Benoît Jacques

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Auteur singulier par bien des aspects (qu’il s’agisse de son œuvre ou de son mode d’édition), Benoît Jacques a signé avec L ce qui reste sans aucun doute l’un des livres importants de l’année 2010. Sous le soleil de Bastia, la rencontre s’est déroulée simplement, dans un échange qui laissé l’interviewer chargé d’émotion — en espérant qu’elle transparaisse dans cette retranscription.

Xavier Guilbert Durant le Festival de Bastia cette année, tu fais l’objet d’une exposition qui tourne autour d’un livre — d’un gros livre, qui s’intitule «L», qui est paru l’année dernière à L’Association — et le thème de l’exposition dans laquelle il figure est l’idée du «livre impossible». Je voudrais avec toi prendre ce livre comme fil rouge, partir de ce livre et essayer de voir où la discussion nous amène. Et peut-être commencer avec cette idée de «livre impossible» — est-ce que cela représente bien ce livre pour toi ?

Benoît Jacques Déjà, ça me plait beaucoup de «partir» de ce livre. J’ai envie de partir de ce livre. [A l’assistance] Si vous saviez comme j’ai envie de partir de ce livre… c’est d’ailleurs très impressionnant pour moi de me retrouver à en parler, puisque l’idée c’était de ne plus en parler. En cela c’est peut-être effectivement un livre qui a quelque chose d’impossible, c’est un objet dont je cherche plutôt à me débarrasser qu’à porter. Il a été beaucoup question, dans l’avènement de ce livre, de ne plus «porter». A l’origine, ce n’était d’ailleurs pas du tout un travail qui est né avec en arrière-plan l’idée d’en faire un livre. C’était plutôt un territoire où j’ai eu besoin d’exprimer des choses que je n’arrivais pas à exprimer autrement, et il s’est trouvé au bout d’un temps assez long, un peu plus de deux ans, un tas de dessins, comme ça, jetés de manière très violente sur le papier. J’ai alors compris qu’il fallait que j’aille au bout de la démarche de m’en débarrasser et le publier c’était m’en débarrasser.

XG C’est quelque chose qui est mentionné — c’est un livre qui est entièrement muet, et donc comme toujours dans les livres entièrement muets, ce qui est intéressant de regarder, c’est le péri-texte : le choix du titre, qui est assez énigmatique, avec cette seule lettre que l’on peut interpréter de manières différentes, et puis il y a le texte en introduction dont je vais lire un extrait, qui reprend ce que tu viens d’évoquer :
«Un jaillissement de dessins à la plume et à l’encre de chine, crachés, grattés, noircis, raturés, jetés sur le papier sans schéma ou esquisses préalables a été l’un des territoires où se sont exprimés dans le désordre angoisse, chagrin, colère, confusion, douleur, deuil et fantasmes.
Les mots, qui avaient fait leur apparition dès les premières pages, ont étés rapidement et volontairement masqués pour noyer l’encombrant flot de paroles sous un déluge de traits.»

Pourquoi les mots étaient-ils gênants par rapport à ce travail ?

BJ Alors, la première chose c’est que tu parles de livre muet. En fait, je crois que c’est un livre incroyablement sonore, et qu’on peut percevoir presque comme une sorte de hurlement. Effectivement, il n’y a pas de mots, mais une chose qui me surprend beaucoup, c’est que les gens qui l’abordent me parlent d’un livre qu’on lit, et pas d’un livre qu’on regarde. Tout le monde me dit : «je suis en train de le lire, j’ai fini de le lire, je l’ai lu, etc.» Ça, c’est très intéressant, effectivement, à partir du moment où il n’y a pas de mots, mais il y a quelque chose à lire, et je pense quelque chose à entendre. Et c’est peut-être, pour répondre à cette idée de pourquoi j’ai enlevé les mots, c’est peut-être parce que justement, les mots sont trop ou pas assez. Dans ce genre de langage, le langage des mots nous semble sonner faux. Du moins, il m’est apparu comme faux, à moment donné. Parce que ça a commencé sous forme de journal intime, si l’on veut, où j’exprimais vraiment dans le désordre tout un tas d’émotion, et effectivement, au démarrage, il est question de mots, que j’ai par la suite raturés parce qu’ils me semblaient — pas correspondre. Soit ils charriaient une forme d’indécence en disant trop, et je ne souhaitais pas en dire trop, ou je souhaitais en tous cas pas dire les choses comme ça ; soit être complètement en-deçà des émotions traversées.
Il faut peut-être simplement expliquer, parce que très gentiment tu donnais cette clé de démarrage… à partir du moment où j’ai décidé d’en faire un livre, je n’ai pas voulu — j’ai pensé qu’il ne fallait pas que ce soit un tas de dessins reliés, il fallait donner une clé. A partir du moment où je le mettais dans le monde, par respect pour ceux qui allaient le découvrir, il fallait d’après moi donner une clé, et j’ai essayer de donner cette clé sous la forme de ce petit texte au début, mais dont tu n’as pas dit les deux premières phrases, mais ce n’est pas grave du tout.
Il s’agit en fait d’une rupture. J’ai vécu une rupture amoureuse très très douloureuse, et ce livre en est un petit peu le — comment dire ? C’est le moment de mon passage à travers cette rupture, voilà. Et il me semblait indispensable d’au moins donner cette clé-là, pour que la lecture du livre, effectivement, ne soit pas sans objet. Qu’il puisse y avoir, pour le lecteur, pour le regardeur, cette possibilité d’approcher ça avec cette clé en tête.

