Emmanuel Guibert

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Deuxième partie de cet entretien avec Emmanuel Guibert, où l'on évoquera dessin et destin, narration et rencontres, coïncidences et découvertes. Et toujours, quelque part, en compagnie d'Alan.

XAVIER GUILBERT : J’ai l’impression aussi que sur tes livres — pour revenir sur Alan, mais je pense que c’est valable aussi pour Didier — jusqu’à ton propre langage de bande dessinée a évolué à leur contact. Si on prend les premiers tomes de la Guerre d’Alan, tu as un gaufrier presque « sfarien » de trois cases sur deux, et petit à petit tu t’en extrais. Jusqu’à Martha et Alan où il n’y a plus rien — il n’y a plus que la page, ce sont même des doubles pages. Peut-être pour s’adapter à la Californie… Et puis la couleur qui revient, que j’associe également à la Californie, puisque c’est aussi ainsi que s’ouvre l’Enfance, avec ce road trip sur la Route 1.

EMMANUEL GUIBERT : Il faut dire que non seulement il est bon de réfléchir à une forme singulière pour un individu auquel on s’intéresse, mais dès lors que l’on commence à raconter plusieurs épisodes de la vie de cet individu, on se rend compte qu’il n’a pas été le même homme à ces différents moments, et que là aussi on peut introduire des formes différentes pour parler d’une seule et même personne. C’est sans fin. Ça conduit à envisager les différents livres en se disant : là, j’aborde une période qui va requérir un certain type de découpage, un certain type de narration, qui forcément doit être un peu différent de ce que j’ai fait précédemment. Comment ? En quoi ? Donc on s’installe, on se gratte un peu l’occiput, on sort une feuille de papier, et on commence à, petit à petit, chercher. C’est une phase prodigieusement intéressante, qui fait de notre métier un très beau métier. On est plein d’un récit, et on se dit : je dois créer un petit artefact, qui va permettre à tout ce savoir, toute cette rêverie, toutes ces images, de s’organiser. Mais il faut qu’elles le fassent d’une façon pleinement efficace, c’est-à-dire, en l’occurrence pour ces livres, ressemblant à son sujet. Je veux que ces livres continuent à lui ressembler, quand bien même il n’est plus là pour les viser. Je veux qu’il soit content du travail fini. Donc un des bonheurs de ce boulot, aussi, c’est de continuer à entretenir une conversation avec quelqu’un qui est mort il y a de nombreuses années, en faisant confiance au fait que les échanges qu’on a eus avec lui ont été tellement suivis, profonds et affectueux, qu’on peut continuer à faire des images en ayant confiance que… on est sur la bonne voie, que ce qu’on fait lui aurait plu, que ce qu’on fait correspond et convient au récit qu’il nous a légué. Et ensuite, donc, les préoccupations deviennent purement et simplement techniques, si l’on peut dire — enfin, une technique qui est toute entière affectée au sens, évidemment, qu’on veut donner à tout ça. Mais ça consiste à dire, en effet, quelle sera la taille des images, où est-ce que je vais placer la calligraphie, est-ce qu’il y aura de la couleur ou pas ? La pagination, l’épaisseur — enfin, toutes ces questions, et à toutes ces questions il faut apporter des réponses. Et ça, c’est passionnant. Et je dois dire que plus j’avance en âge, plus ça m’intéresse. Je me suis rendu compte, notamment déjà beaucoup en faisant l’Enfance, à quel point, par exemple, le placement du texte à l’intérieur des pages était devenu une problématique pour moi toujours plus stimulante. Je me rends compte que l’effet que l’on obtient sur un lecteur, par un simple alinéa, par le détachement d’un paragraphe, par l’insertion d’une image entre deux paragraphes, par le renvoi d’un mot au dos d’une page, etc. Tout cela, c’est un jeu d’un grand intérêt, parce que c’est un jeu qui est dispensateur d’émotion.

XAVIER GUILBERT : Je trouve que dans l’Enfance d’Alan, tu embrasses la page blanche.

EMMANUEL GUIBERT : Goulûment, à pleine bouche.

XAVIER GUILBERT : Ca correspond également à l’enfant qui construit sa vision du monde, à la mécanique du souvenir qui part d’un détail… Quelque chose qui est très présent dans l’Enfance, et qu’on ne retrouve pas dans Martha et Alan.

EMMANUEL GUIBERT : Alors, tu viens de faire remarquer que L’Enfance commence par de la couleur. En fait, La Guerre se finit par de la couleur — vous verrez qu’il y a trois pages à la fin de ce livre qui sont en couleur. C’est très simple, en fait : ça accrédite une sorte de parenthèse temporelle qui fait que, on commence par une vision du présent, dans l’Enfance, qui est celle de ces autoroutes péri- ou inter-urbaines des abords de Los Angeles, et… pendant qu’on les parcourt (parce qu’on est en vision subjectives, vous pourriez être en train de conduire), on entend déjà un discours qui s’installe, et qui consiste à nous parler de cette région, non pas au présent qu’on est en train de parcourir, mais au passé, quand il y avait encore des vergers de citronniers autour de Santa Barbara. Et puis cette évocation du passé nous mène à y entrer, tout simplement. Il y a un moment, en effet, où la perspective s’interrompt, c’est la double-page qui précède celle de l’enfant, ce sont des cactus. En fait, on a parcouru une perspective pendant des pages et des pages, qui sont peut-être des kilomètres et des kilomètres, et on se heurte à un mur végétal en l’occurrence, et ce sont les cactus des Huntington Gardens à Pasadena. C’est un rideau, puisque la perspective fait place à quelque chose de vertical, et on franchit ce rideau, et là on entre dans le passé. Et de la même manière, à la fin de la Guerre qui sera donc — bien que ç’ait été le premier livre, c’est en fait le dernier du cycle. On sort du passé, et pour trois pages, on réintègre le présent (qui n’en est d’ailleurs déjà plus un, mais je ne le dis pas dans le livre), mais je prend la main du lecteur à la fin du cycle, et je le mène à l’endroit où nos conversations se sont tenues. Donc les trois dernières pages, elles représentent le jardin et le chalet d’Alan sur l’Île de Ré, à un kilomètre de Saint-Martin de Ré, là où il avait son jardin, près de sa maison de ville. Et ce petit chalet, voilà — alors là, c’est la plage des Prises, où on allait se baigner tous les deux — et donc, c’est la signature du retour au présent, et j’assoie à la fin le lecteur à la place que j’occupais quand je l’écoutais. Voilà.

(réagissant à quelqu’un dans l’assistance qui demandait s’il pouvait avoir une dédicace, avant de devoir partir) Il se trouve que depuis quelques temps, j’ai décidé de cesser de dessiner dans les livres. Auparavant, je faisais des dédicaces, comme tout un chacun, et puis pour toutes sortes de raisons, je me suis dit que c’était — qu’il fallait tourner la page, c’est le cas de le dire, et faire autrement. Raison pour laquelle j’ai proposé, à leurs risques et périls, aux libraires que je suis allé voir ces derniers temps, de faire des rencontres. C’est-à-dire, de pouvoir consacrer du temps non pas à voir les personnes une par une, et à s’adresser à leur nombril tout en dessinant dans les livres, mais à s’asseoir en cercle, si l’on est suffisamment pour constituer un cercle, et de passer un peu de temps à faire connaissance, à discuter, et à répondre par hypothèse, à des questions qu’on ne se pose pas en règle générale dans une séance de signature traditionnelle. J’arrive au bout de mon cycle, parce que j’ai fait, je ne sais pas, sept ou huit librairies ces dernières semaines, à raison d’une par semaine, à peu près. Je dois dire que… au début, le premier libraire qui m’a reçu était un peu inquiet. Notamment de la réaction de certains lecteurs qui seraient très désireux d’avoir ce petit dessin, et… et en fait, ça s’est remarquablement bien passé, cette petite histoire, parce qu’on a passé des heures très différentes, évidemment, d’une librairie à l’autre et d’un public à l’autre — et en même temps pas tant que ça. J’ai fait des formules différentes : j’ai lu, j’ai récité, j’ai joué de la musique… qu’est-ce que j’ai fait encore ? Je n’en sais rien… j’ai improvisé comme je le fais ce soir. Ce soir, je savais qu’il y aurait un jeu de questions-réponses entre toi et moi, et c’est d’ailleurs — vous êtes les seuls [au Divan] à avoir pris cette option.

CHARLINE (DU DIVAN) : C’est important les rencontres, aussi. En effet, c’est sympa d’avoir des dédicaces de temps en temps, mais aussi d’avoir le pourquoi du comment, le processus, c’est quand même assez pertinent.

EMMANUEL GUIBERT : Voilà. Et puis moi, je veux continuer d’aller en librairie, parce que je trouve que c’est indispensable. On vit les uns par les autres, et c’est bien de se connaître, c’est bien de se fréquenter, c’est bien de… bon, moi je passe ma vie dans les librairies, de toute façon. Mais en effet, j’ai constaté dans ces différents rendez-vous qui ont eu lieu ces mois derniers, qu’en plus, la façon dont la vie contemporaine nous secoue, là, depuis quelque temps, et elle va continuer à le faire et je le crains, toujours plus, fait qu’on a un besoin, je trouve, beaucoup plus fort qu’avant de se réchauffer un peu les uns les autres, de se tenir compagnie, d’essayer de se dire des choses non conventionnelles, un peu en dehors de nos sentiers battus habituels, de profiter de ces rencontres pour se confier un peu les uns aux autres, pour saisir la perche d’un livre pour éventuellement échanger et aller dans la conversation, Dieu sait où. Je trouve que c’est un besoin.
Je ne sais pas si vous avez fait comme moi, mais j’ai beaucoup réexaminé depuis deux ans maintenant, des choses qui étaient des habitudes parfois un peu machinales, en me disant que je serais bien inspiré, en fait, dans chacune des circonstances de ma vie, de faire vraiment des choses qui me paraissent intéressantes, incarnées, et que par exemple, si je venais en librairie, et que si j’avais la chance que un, deux, trois, quatre lecteurs veuillent bien se présenter, de profiter pour leur présence, vraiment, pour qu’on se parle. Vraiment, pour qu’on ait l’impression de rentrer chez nous, en ayant passé un moment vivant, dont la procédure n’est pas pré-écrite, où on ne sait pas ce qui va se passer, et où on espère en tous cas que on se sera dit certaines choses qui auront résonné en nous, qui nous auront un peu touché.

Alors, j’ai beaucoup couru aujourd’hui. Je suis allé un peu à droite et à gauche, et j’ai fait des choses qui m’intéressent. Est sorti au mois de septembre, en même temps que Martha et Alan, un livre qui n’est pas de moi, mais j’ai œuvré à la réédition de ce livre. Parce que je trouvais injuste que ce livre ne soit plus disponible, et donc ça me prend de temps en temps, je vais frapper à la porte d’un éditeur, et je lui dis : « ce livre n’existe plus, est-ce que tu ne trouverais pas, est-ce que vous ne trouveriez pas que ce serait une bonne idée de le rééditer ? » Ca marche plus ou moins bien, des fois je poireaute, je fais antichambre — mais je suis généralement assez opiniâtre, et sur ce bouquin-là, j’étais vraiment décidé à ne pas lâcher le morceau, et même si l’éditeur qui a fini par le publier ne l’avait pas fait, je serais allé voir un autre éditeur, jusqu’à ce que j’arrive à mes fins. Le livre en question s’appelle L’homme qui a sauvé Londres, il est paru aux éditions des Arènes, et il met en lumière quelques années de la vie d’un monsieur qui s’appelait Michel Hollard, qui est un homme qui a accompli les exploits les plus étonnants et décisifs pendant la Seconde Guerre Mondiale, et dont le nom est totalement méconnu. C’est un livre qu’on m’a mis entre les mains il y a quelques années — une quinzaine d’années. C’est un ami qui m’a convoqué, un jour. J’étais en Normandie, précisément, à ce moment-là, à Dieppe. Il m’a fait venir au Café des Tribunaux, que vous connaissez peut-être, qui est le café historique de Dieppe. Il était assis à la terrasse, il pleuvait ce jour-là, donc il était sous l’auvent, et il m’a mis entre les mains ce livre qui s’appelle L’homme qui a sauvé Londres. Il m’a dit : « je voudrais que tu lises ce livre, et je pense que quand tu l’auras lu, tu auras envie de faire pour cet homme ce que tu fais pour d’autres. » Alors je lui dis : « tu fais sans doute allusion au travail que je fais pour Alan, et j’imagine que tu attends de moi que je fasse une biographie, que je tire une biographie en bande dessinée du livre que tu es en train de me confier. » Il me dit oui. Je lui dis : « comme malheureusement tu viens de me dire que ce monsieur n’existe plus, je peux d’ores et déjà te dire que je ne ferai pas ce travail, parce que ma veine biographique ne concerne que des gens qui m’ont confié eux-mêmes leur témoignage, et la confiance qui va avec pour que j’en fasse quelque chose. Donc je ne pourrai pas faire quelque chose sur ce monsieur, parce qu’aussi extraordinaire soit-il, je ne l’ai pas connu. » Il me dit : « écoute, lis d’abord, et tu verras. » Donc je suis rentré chez moi, j’ai lu ce livre très vite, parce qu’il s’engloutit, en n’en croyant pas mes yeux. Et j’ai remercié très fort le lendemain cet ami de m’avoir mis ce livre entre les mains. Je lui ai confirmé que je ne ferais pas ce qu’il attendait de moi, mais qu’en tous cas, de ce jour, je ressentais une telle gratitude pour celui qui était le sujet de ce livre, que de toute façon je me dépatouillerais pour en faire quelque chose.

La première chose qui est arrivée, et qui est amusante, c’est que j’ai remis ce livre, quelques semaines après, à un copain anglais qui est un enfant de la guerre. C’est-à-dire qu’il avait sept ou huit ans au moment du Blitz, il habitait Londres, mais ses parents l’avaient envoyé, comme beaucoup de petits anglais, chez des grands-parents d’adoption à la campagne, qui mettaient ces enfants à l’abri de ces bombardements. Donc il y avait des ribambelles d’enfants dans les fermes, dix, quinze, dont ces gens-là s’occupaient en attendant que le ciel s’éclaircisse et qu’ils puissent rentrer à Londres. Quand mon copain est rentré à Londres, c’était après le débarquement. Tout le monde était très optimiste sur la fin de la guerre, à telle enseigne que sa mère a décidé de l’emmener pique-niquer, ce petit garçon avec sa petite sœur, sur les hauteurs de Londres avec un panier de fraises et une nappe à carreaux. Quand ils sont arrivés dans ce lieu elle a déployé la nappe à carreaux, elle a sorti les fraises, et à ce moment-là ils ont entendu un son que les Londoniens étaient formés à reconnaître : ce son, cela faisait quelque chose du genre « doug doug doug doug doug », et c’est ce qu’on appelait un V1, qui était donc les premiers missiles de l’histoire, en fait, les premiers avions sans pilote. Cette mère s’est jetée sur son fils et sa petite fille. Alors, ces V1 étaient conçus de la manière suivante : on les lançait, et ils étaient programmés pour suivre une certaine trajectoire, et leur moteur était coupé au bout d’un certain kilométrage. Et à l’endroit où le moteur était coupé, le V1 piquait du nez et explosait. Toute précision, du genre de celle que paraît-il on peut obtenir aujourd’hui était interdite à l’époque, mais quand on visait une agglomération comme Londres, on était certain de l’atteindre. Mon ami a donc entendu une énorme déflagration, et quand il s’est relevé, la maison qui était en contrebas n’existait plus, et vraisemblablement les gens qui étaient dedans non plus. Il a été traumatisé à vie par cette histoire. Or, l’histoire de Michel Hollard dont je vous parle, c’est celle de la découverte des rampes de lancement de V1 sur la côte normande par cet homme et par les membres du réseau qu’il avait mis en place ; les 98 passages clandestins que cet homme a fait en Suisse, pour aller porter le relevé des emplacements de ces rampes de lancement aux legations anglaises à Berne d’abord, et à Lausanne ensuite ; les bombardements par la RAF qui ont permis aux Anglais de venir à bout de la plupart de ces rampes de lancement, raison pour laquelle Michel Hollard a sauvé Londres — parce que si Hitler avait pu envoyer les dizaines de milliers de V1 qu’il avait prévu d’envoyer sur l’Angleterre, Portsmouth, Plymouth et Londres auraient été totalement rayés de la carte. Et donc Jed, puisque c’est le nom de mon copain anglais, a décidé que ce Michel Hollard lui avait sauvé la vie. Et c’est lui qui, il avait 67 ou 68 ans à l’époque, s’est lancé dans sa première bande dessinée — il n’en avait jamais fait auparavant. Il a mis dix ans à en accoucher, elle est parue en Angleterre, elle s’appelle (en français dans le texte) Le train de Michel, et elle raconte donc l’épopée de Michel Hollard pendant la Seconde Guerre Mondiale. Donc l’une des premières retombées de ma lecture, ça a été que ça n’est pas moi qui ai fait cette bande dessinée, mais elle a été faite par un vieux copain qui est maintenant plus qu’octogénaire, et qui a mené son travail à bien.

La deuxième retombée, c’est que, dans des circonstances très exactement comme celles d’aujourd’hui, j’étais dans une librairie du quartier Montparnasse qui s’appelle L’œil écoute, que vous connaissez, et je signais un livre. Une dame vient vers moi, et elle me dit : « Monsieur, j’ai eu un manuscrit accepté aux Editions Gallimard, et j’aimerais que vous l’illustriez. J’aime bien vos livres, je voudrais que vous fassiez des images pour moi. » Et je lui ai dit : « Madame, malheureusement, je ne travaille pas à la commande, je ne fais que des travaux personnels. Et je n’ai pas le temps d’y insérer des travaux de commande. » Elle était déçue, elle m’a dit : « Est-ce que vous accepteriez au moins de lire mon manuscrit, pour me conseiller un confrère ou une consœur qui pourrait faire ce travail à votre place ? Parce que moi, c’est vous que je voulais, et je ne connais pas bien le reste, et… » Alors je lui dis, « Si vous voulez, confiez-moi votre manuscrit, je le lirai et si ça éveille une idée, je vous la communiquerai, ou j’en parlerai à des amis. » Elle sort son manuscrit, et je vois sur la couverture, il est marqué son nom : Agnès Hollard. Et instantanément, je lui dis : « seriez-vous de la famille du grand résistant, Michel Hollard ? » Cette femme était debout devant moi, et instantanément, comme si je l’avais ébouillantée, elle fond en larmes. Et elle me dit : « C’était mon grand-père, comment le connaissez-vous ? » Alors je lui raconte ce que je viens de vous raconter : mon ami, le livre, etc. On devient instantanément amis. On ne se connaissait pas cinq minutes auparavant, mais tout de suite évidemment, cet immense patrimoine — le sien, et un peu le mien, puisque depuis que j’ai lu ce livre, encore une fois, je suis non pas obsédé mais habité par son grand-père. C’est un homme auquel je pense très souvent. Quand on a lu ce livre, face à certaines difficultés de l’existence qui se posent à nous, on pense à lui. On pense à ce qu’il a fait — d’abord, cela re-proportionne beaucoup ce qui nous arrive, souvent, et puis on pense à la leçon essentielle de son comportement pendant ce conflit, c’est-à-dire l’opiniâtreté, le courage, l’esprit de décision… et donc, grâce à elle, j’accède à un certain nombre de sources documentaires, elle m’ouvre des archives familiales, je découvre plein de choses.
Je suis contacté quelques temps après par l’imagerie Pellerin, à Epinal, qui existe toujours, et qui fabriquait les bonnes vieilles images d’Epinal. Les images d’Epinal existent depuis le XVIIIe siècle, et ce sont des images qui circulaient dans toute l’Europe, pour y colporter soit des petites histoires pour les enfants (des contes, des fables), ou alors des faits historiques, auquel cas elles pouvaient être utilisées par les instituteurs ou les professeurs. C’était une sorte de bande dessinée qui permettait par exemple aux gens qui ne savaient pas lire, de se voir racontés image à l’appui des faits historiques. Si je vous en montrais, vous verriez à quoi ça ressemble, elles sont assez significatives, elles sont traitées au pochoir, avec des couleurs très vives, souvent. Bref. Je reçois cette commande, et je me dis : tiens, comme les images d’Epinal étaient conçues pour raconter l’Histoire, peut-être que je pourrais profiter de cette commande qui m’est faite pour parler de Michel. D’autant que je traînais depuis quelques temps une espèce d’intuition que je n’arrivais à mettre sur pied : je m’étais dit, je vais essayer d’aller passer un été dans le Jura, aux endroits où il traversait clandestinement cette frontière, à chaque fois au péril de sa vie (parce que c’était l’une des frontières les plus gardées de la Seconde Guerre Mondiale), et je vais réaliser 98 pochades, c’est-à-dire autant de pochades qu’il a passé de fois cette frontière, pour constituer une sorte de module d’exposition qui pourrait ensuite circuler, et éveiller les gens sur lui et son histoire, et susciter éventuellement la curiosité. Mais bon, c’était difficile à faire dans la mesure où… d’abord, 98 peintures, je ne sais pas si j’en aurais eu raison en un été, d’autant qu’il y a des peintures que j’aime faire vite et puis il y en a d’autres sur lesquelles j’aime un peu m’appesantir, donc je me disais : ça va être très difficile de jauger ce rythme, 98 c’est beaucoup… Par ailleurs, j’ai épousé une Sicilienne, et je me disais que lui faire passer un été dans le Jura, ça risque d’être difficile. Donc, j’ai saisi l’opportunité qui m’était offerte à travers cette image d’Epinal, de caser cette idée si j’ose dire, et j’ai fait 98 petits dessins, là aussi disposés en gaufrier (49 d’un côté et 49 de l’autre), qui représentent Michel Hollard sur les flancs du Jura, en train de cheminer vers cette frontière, de la passer, de cheminer en Suisse de l’autre côté pour aller porter ses documents. J’ai choisi ces moments-là parce que je me suis dit : pendant trois ans, cet homme, à ses risques et périls, à ses propres frais, en laissant femme et enfants dans des conditions évidemment d’angoisse et d’incertitude terribles, a marché, marché, marché, sans désemparer, sans jamais laisser tomber… et je me disais, dans ces moments où il était seul, il a dû à la fois — évidemment, il était constamment en danger, ou presque constamment, donc, je me disais qu’il a du aussi parfois avoir dans la nature, des chocs esthétiques, ou peut-être ressenti un réconfort d’un rayon de soleil ou quelque chose comme ça. Il a du aussi énormément gamberger, parce que quand on se balade, c’est souvent le moment où la pensée… bref. Ce sont ces moments-là que j’ai choisis d’illustrer.

Et donc, j’ai fait ces 98 petits dessins, que j’ai assortis d’un pavé de texte dans lequel j’ai essayé de synthétiser son action, et puis d’un deuxième pavé dans lequel j’ai regroupé un maximum de noms de gens de son réseau. Tous ceux que j’ai pu retrouver. Parmi eux, il y avait le poète Robert Desnos, qui était membre du réseau AGIR. Cette image d’Epinal est parue. Elle a donné lieu à un ou deux articles de presse dans la région, là-bas, dans les Vosges, et une dame s’est manifestée dont le père était membre de ce réseau, mais comme je n’avais pas son nom, je n’avais pas pu le mettre dans l’image. Je lui ai adressé Agnès Hollard, donc la petite-fille de Michel, et entre fille et petite-fille de membres du réseau, elles ont échangé énormément d’informations. Le fils de cette dame s’est lui-même remis à faire des recherches sur son grand-père, cela a ré-instillé une sorte de curiosité dans cette famille. Est venue ensuite une commande émanant de Libération qui me proposait deux pages à l’occasion du Festival d’Angoulême, et je leur ai dit : « j’ai ces 98 dessins, j’aimerais que vous les passiez parce que ça attirera l’attention sur l’homme qui mérite qu’on sache ce qu’il a fait. » Donc je les ai un peu modifiées par rapport à la parution en images d’Epinal (avec des couleurs différentes, etc.), et c’est paru. Là, ce sont Patrick de Saint Exupéry et Laurent Beccaria, qui dirigent les éditions des Arènes et qui président aux destinées de la revue XXI qui m’ont contacté en me disant : « tu as consacré une double-page à un gars qu’on connaît pas, c’est extraordinaire ce qu’il a fait… » Alors je leur dis : « Oui, si vous voulez en savoir plus, je vous prêterai volontiers le livre de mon ami Robert de Bosmelet. » Donc je leur ai porté ce bouquin, ils l’ont lu. Ils m’ont appelé en disant : « Oui, en effet, incroyable… » Je leur ai dit : « Comme vous avez l’air convaincus, republiez-le. » J’ai mis quatre ans à obtenir qu’ils le republient, en leur tenant les pieds au chaud régulièrement, en leur écrivant, etc. Ce qui a peut-être contribué à enlever la décision et à précipiter les choses, c’est qu’un jour Agnès, la petite-fille de Michel Hollard donc, m’envoie sous forme de scan une lettre écrite par son grand-père en 1939, et à cette lettre, elle avait adjoint un scan de l’enveloppe qui la contenait. Et à l’époque, en 1939, ce qu’on met plus volontiers maintenant au dos des enveloppes, c’est-à-dire l’adresse de l’expéditeur, était au-dessus de l’adresse du destinataire, sur la face de l’enveloppe. Je constate alors, éberlué, que Laurent Beccaria qui dirige les éditions des Arènes habite l’immeuble qu’habitait Michel Hollard, et même vraisemblablement l’appartement. J’écris ça à Laurent Beccaria en lui disant : « Là, tu ne peux plus reculer, parce que c’était ou ton voisin, ou ton prédécesseur. » Voilà. Et le livre est paru. Et aujourd’hui, pour la première fois, j’ai rencontré les deux fils de cet homme. Parce que je connaissais Agnès depuis des années, mais je n’avais encore pas rencontré Florian et Vincent qui sont tous les deux largement octogénaires et qui étaient ses deux fils.

XAVIER GUILBERT : Est-ce que tu crois au destin ? Quand tu racontes ces différentes rencontres, comme pour celle d’Alan, qui a influencé ce qu’on peut appeler ton « grand œuvre », dont tu dis qu’il y a encore deux livres, et plusieurs autres encore à venir[1]. Il y a là une série de coïncidences aussi incroyables que miraculeuses. Ensuite, il est vrai que tu essaies de pousser le destin un peu plus…

EMMANUEL GUIBERT : Mais, tu sais, de deux choses l’une, je crois : les coïncidences sont notre pain partagé à tous. On a tous dans nos vies des moments troublants où on vacille un peu, parce qu’on se dit : en effet, on est tenté de lire comme une sorte de signe scénaristique quelque chose qui nous arrive, parce que ça nous paraît extraordinaire. Mais, souvent, nos vies sont ainsi faites que soit on a à peine le temps d’y prêter attention, et on les oublie dès lors qu’elles sont advenues, soit menant une vie heurtée pour toutes sortes de raisons, on est rendu insensible et aveugle à ce genre de choses. Mais si on pratique un métier comme le mien, en se disant : mais au fond, mon métier n’est qu’un alibi pour prendre le temps de vivre, si j’ose dire, de regarder autour de soi, de converser en profondeur avec certaines personnes (c’est-à-dire de passer énormément de temps avec elles pour le plaisir de le faire, parce que ce sont des gens avec lesquels je me sens bien). A ce moment-là, l’effet de coïncidence devient quelque chose de presque naturel, parce que le monde est petit, comme on dit. On s’en rend compte, à ce moment-là. De la même manière que — tu as peut-être fait cette expérience à certains moments de ta vie — si tu t’assois à un certain endroit, cet endroit devient si j’ose dire le centre du monde, tout simplement parce que tu y es. Et fusse le milieu du désert, tu t’aviseras qu’il se met à se passer des choses, non pas tant parce qu’elles arriveraient de manière médiumnique, fantastique ou extraordinaire, mais parce que tout simplement, étant assis, tu as le temps de t’aviser que ces choses arrivent. Tout d’un coup, tu les vois, alors que précédemment, à cause de la marche, à cause de la distraction, d’un travail dans lequel tu étais lancé, des sollicitations de ton entourage, etc. tu ne les voyais pas. Donc les quelques personnes qui ont le temps dans leur existence, et ça peut être… souvent, là, j’apporte ça aux gens : là, je les assois, et si l’âge en même temps, ne les a pas totalement sclérosés, racornis, usés, à ce moment-là, ils peuvent voir plus de choses qu’ils n’en voyaient précédemment. Ça apporte ça aussi aux malades : tous les gens qui à un moment — je pense notamment aux enfants malades, que j’ai pas mal fréquentés ces dernières années, et qui sont souvent bien plus mûrs que des bien des personnes dites « adultes », parce que le fait de s’arrêter et d’être parfois forcé de le faire, hypertrophie l’observation et la curiosité sur l’entourage immédiat, et crée donc des effets de — oui, qu’on peut appeler des effets de coïncidence. Des effets en tous cas dramatiques, des effets scénaristiques en quelque sorte, qui font qu’on s’avise rapidement qu’en effet, on est en train de mener une existence assez romanesque, et qu’il se passe des choses autour de nous. Mais si ces choses émettent des infra-sons, on peut ne pas les entendre. Si on est attentif, si on est formé à les entendre, petit à petit, elles se multiplient. Et cela en devient drôle. Autour d’Alan — je ne vais pas vous bassiner à toutes vous les raconter, mais c’est absolument colossal.

Je vous en dis une. Il y a un an, je vais participer en République Tchèque à des cérémonies commémoratives autour de la libération de la ville de Plzeň par le 16e Bataillon de la 3e Armée, donc par Alan, entre autres, dans sa tourelle d’engin blindé. On m’avait promis une chose que j’ai faite d’ailleurs, qui était de faire le trajet entre Plzeň et Prague dans cette tourelle d’engin blindé : je n’étais jamais monté dans cet armored car que j’ai dessiné en long et en large dans La Guerre d’Alan, et là pour la première fois, j’ai eu des sensations physiques de ce que c’était que d’être dans cet engin, qui est un veau absolument incroyable ; qu’on peut aligner avec un bazooka, même si on a deux dixièmes à chaque œil, c’est impossible à rater. La tourelle, dès lors qu’il y a un rail dessus (ce qui était le cas) pour y monter une mitrailleuse, est impossible à refermer, donc si vous y balancez un cocktail Molotov, instantanément vous avez quatre tués. Donc ce sont des engins éminemment vulnérables. Quand ils roulent, ils font un tel boucan qu’on n’entend pas ce qui se passe à vingt mètres. Si quelqu’un vous tire dessus, pareil, il vous aligne sans que vous ayez le temps de vous mettre à l’abri. On y a un froid de chien. Pourtant, c’était le mois de mai, puisque j’y étais à la date commémorative de leur entrée dans Plzeň le 6 mai 1945, donc le 6 mai 2015, 70 ans après. Il faisait un beau soleil ce jour-là, j’ai dû demander à ce qu’on s’arrête, petite nature que je suis — bon, il faut dire que j’avais trente ans de plus qu’Alan à ce moment-là, mais enfin, pour demander qu’on veuille bien me passer une petite laine, parce que j’étais absolument frigorifié.

Je reviens en France, et c’est pour aller vernir dans une médiathèque à Saint-Cloud (dans les Hauts-de-Seine en région parisienne) une exposition consacrée par des élèves d’un collège de la ville à Alan. Et je suis très impressionné en arrivant, parce qu’ils ont entièrement décoré, pavoisé cette médiathèque à l’effigie d’Alan. Il y a des Alan format « Saddam Hussein », comme ça, qui pendent sur la façade, et à l’intérieur il y a toutes sortes d’objets, ils ont fait un immense travail. Je suis accueilli par la médiathécaire qui me dit : « je suis heureuse de vous accueillir pour cette exposition, mais avant, il faut que je vous raconte une petite anecdote. