout cela était produit en Afrique du Sud avec des acteurs Sud-Africains.

Xavier Guilbert : Sais-tu s’il y avait également la même distinction raciale au niveau des producteurs de ces romans photo ? C’est-à-dire, des auteurs blancs pour la population blanche, et des auteurs noirs pour une population noire ? Ou y-avait-il une sorte de domination de classe, avec des producteurs blancs qui décideraient ce qui convenait à une population blanche d’une part, et une population noire d’autre part ?

Anton Kannemeyer : Tu vois, il y avait ce genre de romans photos au début des années 70. Et il y avait une sorte d’agence gouvernementale qui a commencé à produire des publications pour la population noire, en prétendant qu’il s’agissait d’un éditeur noir, avec un producteur noir, et essayant de l’utiliser pour de la propagande. Mais cela n’a pas vraiment pris. Il s’agissait de bandes dessinées, et ce qui est peu connu, c’est qu’en fait ils ont fait appel à des dessinateurs américains pour ces bandes dessinées. Je dois en avoir un exemplaire, je crois que mon frère en a deux ou trois, mais ils sont très rares. Donc cela a existé, mais c’était à très petite échelle. Cependant, je pense que les romans photo noirs étaient en fait réalisés par des noirs qui étaient intéressés par ce medium. Je ne suis pas certain pour les maisons qui les produisaient, les éditeurs. Mais je sais qu’ils avaient des scénaristes noirs. Bien sûr, tous les acteurs étaient noirs, et les photographies et tout le reste était sans doute produit par des noirs. Et c’était extrêmement populaire. C’est évident que les noirs ne pensaient pas — oh, c’est de la propagande.

Xavier Guilbert : Tu veux dire qu’il n’y avait pas de sous-texte politique ? Ou même la mise en avant d’un certain modèle de société ?

Anton Kannemeyer : Non. Mais je dirais qu’en lisant les publications pour les blancs, cette idéologie est présente. Je me souviens d’une série qui montrait en particulier un type qui se défendait les frontières Sud-Africaine, et il se battait tout le temps contre des Cubains ou des Russes, et il expliquait ensuite qu’ils essayaient d’envahir notre pays, et blah blah blah. Tu sais, que le communisme allait conquérir notre pays. Tous ces trucs que l’on nous a amené à croire.

Xavier Guilbert : C’était un discours qui était spécifique à ce medium, ou était-ce aussi présent dans d’autres formes de divertissement ?

Anton Kannemeyer : Je pense qu’on le trouvait à la télévision, et peut-être aussi dans les livres les plus populaires. Mais en littérature, ce n’était certainement pas le cas. Tu sais, avec des gens comme Andre Brink, il y avait un mouvement d’auteurs Afrikaans dans les années 60, et ils étaient vraiment — clairement, ce n’était pas présent dans leurs travaux. Ce qui fait que quand nous étudions la littérature Afrikaans littérature, ce n’était pas une thématique présente, c’était certainement un élément de la culture populaire. A la télévision, et — c’était vraiment pour la culture de masse, et on pourrait dire que c’était une sorte de propagande pour l’Apartheid.
Sinon, il y avait quelques bandes dessinées — vraiment très peu, mais je ne savais pas qu’elles existaient. Je ne les ai découvertes qu’après les débuts de Bitterkomix. Vers la fin des années 80, il y avait une bande dessinée qui s’appelait Pecks, dont ils n’ont fait que six volumes, et c’était une sorte de bande dessinée anti-gouvernement. Il y avait quelques tentatives, mais rien qui — tu vois, ils publiaient peut-être 300 exemplaires, qui étaient destinés à un petit groupe, trié sur le volet, de personnes qui les collectionnaient sans doute. Les seules bandes dessinées qui étaient vraiment disponibles en Afrique du Sud, c’était tout d’abord des bandes dessinées pour enfants — seulement Tintin et Astérix ; et puis, il y avait quelques séries Marvel et DC, comme Superman ou Spider-man et c’était tout. Mais je pense que la raison pour laquelle j’aimais les bandes dessinées, c’était — tout d’abord, Tintin, bien sûr, était très important pour moi. Mais aussi le fait que ma mère était Hollandaise, et elle a quitté l’Afrique du Sud quand j’avais trois ans, nous laissant avec mon père. Mais elle nous envoyait toujours des cadeaux, de trucs. Elle ne venait pas nous voir, visiblement mon père et elle ne se parlaient plus. Mais j’ai découvert des œuvres européennes, parce qu’elle nous envoyait de temps en temps des choses, et j’ai commencé à collectionner, chaque fois que je pouvais, des bandes dessinées européennes.

Xavier Guilbert : Qu’est-ce qui t’a amené à l’aventure Bitterkomix à partir de là ?

Anton Kannemeyer : Quand j’ai fini mon cursus scolaire en Afrique du Sud, la suite logique — on n’a pas vraiment le choix : soit on poursuit immédiatement ses études, soit on entre dans l’armée. Tout le monde doit faire son service militaire, tous les blancs. J’étais plutôt rebelle en grandissant — j’écoutais beaucoup de musique punk, j’étais du genre à dire : « j’emm… l’Afrique du Sud ! » Et quand j’ai eu dix-huit ans, je suis allé à l’étranger rejoindre ma mère. Elle avait épousé un Allemand, et j’ai donc passé deux ans en Allemagne. L’Afrique du Sud me manquait beaucoup, mais quand j’étais en Europe, ce qui s’est passé était que je — je ne pense pas que j’avais beaucoup de conscience politique, enfant. Tu sais, il y avait beaucoup de censure. Et je me souviens que j’étais en train de voyager en Europe, je m’étais fait quelques amis, et on s’était dit « allons voir ce concert ». Et donc nous allons à ce concert en Allemagne, et c’était un concert « Free Mandela » [« Libérez Mandela »], et je n’avais jamais entendu parler de Mandela. J’étais là-bas, et c’est alors que j’ai vu — « quoi ? c’est sur l’Afrique du Sud ? » C’était vraiment la première fois que j’entendais parler de Mandela. Et puis il a eu de petits incidents — tu sais, dans mes interactions avec des noirs, ou chaque fois que le sujet de l’Afrique du Sud venait sur la table, j’étais très conscient et honteux du fait d’être Sud-Africain.

Xavier Guilbert : Ce que tu veux dire, c’est que tu as grandi sans avoir véritablement conscience de l’Apartheid ? Parce que c’était à distance, et pas seulement la norme ?

Anton Kannemeyer : Tu sais, c’est un sujet assez compliqué. Parce que l’on pense évidemment que — enfin, forcément tu dois le voir tous les jours, ça doit être quelque chose qui te gène. Mais en fait, il y avait plusieurs aspects. Il y a ce que l’on appelle « l’architecture de l’Apartheid » : au sud-ouest de Johannesburg, il y a Soweto, qui est une ville presque aussi importante que Johannesburg, où vivent seulement des noirs. Mais quand on prend la route qui va de Cape Town à Johannesburg, on ne la voit jamais, parce que tout la contourne. Donc on savait que, tu vois, il y avait des noirs qui venaient travailler à la maison, mais cela ne semblait pas incohérent, parce qu’ils recevaient un salaire, et qu’ils vivaient soit avec nous ou repartaient chez eux, et puis ils travaillaient dans le jardin, etc.

Xavier Guilbert : C’était une forme de rationalisation ?

Anton Kannemeyer : En fait, quand tu es enfant, tu ne te dis pas forcément : « oh, voilà un gros problème ». Je veux dire, je pense que j’étais un peu plus conscient du point de vue politique que les autres enfants, et certainement venant de mon père, je pensais — oui, il y a des problèmes. Mais également, en grandissant, mon père était un professeur en littérature Afrikaans, et il avait une forte conviction que art et politique devaient être deux choses distinctes. Que l’art ne devait pas inclure de la politique. En fait, il pensait que si les gens intégraient de la politique dans leur art, ils faisaient preuve d’opportunisme et tentaient de faire avancer leur carrière artistique. Qu’ils n’étaient pas de vrais artistes. Il était assez barjot, parce qu’il avait des aspect très positives et d’autres très négatifs, comme tout le monde j’imagine, mais il était assez extrême.
Ce qui fait que j’avais conscience de ces choses en allant en Europe, mais cela n’avait pas, d’une manière — par exemple, je me souviens être allé en Hollande avec un passeport Sud-Africain, et au contrôle des frontières, nous étions dans un compartiment de train, et le douanier tamponne les passeports de tout le monde et leur rend, sauf le mien. Il prend mon passeport et puis me le balance au visage, et le passeport tombe par terre. Et je le ramasse dans la poussière, et tu sais, j’avais vraiment honte, tout le monde me regardait et je me sentais très gêné. Mais en fait, cela m’a forcé à prendre conscience de la situation politique, et ce que les gens en pensaient.
Après deux ans passés là-bas, je suis rentré en Afrique du Sud et j’ai commencé à étudier l’art. Et presque aussitôt, je me suis retrouvé dans la ECC — la End Conscription Campaign [Campagne pour l’Arrêt du Service Militaire], puisque je ne voulais pas faire mon service, bien sûr. J’ai rejoint des groupes étudiants clandestins anti-Apartheid, et puis tout est devenu question de politique. Mais ce n’était pas le cas avant que je ne parte à l’étranger. J’avais conscience de certaines choses, mais je n’étais pas…

Xavier Guilbert : De ma propre expérience, le fait d’aller à l’étranger oblige à questionner qui on est et d’où l’on vient. Et on finit par en apprendre autant sur soi-même que sur le pays où l’on se trouve.

Anton Kannemeyer : Oui, c’est tout-à-fait ça. Et je me souviens être rentré en Afrique du Sud et trouver très différentes mes interactions avec les noirs. Auparavant — c’était juste comment les choses étaient, on ne les voyait même pas. Ils étaient invisibles. Et puis je suis revenu, et les gens venaient me parler, les noirs me disaient : « tu sais, tu es différent ». Et je trouvais ça super. Auparavant, j’avais de très bonnes relations avec la nounou et les gens qui travaillaient à la maison, mais cela n’avait rien à voir avec après mon retour d’Europe. C’était très différent.

Xavier Guilbert : Quand est-ce que l’Apartheid est tombée ?

Anton Kannemeyer : En fait, c’est en 1994 qu’ont eu lieu les premières élections générales, et l’Apartheid a été officiellement levée. Mais je dirais que quelques années avant cela, il y a eu une transition parce qu’il était évident que les choses allaient évoluer de cette façon, et les gens ont commencé à — tu vois, l’Apartheid mesquine a commencé à disparaître autour de 1990. ET l’Apartheid mesquine, ce sont des choses comme « ce banc est réservé aux blancs» ou « ces toilettes sont seulement pour les blancs ». Ces pancartes et ces messages commençaient lentement à disparaître.

Xavier Guilbert : Tu t’es impliqué dans plusieurs mouvements anti-Apartheid. Pourquoi avoir choisi la bande dessinée comme support ? Surtout si c’était, comme tu le disais, un médium assez peu implanté en Afrique du Sud à l’époque.

Anton Kannemeyer : Au début, j’avais le choix — il fallait que je décide où j’allais étudier, et j’ai visité trois ou quatre départements d’art différents, en discutant avec les gens qui y étaient, afin de voir ce qu’ils proposaient, et comme je pourrais, peut-être, faire — parce que j’avais cette idée très précise de vouloir faire de la bande dessinée. Et au final, j’ai choisi un département d’art qui avait une forte composante en illustration, tout simplement parce qu’il n’y avait rien qui s’approchât de la bande dessinée. Et pour revenir à ta question — je ne sais pas. J’adore la bande dessinée, et je voulais faire de la bande dessinée, et même si je savais que je ne trouverais pas de travail dans la bande dessinée en Afrique du Sud, je me disais — je suis étudiant, je peux le faire. Et puis j’ai rencontré Conrad [Botes] en première année, et nous sommes devenus très rapidement proches quand nous avons réalisé que nous pourrions travailler ensemble. Durand la seconde année d’école d’art, nous avons dessiné notre premier récit ensemble — ce n’est pas présent dans l’anthologie française, c’était une bande dessinée contre le service militaire.
J’avais toujours eu l’idée de faire une bande dessinée d’aventure comme Tintin – je n’aurais jamais pensé dessiner de bande dessinée politique. Mais dès que j’ai commencé à travailler, la politique n’arrêtait pas de surgir dans mes bandes dessinées. Ce n’était pas un choix conscient du genre « je vais faire de la bande dessinée politique », ce n’était pas du tout le cas. On était plutôt à se dire : « voilà, on a ce type qui joue dans un groupe, etc. Et puis — il est recherché par l’armée ! ! » J’ai toujours été convaincu que la bande dessinée ne doit pas être didactique, qu’elle ne devrait pas chercher à éduquer les gens en disant — bon, maintenant nous faisons de la bande dessinée politique, et puis au final personne ne veut le lire. Ce doit être quelque chose qui résonne avec les gens. Et puis il y a ces sous-textes, et des choses qui relèvent de la politique, en fait.

Xavier Guilbert : A l’époque, dans quelle mesure pouvais-tu tenir ce genre de discours politique ? Tu disais que tu en avais discuté avec plusieurs départements d’art avant de faire ton choix, quel était le genre de sujet ?

Anton Kannemeyer : Non, non. Je veux dire, à l’université, je ne disais rien. Il n’y avait pas — tu sais, j’ai eu beaucoup d’amis qui ont été vraiment recherchés par la police militaire. C’était dingue. Les gens recevaient des coups de téléphone à une heure du matin, avec des menaces. Donc je savais qu’il était important de garder profil bas, afin qu’ils ne me remarquent pas et que je puisse continuer à faire le travail que je voulais. Quand nous avons fait notre première bande dessinée, l’un des mes enseignants est venu me voir pour me dire : « écoute, il faut que vous fassiez très attention avec ce que vous faites, parce que vous pourriez vous retrouver dans la merde. »

Xavier Guilbert : Tu utilisais déjà le nom « Joe Dog » ? Ou était-ce sous ton nom, Kannemeyer ?

Anton Kannemeyer : Non, non, ce qui est amusant, c’est que j’ai commencé en signant Joe Dog. C’était parce qu’en fait, quand j’étais adolescent, j’écoutais beaucoup de musique punk, et il y avait Sid Vicious et Johnny Rotten, ces gens avec des alias, et je me disais — je serai Joe Dog. Et j’ai commencé à faire des petites illustrations avec Joe Dog, et je n’ai jamais — c’était Joe Dog dès le début. Ce qui fait que quand nous avons fait Bitterkomix #1, j’ai tout signé « Joe Dog », mais par la suite je me suis demandé si c’était vraiment une bonne idée, parce que ce « Joe Dog » — qui est-il, vraiment ? Et je me souviens de gens venant nous voir et disant : « hé, j’ai vu Bitterkomix — c’est qui ce mec ? Joe Dog ! » C’étaient les seules choses qu’ils se rappelaient : Bitterkomix, et Joe Dog. (rire) Alors je me suis dit, bon, ça attire l’attention des gens. Et j’ai gardé le nom.

Xavier Guilbert : Donc le choix de ce pseudonyme n’avait rien à voir avec l’anonymat en premier lieu ?

Anton Kannemeyer : C’est presque l’inverse. Comme je voulais quelque chose comme un nom punk, et même si j’ai pu dire à ma mère, à une époque : « tu sais, ce nom, ‘Anton’, c’est de la merde, je suis Joe » — et elle m’a appelé Joe pendant un petit moment ! (rire) Et c’est pour cela que les gens me connaissent en tant qu’Anton Kannemeyer ou Joe Dog. Je signe encore mes bandes dessinées en tant que Joe Dog, mais ce qui s’est passé, c’est que quand j’ai commencé à exposer beaucoup dans des galeries, j’ai eu des pressions de leurs propriétaires qui me disaient : « écoute, on pense qu’il est nécessaire de séparer Anton Kannemeyer et Joe Dog, parce que, tu vois — Anton Kannemeyer est l’artiste des galeries, alors que Joe Dog fait de la bande dessinée. » Mais aujourd’hui, je travaille avec une galerie où ils estiment que — je veux dire, c’est idiot. On ne peut pas séparer les deux, je suis une seule et même personne. Et je suis déjà schizophrène, quand les gens viennent et me demandent une dédicace, je ne sais plus si je dois utiliser mon vrai nom ou Joe Dog. Enfin… (rire)

Xavier Guilbert : Donc le premier numéro de Bitterkomix paraît en 1992. Pourquoi avoir commencé par un collectif — puisqu’il y avait Konradski et ton frère, Lorcan White…

Anton Kannemeyer : En fait, il n’est arrivé qu’au troisième numéro, le premier était seulement Conrad et moi-même. Pour tout dire, nous avions décidé de faire de la bande dessinée — nous pensions que nous devions faire de la bande dessinée, et nous y avons travaillé dès notre seconde année. En école d’art, nous ne rendions jamais de la bande dessinée pour nos projets, ce n’était que de l’illustration ou du design graphique, ce que fait que la bande dessinée était toujours du travail en plus. Mais comme nous étions prolifiques et que nous travaillions vraiment beaucoup, nous avions — je pense, trois fois plus de travaux que les autres étudiants, et au final nous avions tous les deux de très bonnes notes. Alors nous nous sommes dit — c’est une bonne chose, parce que cela nous permet de demander des bourses. Et en 1992 nous avons tous les deux commencé notre troisième cycle, et c’était la première bourse que nous avons reçue tous les deux. Nous avons pris l’argent, nous avons publié le premier Bitterkomix, et nous n’avons rien utilisé de cet argent pour nos études ou quoi que ce soit pour lequel nous devions l’utiliser.

Xavier Guilbert : Ce qui est assez ironic — en définitive, c’était une subvention du gouvernement pour publier quelque chose qui était terriblement critique de sa politique.

Anton Kannemeyer : (rires) Oui, tout-à-fait. Et nous avons continué à fonctionner comme ça — chaque année, nous recevions une bourse, et chaque année nous publions d’autres Bitterkomix. Nous avons toujours récupéré notre argent sur chacun des numéros, mais nous étions tout juste à l’équilibre — je veux dire, nous n’avons jamais gagné d’argent ou quoi que ce soit.

Xavier Guilbert : Comment avez-vous réussi à le vendre, puisqu’il n’y avait pas de culture de bande dessinée en Afrique du Sud ?

Anton Kannemeyer : C’est certainement comme ça que je suis arrivé à exposer en galerie. Parce que dès le début, nous savions qu’une bande dessinée en noir et blanc n’arriverait pas à vendre. Donc nous avons commencé à publier des sérigraphies avec beaucoup de couleurs, et nous avons essayé de trouver des moyens de les exposer. Et les gens disaient : « wow, je n’ai jamais rien vu de pareil en Afrique du Sud ». Cela nous a donné beaucoup d’occasions d’exposer, et à chaque fois on y proposait de la bande dessinée. Ce qui s’est passé, aussi, c’est que quand nous avons commencé à être connus, beaucoup de nouveaux groupes qui se montaient en Afrique du Sud sont venus nous voir pour que nous fassions des posters pour eux. Nous avons faire beaucoup de posters pour des théâtres et des groupes de rocks et d’autres choses encore. Finalement, ce que l’on faisait, c’était d’avoir une petite exposition, d’avoir un groupe de rock, et puis on lançait la bande dessinée. Cela a fini par être plus une sorte d’évènement culturel. Beaucoup de jeunes venaient — à un moment, je me souviens que l’on a décidé d’un prix d’entrée de (lève les mains) et puis chaque personne recevrait un exemplaire. Nous disions au groupe « jouez mais sans être payés », et nous demandions à l’endroit où nous allions « prêtez-nous la salle gratuitement », puisque c’était le seul moyen pour nous de réussir à couvrir les coûts du magazine. Bien sûr, on s’est fait beaucoup d’amis, tu sais. C’est en gros comme ça que l’on a fait.

Xavier Guilbert : Quel était votre tirage à l’époque ?

Anton Kannemeyer : Nous avons commencé avec mille exemplaires par numéro de Bitterkomix, et je crois qu’à partir du quatrième on est passés à 1500. Ensuite, nous avons fait une série qui s’appelait Gif, ce qui signifie « poison », qui a connu seulement six numéro et un tirage de 1500. C’était aussi nos premières couvertures en couleur. Et nous avons fait les deux Best of Bitterkomix, et pour ceux-là — le premier, je crois que nous en avons fait 4000, et il est épuisé depuis des années. Et le second, c’était 2500 et il en reste encore un peu. Ce qui se passe, c’est que comme on se publiait et on se distribuait nous-mêmes, nous allions aussi dans tous les festivals culturels en Afrique du Sud. Donc il y avait beaucoup de déplacements, forcément, mais cela venait aussi avec une certaine notoriété. Je crois que cinq ans après nos débuts, nos soirées étaient vraiment énormes, et nous avons commencé à dessiner pour un magazine pour adultes en Afrique du Sud. En fait, c’était parce que l’on pouvait publier en couleur pour la première fois, et Georges voulait que — nous étions amis avec l’éditeur, et il était du genre : « super, faites ce que vous voulez ! » et on pouvait vraiment se lâcher. Et il y avait beaucoup de soirée, c’était vraiment une période dingue. Et je pense que ça créait une forme d’énergie.
Je voulais aussi dire que, depuis que j’avais commencé mon troisième cycle, l’école d’art où j’étais m’avais demandé si je voulais enseigner un peu. J’ai alors commencé à enseigner la sérigraphie et l’illustration, ce qui m’a permis de repérer les élèves dont je pensais qu’ils pourraient être bons en bande dessinée. Et eux aussi ont commencé à publier dans Bitterkomix. Au final, nous étions un groupe de dix, peut-être douze personnes — pas forcément tous à dessiner de la bande dessinée, mais un groupe très soudé qui travaillait dans les arts, la musique, la bande dessinée et le reste.

Xavier Guilbert : Qui achetait Bitterkomix ?

Anton Kannemeyer : Je pense que c’est quelque chose qui, pour beaucoup de gens — à l’époque, il n’y avait rien de pareil. Il n’y avait rien qui soit aussi explicite et aussi vulgaire dans la langue. Et beaucoup de gens le prenaient — des blancs anglophones, ou des blancs afrikaaners, qui disaient : « mon Dieu ! je ne savais pas que les Afrikaaners étaient comme ça, je pensais qu’ils étaient tous conservateurs.» Mais oui, c’étaient principalement des blancs qui le lisaient. Mais en réalité, nous n’étions pas en train de prêcher des converties, c’était plus des gens qui le découvraient et qui n’arrivaient pas à croire qu’il y ait quelque chose comme cela qui existe. Je pense que cela a pris de l’ampleur en parallèle avec la scène musicale, qui a connu le même genre d’évolution. Et le théâtre aussi — le théâtre en Afrique du Sud avait une position très agressive à l’égard de l’Apartheid et s’intéressait vraiment aux sujets qui l’entouraient.

Xavier Guilbert : L’Apartheid ayant été levée depuis longtemps, as-tu vu une évolution de votre lectorat ? Bien sûr, les choses n’ont pas changé du jour au lendemain, mais cela fait maintenant plus de 15 ans — y-a-t’il eu l’émergence d’auteurs noirs, et si c’est le cas, ont-ils été intéressés à contribuer à Bitterkomix ?

Anton Kannemeyer : Tout d’abord, une chose au sujet de Bitterkomix, c’est que notre principale cible était l’homme blanc. Tu sais, c’était notre sujet principal : le régime patriarcal et l’homme blanc. Et ce n’est peu être pas si important que ça pour les noirs. Ils peuvent trouver cela intéressant, et il y a beaucoup de noirs qui nous lisent maintenant. Au début, quand les choses ont commencé à changer et que les noirs ont vraiment commencé à aller à l’université ou ce genre de chose, l’art n’était pas le premier domaine où ils voulaient aller. C’était plutôt la dernière chose qu’ils voulaient faire. Il a fallu du temps avant que — je crois qu’il y a un artiste Sud-Africain plutôt connu aujourd’hui qui, très tôt, nous a écrit des lettres et nous disait qu’il appréciait Bitterkomix, il vivait à Soweto et ça nous avait beaucoup surpris. Mais ça change progressivement.
Une autre chose dont je me souviens — j’ai travaillé dans l’éducation depuis longtemps. Et à un moment, en 2001, je travaillais à l’université et l’on avait environ 75 % d’étudiants noire et beaucoup moins de blancs, et en fait, de ce côté, il y a eu beaucoup d’influence. Dans cette université, j’ai fait beaucoup d’ateliers de bande dessinée, j’ai travaillé avec l’Institut Français, on a eu des gens comme Thomas Ott qui sont venus, et il a fait une bande dessinée sur l’Afrique du Sud. Tous ces ateliers et ces influences ont fini par déteindre sur les étudiants, et je dirais qu’aujourd’hui il y a à peu près 50 % de noirs dans l’industrie.
Mais je pense que la plupart des choses qui sont publiées en Afrique du Sud sont très mauvaises, et la raison de cela est que — je veux dire, c’est super que les jeunes aiment la bande dessinée, mais il y a un vrai penchant vers la bande dessinée de genre, et les gens font des héros d’action et d’autres trucs qui simplement ne m’intéressent pas. Et il n’y a pas de personne qui fasse de la bande dessinée politique ou même seulement littéraire dans l’industrie de la bande dessinée. Cela se limite vraiment aux personnes qui ont participé à Bitterkomix, comme Joe Daly, qui était dans trois numéros et qui est un de mes amis ; Karleen de Villiers, qui était une de mes élèves et qui a fait son livre sous ma supervision… J’attends de voir ce qui va se passer, parce que je suis sûr qu’il y aura — il y a quelques auteurs noirs qui font du dessin politique, mais cela reste du dessin politique pour des revues, ce n’est pas vraiment de la bande dessinée. Mais je n’ai rien vu qui me frappe et dont je pense — ça, c’est génial.

Xavier Guilbert : Pour revenir aux premières années de Bitterkomix, tu disais qu’on vous avait encouragés à garder profil bas. Etait-il difficile pour vous de faire imprimer la revue ?

Anton Kannemeyer : Tu sais, en fait, nous sommes sans doute arrivés exactement au bon moment. Parce qu’en 1992, je crois que le premier numéro avait été accueilli très positivement dans la presse, mais nous savions que tous ces gens étaient à gauche. Mais il n’y a pas eu vraiment d’impact, cela n’a pas créé un boom ou quoi que ce soit — pas à ce moment. Notre deuxième numéro de Bitterkomix n’était pas, en ce qui me concerne, un très bon numéro. Et puis le numéro trois était très expérimental, et puis nous avons fait Gif. Et Gif, la bande dessinée « poison », la bande dessinée de sexe, a vraiment été une bombe. Cela a déclenché une réaction telle, et de plus il est sorti en 1994, l’année de la transition, et paru le même mois que les premières élections générales. Quelques mois après, il s’est retrouvé interdit, et interdit, à notre avis, par les gens de l’ancien gouvernement.

Xavier Guilbert : Interdit, vraiment ?

Anton Kannemeyer : Il était interdit, et enlevé des librairies. Ils ne nous ont pas fait de procès, c’était seulement : « cela ne peut plus être vendu ». J’ai aussi exposé de grandes pages tirés de cette revue, en couleur — et cela a déclenché une émeute. C’était incroyable. Beaucoup de gens venaient, beaucoup étaient furieux, ils écrivaient dans la presse, j’ai reçu des lettres de menaces…

Xavier Guilbert : C’était exposé sous le nom de Joe Dog, ou de Kannemeyer ?

Anton Kannemeyer : Hm, je pense qu’à l’époque, c’était Joe Dog. Mais les gens savaient qui j’étais, tu sais. (rire) Parce qu’en fait, l’Afrique du Sud c’est tout petit. Et j’étais dans une ville universitaire, ce n’était pas une grande ville, et j’avais exposé dans la galerie de l’université. Et tu sais, des gens ont écrit au principal de l’université, ils ont écrit au vice-chancelier de l’université, disant — qu’ils devaient me renvoyer. Heureusement, comme toutes les lois avaient changé très rapidement — tu sais, les changements prennent beaucoup de temps pour l’homme de la rue, mais les lois changent très vite. En fait, le responsable de mon département a fini par menacer l’université s’ils continuaient — parce qu’ils essayaient, ils essayaient de se débarrasser de moi — parce que s’ils continuaient, il était prêt à leur faire un procès. C’est à ce moment qu’ils ont laissé tomber, en espérant que les choses finiraient par se calmer.
J’ai fait une deuxième exposition dans une autre ville, à Durban, qui s’appelait « Sex and Sensibility », et j’avais fait une sérigraphie très choquante. Et ce  type entre dans la galerie et recouvre toute la toile à la bombe à peinture. Ça s’est retrouvé dans tous les journaux du dimanche, dans tout le pays, et j’ai à nouveau reçu beaucoup de courrier : « tu es mauvais, tu devrais avoir honte pour ta famille », ce genre de choses. Beaucoup de courrier pour l’université aussi, et je crois que l’université me détestait vraiment à l’époque — mais, tu sais. (rire)
Pour revenir à ta question, les gens qui nous imprimaient généralement acceptaient nos travaux en disant — « ouais, ouais, super, pas de problème », et puis on n’aurait pas de nouvelles pendant un moment, et puis un jour, un coup de téléphone : « venez chercher vos planches, parce qu’on ne va pas toucher ça, c’est pornographique, on a des femmes qui travaillent ici, et… » Au final, on a essuyé cinq refus des imprimeurs et des gens qui faisaient la repro, parce que c’était comme ça que ça fonctionnait à l’époque. Et finalement, on a trouvé un imprimeur, un jeune type qui était du genre : « super ! oui, je vais l’imprimer ! » » et ça a marché.

Xavier Guilbert : Aujourd’hui tu es plus connu comme artiste de galerie, mais dès le début tu as exposé en même temps que tu faisais de la bande dessinée, c’est ça ?

Anton Kannemeyer : A un moment, je me souviens avoir dit à Conrad que j’allais arrêter d’exposer dans des galeries. C’était tellement de boulot. Et quand nous avons commencé à exposer, cela n’amenait pas vraiment de ventes. Ça se limitait à monter les expositions, et puis les démonter, et puis s’occuper des encadrements, et encadrer de nouveau les œuvres, etc. At finalement, ce qui s’est passé, c’est que — nos travaux en couleur ont commencé à se vendre. Les sérigraphies et les tirages que nous faisions ont commencé à se vendre, et ça s’est amplifié. Et nous avons commencé à recevoir des invitations à exposer à l’étranger.
A ce moment, j’étais devenu enseignant à plein temps, et j’essayais de mener de front la bande dessinée, l’organisation de festivals de bande dessinée, les exposition et l’enseignement. Parfois je travaillais jusqu’à minuit, et je me levais à deux heures du matin pour travailler à nouveau. Finalement, j’ai démissionné de l’université parce que je ne pouvais plus — j’ai réalisé que je gagnais suffisamment bien ma vie, et je pensais que je pourrais toujours faire de l’illustration commerciale si nécessaire. Mais ensuite ça a marché, et j’ai reçu beaucoup d’invitations à exposer.

Xavier Guilbert : En même temps, les pages les plus expérimentales que j’ai pu lire dans l’anthologie Bitterkomix fonctionnent bien dans le cadre d’une exposition. Il y a des séries qui fonctionnent aussi bien sur papier qu’au mur. Quand as-tu commencé à travailler autour de l’iconographie propre à Tintin ?

Anton Kannemeyer : J’ai fait un récit — dans Bitterkomix #2 il y a un récit avec Tintin, et puis il y a un raid anti-drogue là où il habite, et ce sont Dupond et Dupont qui font le raid. Mais cela n’a pas été réédité. Donc c’était toujours présent — également dans mes carnets de croquis, j’ai toujours utilisé Tintind dans mes récits. Mais c’est vraiment avec le récit qui, en anglais, s’intitule « Sonny » [« Fiston »] et « Buty » en Afrikaaner, et cela parle de ce jeune garçon qui est violenté sexuellement par son père. Ce récit marquait la première fois où j’employais Tintin, et que je l’utilisais comme moyen de revenir sur mes années avant la puberté, afin de créer une sorte de récit très sombre et désespéré. Et j’ai réalisé, une fois que j’avais terminé ce récit, que comme j’avais été un tel lecteur fanatique de Tintin étant jeune, c’était tout-à-fait naturel pour moi, si je voulais retourner à cet état d’esprit, à ce moment dans le temps et l’espace, d’utiliser Tintin comme medium. Et cela a marché vraiment bien.
Quand j’ai fait « 1974 », qui est un récit ultérieur, c’était exactement la même chose. C’était un rêve que je faisais, un rêve récurrent où j’étais poursuivi par un groupe de noirs. Ce qui est amusait, c’est que quand j’ai commencé à travailler sur l’histoire et que j’en ai parlé à certains de mes amis, ils m’ont dit qu’ils avaient tous des rêves très similaires. Même ma copine, elle aussi avait eu ce rêve où elle était poursuivie par une horde de noirs. Donc ce genre de choses m’a vraiment ramené à mon enfance.

Xavier Guilbert : Tu te réfères principalement à Tintin au Congo, qui est sans aucun doute le plus polémique de la série.

Anton Kannemeyer : Pour moi, Tintin au Congo est une sorte de bible. Il y a tellement de références que je peux utiliser. (rires) C’est comme une bible visuelle pour moi. Mais je pense que c’est un livre problématique, et je sais que si je dis ça beaucoup de Français ne seront pas d’accord avec moi. Je sais qu’il y a tout un tas de — il y a ce procès intenté par un Belge, et … Mais ce que je crois, c’est que — je ne pense pas que ce soit l’un des bons albums, pour moi, c’est plus un récit pour enfants. Et c’est là qu’est le problème pour moi. Parce que si cela avait été destiné à un public adulte, cela aurait beaucoup mieux fonctionné. Mais comme c’est un récit pour enfants, les jeunes enfants voient les stéréotypes et — peut-être pas en France. Mais dans d’autres pays, je pense que les gens peuvent imaginer que ces stéréotypes sont vrais. Et c’est ça, pour moi, le problème. J’ai lu le livre à ma propre fille, quand elle était très jeune, peut-être âgée de deux ans, et à un moment elle me demande : « que fait le singe maintenant ? » Et je lui réponds : « écoute, ce n’est pas vraiment un singe. C’est une personne noire. » Et elle était complètement perdue, elle n’arrivait pas à comprendre : « ce sont des singes ! »
Ce que je crois, c’est que ce genre d’iconographie reste. Même si tu n’est pas raciste, cela peut devenir une sorte de sous-texte qui continue à affirmer qu’il y a une sorte de supériorité. Je pense que c’est un excellent livre pour un enseignant, à amener à l’école pour demander aux enfants : « allons, lisons ce livre aujourd’hui. Regarder les images. Que voyez-vous, qu’en pensez-vous ? » Et de l’utiliser comme base de discussion. Mais le placer dans les rayons d’une librairie, et laisser les enfants le lire par eux-mêmes, et leur dire qu’il est sur le même plan que les autres albums de Tintin – alors que ce n’est pas le cas, c’est différent.

Xavier Guilbert : Tintin en Amérique est assez similaire. C’est un recueil de vignettes, plutôt qu’un grand récit.  A mon avis, ce que tu dis sur le fait que ce serait une bonne base de discussion est d’autant plus vrai quand on considère la place de Tintin et Hergé en tant que référents culturels. Il n’est pas facile de critiquer Hergé, du fait de son statut d’artiste complet, souvent placé sur un piédestal. Ce que je trouve intéressant dans ton travail, c’est que tu utilises cette base, et tu y intègres des valeurs qui sont complètement absentes de l’original. Non seulement l’aspect sexuel, mais on y trouve un personnage qui évidemment te représente, avec la question de l’âge. Tintin ne vieillit pas, mais ton personnage perd ses cheveux. Et cela amène l’ensemble sur un tout autre niveau. Avec l’inversion des races, avec cette question de l’âge, on s’éloigne résolument des enfants, comme tu le signalais.

Anton Kannemeyer : Je suis d’accord. Avec un personnage qui vieillit, il y a plusieurs niveaux, je pense. Tout d’abord, je voulais créer un archétype, ou une sorte de stéréotype de colonialiste. Essayer de créer une contre-figure — ce que serait le blanc ultime, à opposer au personnage noir ultime. Une grande partie de mon travail traite de la question de race, et j’avais donc à créer ces deux pôles. D’autre part, bien sûr, il y a le fait que moi-même je vive en Afrique, et j’ai toujours conscience de ces questions de culpabilité par rapport au passé. Je travaille avec en permanence. A l’université, on se demande souvent : « comment traiter cela ? comment aller de l’avant ? comment incorporer, comment ne pas exclure ? comment changer ? » Ayant grandi dans ce contexte, je me remets tout le temps en question. Enfin, le dernier niveau, c’est moi-même. Sur ce niveau personnel, je suis devenu le Pappa in Afrika ((Note : Ce titre fait bien sûr référence au titre anglais de Tintin au Congo : Tintin in Africa.)), aussi, parce que j’ai des enfants maintenant. Et pour moi, cela ajoute une profondeur et un écho que je n’ai pas encore complètement intégré. Je crois que je peux encore travailler dessus. Bien sûr, je pense que j’ai toujours en tête l’idée de faire une parodie de Tintin au Congo. Ce n’est pas directement une parodie, mais il y en a quelques aspects.

Xavier Guilbert : C’est moins une parodie qu’une satire.

Anton Kannemeyer : Satire, oui. Mais je pense que la parodie est une forme de satire.

Xavier Guilbert : Cela me fait penser à des tableaux comme le « Black Dicks » qui était exposé à Angoulême. Il y a un côté ridicule, tout en étant une représentation humoristique des peurs et des sentiments d’insécurité de l’homme blanc. C’est à ce niveau que tu es proche de la parodie, je pense, mais il y a aussi un aspect politique.

Anton Kannemeyer : Tout-à-fait. Je pense qu’en Afrique du Sud, c’est perçu comme cela. Avec Pappa in Afrika, mon livre le plus récent, il y a eu quelques réactions venant d’une nouvelle classe intellectuelle Africaine, qui le trouve problématique. Il y a eu des débats, parce qu’il y a des gens qui me soutiennent et d’autres qui pensent que mon travail flirte avec le racisme. L’attaque principale qui m’a été faite, c’est un universitaire noir qui a dit récemment que mon utilisation de l’image des noirs est écœurante. Et comme maintenant je critique aussi le nouveau gouvernement noire, cela devient encore plus compliqué. En fait, je ne me limite pas à critiquer l’homme blanc, je critique aussi les abus de pouvoir. Mais des gens sont venus à ma défense, en expliquant qu’auparavant, quand je critiquais l’ancien gouvernement, j’étais un bon gars et ce que je faisais était bien ; mais maintenant que je critique le nouveau gouvernement, je suis un raciste et je ne devrais pas avoir le droit de dire quoi que ce soit contre les noirs. Je pense que c’est complètement absurde. A mon sens, la véritable satire s’attaque toujours au pouvoir. On pose un regard critique sur le pouvoir, et on essaie de le décortiquer. Ce n’est pas quelque chose de simple ou d’évident. J’ai toujours conscience du fait qu’il me faut prendre en compte et lire mon travail sur plusieurs niveaux pour voir — ne suis-je pas, peut-être, en train de faire quelque chose qui pourrait être interprété comme raciste ? Je fais très attention, quand je travaille, à ne pas tomber dans ces pièges. Mais tu sais, peut-être que parfois…

Xavier Guilbert : As-tu eu des retours de Moulinsart ?

Anton Kannemeyer : Non. Mais il y a quelques années, j’ai fait une carte postale, et j’ai reçu une lettre de leur part me demandant d’en arrêter la diffusion. C’était une carte postale qui disait : « Salutations d’Afrique du Sud», avec des noirs en train de lancer des sagaies et Tintin qui s’enfuyait. Je leur ai répondu en leur disant : « écoutez, c’est une parodie, pour moi c’est satirique. » J’ai aussi discuté avec un avocat spécialisé en copyright qui m’a dit : « si tu peux prouver que ça se vend bien parce que c’est une bonne satire, et pas parce que c’est Tintin qui est dessiné, tu gagneras. » Je lui ai répondu : « mais c’est impossible de démontrer ça ! » « Exactement. » (rires) J’ai donc répondu à Moulinsart que j’allais arrêter de diffuser cette carte postale, et j’ai tout enlevé. Je n’ai pas continué la vente, mais avec mon travail le plus récent, j’ai bien conscience de ce problème. Il y a une image qui — nous travaillons sur une édition française en ce moment, et il y a quelques images que j’ai en quelque sorte retirées et modifiées. Pour que ce soit plus, pour les éloigner un peu de Tintin au Congo. Je pense qu’il y a toujours la référence, mais qu’il faut que cela évolue plus pour devenir mon propre travail. Pour revenir à Moulinsart — je n’ai pas eu de réponse, l’éditeur avec lequel je travaille a contacté Casterman, et Casterman avait exprimé de l’intérêt pour publier le livre, mais ils ont ensuite envoyé deux avocats qui ont tout de suite dit : « oh mon Dieu, non… »

Xavier Guilbert : Disons qu’ils seraient dans une drôle de position s’ils publiaient ça.

Anton Kannemeyer : En fait, personne ne sait vraiment. J’étais au salon Art Brussels en 2009, et j’avais de grands dessins, parmi ceux qui sont le plus proche de la parodie : Tintin en pleine relation sexuelle avec des femmes noires, ce genre de chose. Ils étaient au salon, beaucoup de gens les ont vus et en ont parlé. Je n’y étais pas, personnellement, mais certains ont discuté avec mon galériste en lui disant : « écoutez, si vous avez un quelconque problème, du point de vue légal, n’hésitez pas à nous contacter. » C’était un peu bizarre, il y avait beaucoup de soutien de la part des visiteurs. Mais aucun mot de la part des avocats. Je ne sais pas, je pense qu’une fois que ce sera publié en français, il y aura peut-être des réactions.

Xavier Guilbert : Le travail le plus récent que j’ai vu de toi, c’était dans le Monde Diplomatique l’année dernière [2010]. Le hors-série bande dessinée, pour lequel tu avais fait la couverture et une histoire courte. La couverture était très intéressant dans la manière dont elle suggérait beaucoup de choses. L’opposition entre le personnage de Pappa assis à l’intérieur, en train de lire — une activité intellectuelle ; et le personnage noir dehors, en train de travailler dans le jardin. Et puis tous les jouets éparpillés, le ballon en symbole de la Coupe du Monde de Football, les poupées cassées, l’armée, les camions-citerne… en fait, tous les signes du pouvoir au pied de l’homme blanc. Est-ce que cette image est toujours d’actualité ? Tu parlais de critiquer le nouveau gouvernement, dont, de ce que j’en sais, la composition raciale est plus équilibrée…

Anton Kannemeyer : C’est toujours complètement d’actualité. Mon changement d’approche — il y a probablement deux parties dans mon travail. L’une est celle que j’appelle l’Alphabet of Democracy, qui représente en tout et pour tour 85 travaux qui traitent spécifiquement de la politique Sud-Africaine. Et puis il y a l’autre partie, qui est plus proche de travaux comme Pappa in Afrika, et qui a beaucoup à voir avec mon intérêt pour l’Afrique. J’ai voyagé dans différents pays du continent, je suis allé en Angola, au Mozambique, en Namibie bien sûr, et j’étais au Congo l’année dernière avec Appollo. Quand j’étais à l’école, on apprenait principalement l’histoire Européenne. On étudiait l’histoire Sud-Africaine d’un point de vue très global, et puis on étudiait l’histoire Européenne. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à lire des choses sur l’histoire Africaine. En particulier durant le vingtième siècle. Et c’est fascinant, parce que je n’en connaissais quasiment rien. Donc ce n’est pas seulement l’Afrique du Sud, c’est plus large pour moi. Je pense que ce qui est arrivé dans d’autres pays d’Afrique ne cesse de se reproduire. Il se passe quelque chose au Congo — le Congo est en fait un très bon exemple des mêmes choses qui se produisent partout.

Xavier Guilbert : Donc quelque chose qui avait commencé en traitant particulièrement de l’Afrique du Sud s’est transformé en quelque chose de plus large qui traite de colonialisme. Peut-être aussi de son héritage…

Anton Kannemeyer : Oui, tout-à-fait. Cette image dont tu parlais, cette couverture [de Pappa in Africa], pourrait tout-à-fait évoquer l’héritage de l’Apartheid. Ce n’est pas le cas, mais j’ai lu un type qui disait que l’héritage de l’Apartheid avait sans doute à voir avec ce que le Roi Léopold avait laissé derrière lui : c’est-à-dire, violer et piller, et emporter autant que possible et garder tout pour soi.
Si tu regardes les choses, l’Afrique du Sud n’a pas de pétrole, contrairement à l’Angola. Et l’Afrique du Sud s’est souvent retrouvée à intervenir en Angola. Il y a eu la Guerre de la Frontière, et l’Afrique du Sud soutenait UNITA, qui combattait le MPLA, qui était au pouvoir en Angola[1]. Récemment, ils ont découvert qu’il y a plus de pétrole en Angola qu’au Nigéria. Ce qui veut dire que — maintenant, les Américains y sont. Quand je suis descendu de l’avion, il n’y avait que Halliburton, Texaco, toutes ces compagnies américaines. Et ces types arrivent et disparaissent dans une pièce spéciale, ils ne passent pas par la douane, rien de tout ça. On sait tous ce qui se passe en Angola. La majeure partie du pétrole est sous la mer. Principalement c’est dans province du Nord, qui en réalité ne fait pas partie de l’Angola, mais est simplement occupée par l’Angola. Et les pétroliers vont directement aux Etats-Unis. Ils ne débarquent même pas en Angola. En Angola, si tu veux de l’essence pour ta voiture, tu dois faire la queue. Et tu peux facilement attendre une heure. L’Angola n’a pas d’essence — ils doivent acheter leur essences aux Etats-Unis, à un prix très élevé. Les gens là-bas sont si pauvres — j’ai vu des enfants se baigner dans l’eau des caniveaux. Un mois après mon séjour, il y a eu une épidémie de choléra.
Alors on peut se dire que maintenant, les choses ont changé. Mais c’est toujours la même chose qui se produit. L’exploitation.

Xavier Guilbert : Oui, comme au Libéria avec le caoutchouc et Firestone. Ou la Zambie avec le cuivre.

Anton Kannemeyer : Dans certains pays comme, je crois, le Bostwana, ça se passe bien, ils s’en sortent. Ils ont découvert des diamants dans le pays. Et le pays est en train d’investir dans lui-même à nouveau. Je dois dire que le Congo était assez encourageant à voir. Les Chinois construisent des routes partout. Tout le monde construit, mais ce sont les Chinois qui rétablissent les infrastructures. En réalité, ce serait à la Belgique de le faire. (rire)
Ce qui se passe avec Pappa in Afrika, on peut le considérer très superficiellement. Pour moi, ce n’est qu’une partie d’une histoire beaucoup plus grande. Ce que je trouve intéressant, c’est que je trouve ces images très drôles, et j’en fait des histoires courtes et des commentaires, et je les juxtapose avec des dessins plus réalistes. Quelque chose qui donne une perspective plus profonde, qui toujours remettre le lecteur en question et ne devienne pas seulement un style ou un seul propos.

Xavier Guilbert : Donc en gros, tu as trouvé la limite de cette satire, et tu sens le besoin d’y ajouter une nouvelle dimension, d’autres perspectives, pour qu’elle prenne plus de sens ?

Anton Kannemeyer : Par ailleurs, avec le livre, ce qui est dommage et qui peut-être m’apparaîtra plus dans le futur, c’est que l’on n’a pas le sens de la taille des œuvres. Quand on est devant une peinture, elle fait deux mètres sur deux, c’est quelque chose. Cela résonne, cela te submerge en quelque sorte. Dans le livre, c’est réduit à de petits gags.

Xavier Guilbert : Egalement, la manière dont on considère une peinture est très différent du regard que l’on pose sur une case ou une page. Devant une peinture, il y a cette idée d’un message à saisir. Devant une case, elle s’intègre dans une composition plus grande, et on ne passe pas autant de temps à essayer de la comprendre. Quand Pappa in Africa sera-t-il publié en français ?

Anton Kannemeyer : Ils l’ont prévu pour juin de l’année prochaine [2012]. Il faut que je voie ce que le graphiste en a fait. Parce que le livre sera différent de sa version anglaise. Et il y a beaucoup de me travaux qui vont être ajoutés au livre. Et avec cette nouvelle exposition, il y a des images qui ne sont pas dedans, mais que peut-être nous rajouterons et nous enlèverons quelques anciennes. Il y avait cette idée de combiner Pappa in Afrika avec la Democracy, mais plus j’y pense, et moins ça me semble fonctionner. Parce que ce sont deux choses très différentes. Mais on verra ce à quoi le livre ressemblera. Je suis assez enthousiaste. Je sais que ce n’est plus de la bande dessinée, c’est devenu autre chose.

Xavier Guilbert : A la lumière de cette conversation, j’ai l’impression que c’était quelque chose depuis le départ. Il se trouve seulement que la bande dessinée s’est retrouvée à en faire partie.

Anton Kannemeyer : Oui, oui. Je pense que tu as raison. C’est basé sur une bande dessinée, c’est le point de départ. (rires)

[Entretien réalisé à Pierre Feuille Ciseaux #3, le 7 octobre 2011.]

Notes

  1. La guerre de la frontière de l’Afrique du Sud désigne le conflit qui se déroula de 1966 à fin 1988 dans le Sud-Ouest africain (de nos jours la Namibie) et l’Angola entre l’Afrique du Sud et ses alliés (principalement l’UNITA — Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola) d’une part et, de l’autre, le gouvernement de l’Angola (dirigé par le MPLA, le Mouvement populaire de libération de l’Angola), la SWAPO (South-West African People’s Organisation, en français Organisation du peuple du sud-ouest africain, syndicat namibien de tendance marxiste, devenu mouvement indépendantiste armé puis parti politique une fois l’indépendance acquise) et leurs alliés, principalement l’URSS et Cuba.
Entretien par en septembre 2012