XG Oui, et juste pour compléter, en plus de ce texte, il y a aussi deux extraits. L’un du Robinson Crusoë de Daniel Defoe, et l’autre de Michel Tournier avec Vendredi ou les limbes du Pacifique.

BJ Oui, alors ça c’est… de nouveau, j’espère que ça n’apparaît pas comme une espèce de caprice, ou — comment dire ? de pirouette littéraire. C’est simplement qu’il est question de tout un tas de choses que nous rencontrons tous dans nos existences, et dont un des éléments, d’après moi, absolument central, c’est le grand thème de notre solitude d’humain. Et il s’est trouvé que pendant ce passage, j’ai lu d’une part Robinson Crusoë que je n’avais jamais lu, et que j’ai trouvé absolument extraordinaire. Roman éminemment psychanalytique par plein de points de vue, et donc très riche en symboles, et évidemment avec cette très forte symbolique de la solitude, cette solitude de Robinson. Et puis avec un aspect très noir, quand même : même si l’histoire de Robinson Crusoë en elle-même se termine plutôt bien dans le roman, on sent bien que les thèmes abordés par Defoë sont quand même ceux de la solitude des hommes.
Et puis, en contrepoint par rapport à ça, je voulais (à partir du moment où je donnais deux petites citations), je voulais simplement montrer qu’il y avait quand même, au travers de toute cette tempête, cette tourmente (il est beaucoup question d’analogies à des choses maritimes, dans ce livre) de donner l’idée qu’il y a quand même au bout de tout ça beaucoup de lumière aussi. Et alors là, j’ai relu — parce que je l’avais lu étant jeune, et pour moi c’était très intéressant de relire à ce moment-là ce livre de Michel Tournier qui est absolument remarquable également, qui est sa réinterprétation de l’histoire de Robinson Crusoë, et qui est, pour moi, elle, une vision pleine d’espoir, pleine de vie, pleine de choses positives. Donc je voulais par rapport à ce livre qui peut apparaître très noir, exprimer l’idée que — oui, la noirceur, les descentes dans nos profondeurs intérieures qui peuvent être très sombres sont aussi toujours suivies de remontées vers la lumière.

XG On retrouve cela dans le livre : il est divisé en neuf parties qui sont numérotées avec des chiffres romains — comme un Chemin de Croix. Il y a aussi, dans la temporalité de ces différentes parties, puisqu’elles sont toutes datées, une urgence très forte sur la première période, puisqu’elle est dessinée en l’espace de quinze jours, entre le 9 et le 23 novembre 2007. Et plus on va, plus elles s’allongent. On a une couverture quasi ininterrompue de la première à la sixième période, et puis ensuite, il y a des périodes où le livre ne va plus être présent : les périodes s’espacent, par exemple entre la huitième et la neuvième il y a un mois de battement. Cette urgence se dilue progressivement.

BJ C’est tout-à-fait vrai, et il y a tout un tas de raisons à ça. Effectivement, dans un premier temps, il y a l’urgence, parce que c’est (de nouveau, je vais faire une analogie aux histoires de la mer) l’urgence du naufrage. Le bateau coule, au secours, au secours, où sont les bouées, où est-ce que je peux trouver un canot de sauvetage ? Donc effectivement, il y a une très grande sensation d’urgence, les émotions me dépassent, je ne sais pas quoi en faire, bon Dieu aidez-moi.
Et puis, après (et je pense que c’est un phénomène que l’on rencontre tous dans les moments difficiles), il y a presque quelque chose d’un peu compulsif, surtout par rapport au dessin, à se rabattre sur un lieu où on va vider son sac en permanence. Et on sait tous très bien que vider son sac, ça n’a qu’un temps. On peut vider son sac indéfiniment, on peut ressasser à l’infini, et c’est ce pourquoi ce n’est pas facile pour moi de parler de ce livre maintenant : en le faisant, je ressasse. Et donc, du coup, j’ai volontairement, par moments, tenu à m’éloigner de ce travail, parce que je sentais que ce n’était pas bon, j’étais à trop ressasser… Finalement, il y a une forme de complaisance dans le chagrin, dans la difficulté, où l’on se regarde un petit peu trop souffrir. Et on aurait presque une forme de jouissance un petit peu perverse, comme ça : on se roule dans sa douleur, regardez comme je suis malheureux, mais enfin, regardez, vous ne voyez pas, ou quoi ? (rire)
Donc c’était très important pour moi de me tenir à l’écart, par moments, et c’est pour cela qu’il y a effectivement comme tu dis, il y a des moments où j’ai simplement arrêté. Alors heureusement, je n’ai pas fait que ça pendant tout ce temps. J’avais d’autres choses bien pratiques — il fallait que je reste dans ma vie de travail, et j’ai donc continué d’autres choses aussi, ça explique les interruptions.

XG Je voudrais encore m’arrêter sur ces frontispices — déjà, tu parlais de la disparition du texte. Ce qui est intéressant, c’est que sur ceux qui sont exposés, le texte reste visible, même s’il a été recouvert d’encre. Donc il y a cette sorte d’archéologie de la création, et puis il y a aussi une chose qui est marquante par rapport à ce que tu disais de la lumière au bout du tunnel : pour les huit premiers frontispices, ils s’organisent autour d’une case noire au centre, avec la date et une flèche qui descend. Alors que pour le dernier, qui dans l’exposition est dans une position centrale, la case centrale est blanche, et la flèche est orientée vers le haut. Et c’est bien sûr celui qui marque peut-être la délivrance, une forme de libération, la figure du cheval qu’on pourrait psychanalyser (ou pas) — ce n’est pas l’objectif ici, le divan n’est pas assez long. (rires) La dernière partie à mon sens est en écho du texte liminaire qui a été écrit au même moment, et il y a vraiment cette idée de libération et de séparation de ce qui précède.

BJ Oui, bien sûr, tout-à-fait. Il y a l’idée de la remontée, quand même.

XG Sinon, on a ici une bonne partie de ta production, qui est sortie pour la plupart chez Benoît Jacques Books — avec une approche d’artisan et de livre d’art. Par contre, ce livre est sorti à L’Association, peut-être pour des raisons logistique, puisque c’est (par les dimensions) le livre le plus grand que tu aies fait, mais la véritable raison — c’était important pour toi d’avoir un éditeur, de ne pas l’éditer toi-même ?

BJ Oui, c’était absolument inimaginable — bon, alors peut-être pour expliquer aux gens qui ne le savent pas, c’est vrai que depuis longtemps, je mène une aventure d’auto-édition de mes livres, et il se trouve que je fonctionne comme ça. Et sauf quelques exceptions, je n’ai pas fonctionné avec des maisons d’éditions. J’ai toujours publié mes livres moi-même, assurant l’ensemble à la fois de leur création, de leur production, de leur distribution et de leur diffusion. Donc c’est un peu particulier, et évidemment dans le cadre d’un livre aussi spécial et aussi décalé et aussi peu dans la ligne du reste, j’ai envie de dire, même s’il est absolument dans cette ligne en même temps, c’était inimaginable — mais vraiment — que je fasse ce travail de me débarrasser de cette chose pour alors ensuite me retrouver à aller voir des libraires et leur dire : «regardez ce que je viens de publier». C’aurait été d’une incohérence folle, et j’ai envie de dire, ç’aurait été d’un nombrilisme tel qu’il fallait qu’après — je ne sais pas ce que j’aurais dû faire après. (rire)
Donc c’est vrai que ma chance magnifique là-dedans, c’est d’avoir pu le publier grâce au concours de Jean-Christophe Menu et de l’Association, parce que je ne pense pas qu’il y aurait eu un autre éditeur en France à même de faire ça comme Jean-Christophe l’a fait, c’est-à-dire avec un respect total à la fois de mon travail en tant que créateur de livre, et un respect total du contenu de ce livre. Il n’y a absolument (c’est la merveille de Jean-Christophe, je trouve), il n’y a aucune considération de commerce derrière son implication dans la publication de ce livre, et dans le monde actuel où le commerce envahit absolument tous les espaces de nos vies, c’est suffisamment remarquable pour être souligné ici.

XG Justement, pour revenir encore sur ce projet, tu disais qu’au départ, c’est juste un exutoire, et puis il y a un moment où on se dit qu’on ne va pas laisser ça comme un tas de dessins — à partir de quel moment cela devient un livre ? C’est un projet qui s’inscrit dans la durée, à partir de quel moment ce projet va peut-être inéluctablement devoir devenir un livre ? A partir de quel moment te dis-tu qu’il faudra que tu t’en sépares sous forme d’un livre ?

BJ C’est longtemps — enfin, longtemps après. C’est-à-dire que j’ai terminé les dessins — j’ai eu la sensation que j’avais vidé mon sac, que je n’avais plus rien à dire autour de ça, que — voilà, j’avais dit ce qu’il fallait que je dise dans ce travail. C’était en septembre 2009, et le livre est sorti au mois de juin [2010], c’est-à-dire qu’il y a eu quelques mois où je me suis dit : bon, ben qu’est-ce que je fais de ça ? Et puis, comme je le disais tout-à-l’heure, j’ai réalisé qu’il fallait que je m’en débarrasse vraiment, et c’est à partir de ce moment que la décision de le publier s’est prise, voilà — mais c’est après. Parce que pendant un moment, je me suis dit : bon, ben voilà, c’est fait, qu’est-ce que je fais de ça ? je brûle, je jette, je détruis ? Ce n’aurait pas été une mauvaise solution non plus, d’une certaine manière… Après, il a des infiltrations de l’ego de l’artiste qui reviennent de manière très insidieuse se faufiler là-dedans, et probablement qu’il y a une part de ça qui est responsable de la publication aussi. Il faut accepter de le voir, ça.

XG En même temps, il y a une conscience du récit qui est présente très tôt. Je parlais des frontispices — je suis retourné à la galerie ce matin pour vérifier, il n’y en a que deux qui sont datés sur les neuf, mais les deux qui le sont correspondent à une période immédiatement après la réalisation de la partie qu’ils introduisent. Cela se retrouve aussi pour certaines planches qui ne sont pas dans l’ordre chronologique et s’insèrent plus tôt dans le récit. Donc il y a déjà à ce moment-là, dans le flux de la réalisation, la conscience du récit qui est fait, même si ce n’est pas encore un livre.

BJ Oui, mais ça, c’est autre chose, et c’est super que tu me demandes ça. Je pense que ce qui se passe, c’est que la sensation que j’ai eue, c’est d’une explosion de la personnalité. C’est vraiment le sentiment de — qu’est-ce qui m’arrive ? je pensais être une personne, et je sens que cette personne est en mille morceaux. Et quand je parlais d’agripper tout ce qu’on peut trouver comme bouée de secours — et des bouées de secours heureusement il y en a, et parmi elles, entre autres, les amis occupent une place absolument prépondérante. Le fait de pouvoir parler, justement, vider son sac auprès des amis, c’est important. Et on reconnaît beaucoup de ses amis à ces moments-là, évidemment. Mais dans cette sensation d’éclatement de la personnalité, j’ai pensé : il faut que je me restructure. On dit, et les termes ne sont pas innocents : il faut se recentrer, se recadrer, etc. Et pour moi, créer un cadre (tous ces dessins sont entourés d’un cadre, sauf le tout dernier), c’est vraiment ça.
Et si tu veux, il y a aussi la sensation qu’il y a un processus qui est en route à l’intérieur que l’on n’arrive pas à bien identifier, mais on sent bien que l’on passe par des étapes. De nouveau, c’est très fort comme la mer, on sent qu’il y a des vagues, qu’il y a des moments où on se calme, les choses vont mieux, on se sent plus apaisé. Et puis subitement, on ne sait pas pourquoi, on est ré-assailli par une vague de chagrin, d’inquiétude, d’angoisse, etc. Et cette sensation de pas bien comprendre qui on est dans ces moments, m’a donné très fort la sensation qu’il fallait qu’au travers de ces dessins, je recrée (même artificiellement) un cadre, et que j’identifie des étapes. Et donc ces pages intercalaires, qui rythment le flot de ce récit, elles sont aussi liées à ça. C’est-à-dire : là, j’ai l’impression que j’ai fini cette étape-là, ou que j’en suis là.
C’est aussi très fortement lié au temps. A moment donné j’ai fait une très grosse bêtise, je suis parti, j’ai loué une petite maison en Bretagne au mois de mars. C’était pas une bonne idée. [rires de l’assistance] Sur la presqu’île de Lezardieux, qui est un endroit absolument désert, les seules gens que l’on croise là-bas sont sur une mobylette en train d’affronter le crachin qui leur vient dans la figure, toutes les crêperies sont fermées — enfin bref, c’est absolument pas le bon lieu pour aller essayer de se recentrer. Mais enfin, c’est ce que j’ai fait. Et mon gîte était au milieu de champs de choux-fleurs, et ça puait le chou-fleur. [rires de l’assistance] Enfin, c’était absolument épouvantable, et j’ai senti très fort que ce moment-là — bon, je vous raconte cette anecdote parce que c’est identifiable dans le livre, c’est très «Breton» ce moment. J’ai senti fortement cette sensation de descente intérieure. Voilà, je l’ai identifiée, et dans les pages du livre, c’est un bloc, ça forme un bloc.

XG Ça veut dire aussi que c’est un livre que tu relisais ? Tu relisais les parties terminées, ou est-ce que c’était quelque chose, une fois que c’était sorti, que tu mettais de côté ?

BJ Non, je ne relisais pas, mais par contre, c’était un peu comme un talisman magique. J’avais tout le temps le paquet de dessins avec moi. Il ne m’a pas quitté. D’ailleurs, ça m’amène à expliquer aussi que, je pense que c’est assez évident, ce n’est absolument pas dans mon esprit une bande dessinée. La bande dessinée est un mode d’expression que je trouve absolument passionnant et fascinant, mais c’est néanmoins un mode d’expression excessivement codé, avec tout un tas d’outillages qui sont indispensables à son bon fonctionnement, et qui font que bien souvent, c’est très préparé. Or, dans le cas de ce livre, une des choses formidables pour moi, dans ce qu’il m’a poussé dans mes retranchements au niveau de la création qui me préoccupait depuis longtemps, c’est qu’il n’y a absolument pas de préparation. Il n’y a aucune scénarisation, évidemment — puisque l’idée, c’est que je me mettais face à une page blanche, et que je ne savais pas ce qui allait sortir. Et ce n’était pas dans l’idée de «je vais continuer ce que j’ai dessiné hier ou avant-hier». Parfois, c’était ça parce que j’étais dans une mécanique particulière : «je suis en train de dire quelque chose». On le sent fort quand on le lit, je crois. Il y a des ruptures. Parfois on est dans un univers, et on ne comprend pas très bien quel est le rapport avec les deux pages qui précèdent… c’est comme ça. Comme je disais, c’est craché.

June Dans L, je n’ai pas pu m’empêcher d’interpréter le griffonnage comme de la malice, une manière d’interpeller le lecteur, de pas lui transmettre un message facile. Même en situation de crise, ça me semblait fou que cet auteur préfère partager ce livre avec son lectorat en essayant de le titiller… et je trouvais intéressant que tu aies choisi d’enlever le texte parce que tu le trouvais superflu.

BJ L’humour est un ingrédient absolument capital dans l’existence, et c’est sûr que j’en fais usage depuis longtemps. Et dans ce moment-là, il est intervenu — d’ailleurs, ceux qui liront attentivement verront qu’il y a, vers la fin, une évocation de Tintin par l’intermédiaire des Dupond et Dupont qui sont en train de pomper. Par contre, cette histoire du texte, ça ne s’est pas fait à un moment où j’avais cette distance-là, ça ne s’est surtout pas fait à un moment où j’anticipais qu’il y aurait un lectorat quelconque. C’est vraiment moi — je ne voulais plus voir ces mots. Je ne voulais plus les voir.
Alors bon, après, on peut vraiment aller très loin dans les espèces d’analyses de qu’est-ce que le langage représente ? qu’est-ce que le langage ? L’analyse existe pour ça aussi, les histoires de langage. Mais c’est sûr que l’humour — oui, l’espièglerie, oui. Peut-être que le coup espiègle que je fais à cette histoire maintenant, c’est d’en parler. Je sens bien qu’il y a cette dimension-là, et c’est une dimension essentielle à la vie. Quand on perd ça, c’est fini. Si l’humour disparaît, il faut qu’on arrête tout. (rire) Il faut savoir en rire aussi.

XG Il y a un entretien de Jean-Christophe Menu avec toi dans L’Eprouvette n°2, qui commence par cette question du fait que tu ne te définis pas comme auteur de bande dessinée, que tu ne fais pas de la bande dessinée. Ou du moins, que tu identifies la bande dessinée comme quelque chose de différent. Il y a une chose amusante, c’est lorsque l’on t’a demandé de faire des planches, tu as pris le parti de faire des dessins sur du bois. Tu as beaucoup expérimenté, à la fois en terme de formats, qui vont du flip-book aux livres pour enfants et à des choses plus grandes encore, mais aussi en terme de support — donc le bois de cagettes, mais aussi des emballages ou de la broderie.

BJ C’est vrai que j’ai développé ces choses, je ne sais pas trop pourquoi — probablement parce que je ne suis pas capable d’une concentration très longue sur quoi que ce soit. Je suis très éclectique dans ma manière de fonctionner. J’ai aussi un besoin de constamment passer d’une chose à l’autre, et ça ne concerne pas seulement les affaires de dessin et d’image, mais je vis comme ça. Je sors, je bêche un peu mon jardin, je rentre, je fais un peu à bouffer, et puis je vais m’occuper d’un truc qui n’a absolument rien à voir, et puis je vais dessiner pendant un quart d’heure-vingt minutes, et puis tout d’un coup je pense à un autre projet, etc.
D’ailleurs, ça fait partie des choses que j’essaye de changer — j’essaye de me soigner, dans la mesure où par moments c’est bien, et par moments ce n’est pas bien du tout de fonctionner comme ça. J’essaye d’apprendre à me mettre dans une tâche et de l’accomplir du début à la fin. C’est pas un mauvais truc. (rire) C’est un peu tard pour m’y mettre, mais mieux vaut tard que jamais. Mais c’est vrai que j’ai une manière de fonctionner très éclatée, et c’est vrai que je suis aussi excessivement rétif au niveau des affaires de création à tout ce qui a à voir avec l’étiquetage.
Comme je le disais tout-à-l’heure, je suis absolument affolé de ce monde obsédé d’argent, où tout est régi par des règles de commerce, et ce sont, d’après moi, essentiellement ces règles-là qui font que les gens se collent sur le dos l’étiquette de «créateur de bande dessinée», «peintre», «graveur», «illustrateur jeunesse»… Finalement, ce sont autant d’étiquettes que d’emprisonnements. On peut considérer le monde en ne tenant pas compte de ça. Et je pense d’ailleurs que nous tous, autant que nous sommes, nous ne tenons pas compte de ça. On tient compte de ce qui nous émeut et nous touche, sans se dire «ah ben non, moi la bande dessinée ça ne m’intéresse pas, je ne vais pas regarder». Non, on ne fonctionne absolument pas comme ça.
Et c’est tellement vrai que dans le domaine du livre de jeunesse (que je connais un peu puisque ça fait partie des étiquettes qu’on me colle parfois sur le dos, et que je ne suis pas sûr de bien comprendre ou en tous cas qui m’agace furieusement), non seulement on a déjà cette étiquette «livre de jeunesse», alors que l’on sait bien qu’il y a tout un tas de grands-mères qui achètent des livres soit-disant pour les petits, mais en fait elles les achètent pour elles parce qu’elles aiment ce qu’elles achètent. Et l’étape d’après, c’est les histoires de tranche d’âge. C’est pas suffisant qu’on ait déjà fait une case pour la jeunesse, on fait après une case pour les «3 à 5 ans», les «6 à 8 ans» ou que sais-je encore.
C’est un petit peu la responsabilité des gens qui s’intéressent à la création que de résister à ça. Non pas de manière idiote, mais si tu veux, de se dire que finalement, la création c’est une espèce de territoire absolument ouvert qui nous appartient à tous, dans lequel on a tous le droit de se manifester — pour soi-même ou publiquement, peu importe, mais on a tous ce droit-là. Et que si on commence à pénétrer ce territoire avec l’idée de «je vais aller seulement dans le couloir bande dessinée», et bien ça donne pas beaucoup d’occasions d’exprimer grand-chose. Et je trouve du coup que quand on se dit «créateur», on a une responsabilité à ne pas s’étiqueter trop vite. Moi, je veux le voir comme ça. Alors, peut-être que ça veut dire que je ne suis pas très bon dans rien, mais — je m’en fous, en fait, de ça. Ce qui compte, c’est simplement que ça reste ouvert. C’est la même chose quand je dis que j’aime cuisiner — j’ai pas envie de me dire : «oui, mais moi, je suis Belge, je ne vais cuisiner que des frites». [rires de l’assistance]

XG Par rapport à ça, le fait de maîtriser l’ensemble du processus de création et de production de tes livres, c’est quelque chose qui te vient naturellement…

BJ Et bien non seulement c’est important, mais là évidemment, tu es en train de réveiller tous mes chevaux de bataille. Un livre, ce n’est pas juste du texte et (quand c’est un livre avec des images) des images qui sont mis dans un livre. Un livre, c’est un objet. C’est un objet absolument incroyable — il aura fallu des milliers d’années pour que le génie humain mette au point cet objet absolument extraordinaire, qui fait intervenir tout un tas de savoirs extraordinaires : l’invention du papier, l’invention de l’imprimerie, des inventions fabuleuses qu’on se permet d’oublier. On oublie que c’est un objet absolument magique.
C’est d’ailleurs pour ça que je n’ai aucune crainte par rapport à l’avènement du livre électronique. C’est une autre magie, et les magies peuvent coexister les unes avec les autres. Je ne peux pas approcher cet objet en me disant que ça ne fait pas un tout. L’odeur de l’encre, le format, le choix du papier, la qualité typographique, etc. ont autant d’importance pour moi que ce que je vais mettre dedans comme histoire, comme dessins, comme images.
Ça fait de moi quelqu’un de difficile quant à la possibilité de travailler avec des maisons d’éditions, parce que dès qu’on me confronte avec des contingences économiques, ça m’agace.Vous l’avez sûrement remarqué, beaucoup des livres ont ce qu’on appelle un pelliculage mat sur la couverture, parce que ça aide à ce que ça se détériore moins vite. Ça se détériore souvent vite parce qu’on n’en prend pas soin. Mais le pelliculage, c’est du plastique. Pour moi, mettre du plastique sur un livre, c’est très dommage. C’est pas très intéressant, c’est pas très respectueux du papier. Tu vois, c’est… voilà.

XG Une chose qui m’a marqué dans ce que j’ai pu lire parmi tes livres, c’est l’aspect ludique. En dehors de L, qui est effectivement un livre à part dans ta production, il y a un aspect de jeu dans les choses. Que ce soit dans Nul en calcul ou dans La nuit du visiteur, il y a une sorte de petite astuce, de jeu vis-à-vis des attentes du lecteur. Ou dans Comique Strip qui utilise des coupures de vieux journaux, avec un aspect de récupération, ou encore les flip-books. C’est quelque chose d’important quand tu abordes un nouveau projet ?

BJ Oui. Si tu veux, je suis en maternelle depuis — depuis que j’étais en maternelle, j’ai pas vraiment quitté. Je pense d’ailleurs que ce n’est pas par hasard, c’est le moment où on est hors du jugement. Quand les enfants sont en maternelle, il y a cette condescendance des adultes : «ils griffonnent, c’est pas du dessin vraiment tout ça». Ce que les enfants font en maternelle, regardez, c’est gentil. Les choses se compliquent à partir de l’école primaire, où le jugement nous tombe dessus et on se met tous à dessiner des maisons en carré, avec des fenêtres qui ont une croix au milieu, et il y a toujours la cheminée qui fume, il y a toujours un arbre, et les feuilles c’est toujours vert, et le tronc c’est toujours brun.
Mais en réalité, plus on avance dans la vie plus on s’éloigne de tout ce qui est vrai. La capacité de jeu des petits enfants, c’est toute leur force créative qui est là. Et je pense que mon chemin, c’est une espèce de tentative de récupération de cette force-là. Ça ne veut pas dire de me comporter comme un bébé, évidemment, j’assume mon âge d’adulte. Mais c’est simplement vouloir retrouver cette fraîcheur-là, cette capacité de travailler en dehors d’un esprit de jugement («c’est bien», «c’est mal»). C’est affolant quand on est adulte, qu’on soit tous à dire à propos du dessin : moi je sais dessiner, moi je ne sais pas dessiner. Alors qu’une vraie réflexion sur ce que voudraient dire ces mots de «savoir» nous mènerait tout de suite à l’idée qu’on sait tous dessiner. On sait tous tenir un crayon dans sa main.
Pour moi, le gribouillage du petit enfant qui découvre cette chose extraordinaire, qui peut empoigner un outil et se mettre à tourner en cercle dans les vieux albums de Tintin de son papa en détruisant le patrimoine familial par le même coup, il est plus dans le dessin, la réalité du dessin (c’est-à-dire le plaisir du dessin) là, que quelques années plus tard quand il tremblotte parce que la maîtresse est en train de lui dire : «mais non, c’est pas comme ça qu’on dessine une maison ! enfin, tu dessines mal ! tu ne sais pas dessiner !» Et vous avez vu tous comme on est figé par ça, on est affolé par ça, et on est réduit par ça. Je pense. C’est sûr que cette dimension du jeu, c’est pour moi le chemin pour retourner vers une espèce de fraîcheur, comme je le disais. Cette fraîcheur-là, cette grâce-là. Et c’est dur. C’est difficile.

XG Et pour boucler la boucle par rapport à L, ce livre à part. Est-ce que ça a été facile de retrouver la fraîcheur après ? Est-ce que L a vraiment été complètement un exutoire et une manière de tourner les pages ? Depuis L, est-ce que tu es revenu à ce genre d’approche ludique, ou est-ce que ça a changé ta manière d’aborder le dessin ?

BJ Alors, depuis L, j’ai envie de dire, je suis un peu dans la merde. [rires de l’assistance] Parce que je ne sais pas très bien où je vais après ça. On peut très fort associer ça avec l’idée d’une plongée en apnée dans un lieu particulier. Bon, ben là, je suis peut-être remonté à la surface, et je respire. Quand on reprend son souffle, on ne se remet à travailler tout de suite, c’est pas vraiment une bonne idée. J’ai le sentiment d’être dans un moment comme ça, et j’essaye d’être calme par rapport à ça, parce que c’est aussi très étonnant comme on est toujours tenu à une sorte de frénésie de la production. Et je veux me calmer, me détacher par rapport à ça
Mais c’est sûr que la grande découverte par rapport à ce travail-là en particulier, c’est vraiment l’idée que à un moment-donné, il faut lâcher prise avec l’obsession de la perfection, l’obsession de trop vouloir préparer les choses. Et bon, ça c’est évidemment peut-être lié à mon tempérament : cultiver une forme de spontanéité. Et cette spontanéité-là ne s’obtient que par la pratique régulière. On sent bien tous dans toutes nos activités aux uns et aux autres, que quand on abandonne une activité pendant un temps (les musiciens savent ça mieux que n’importe qui d’autre), on dit qu’on est un peu rouillé. Il faut un moment pour qu’on se redétende.
Et donc, oui, quand je dis que je suis un peu dans la merde, je suis conscient que j’ai été très loin dans quelque chose, et que c’est pas quelque chose à refaire, c’est aussi pour moi un tournant à angle droit. J’expliquais aussi que ce «L», c’est aussi le changement de direction le plus radical que l’on puisse faire — ç’aurait été un «I», ç’aurait voulu dire que je continuais la même route tout droit, et un «U», je revenais sur mes pas. C’est un grand changement, un changement qui se verra dans ce que je ferai dorénavant. Ça peut vouloir dire que je change complètement, je n’en sais rien. C’est le mystère.

Sinon, derrière ce «L», il y a évidemment l’idée des ailes — des ailes qu’on a tous plus ou moins dans le dos, et que l’on brûle parfois à certaines occasions, mais heureusement ça a l’air de repousser. Il y a le principe féminin, «elle». Et puis, au niveau numérique, c’est cinquante en chiffre romain. Tous les clichés peuvent être énoncés, et heureusement il ne faut jamais perdre de vue que ce ne sont que des clichés — la crise de la cinquantaine, tous ces trucs-là. Ce ne sont pas des clichés par hasard non plus, cela correspond à des réalités de nos vies.

XG Par rapport à tout cela — le livre existe, le livre est exposé, on en voit des piles dans les librairies. Ça aussi, c’est quelque chose dont tu sens peut-être le besoin de — est-ce que le livre doit aussi lui-même couler et disparaître d’une certaine manière ? Tu disais au début que voilà, le fait d’en reparler, ça te fait le ressasser. Y-a-t’il besoin de mettre jusqu’au livre physique à l’écart ?

BJ Oui, je le pense très fort. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles j’avais émis le souhait (et c’est je pense assez réussi — enfin, c’est ce que je voulais qu’il se passe), c’est que le livre soit très mou, soit dans un papier relativement de mauvaise qualité, qu’à la limite il s’autodétruise au bout d’un temps. Comme un journal, à un moment donné, il s’effiloche, il s’abîme, que ce livre-là puisse — oui, recouler à un moment donné, au fond de la mer.

[Entretien réalisé en public durant le festival «BD à Bastia», le 2 avril 2011.]

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Entretien par en avril 2011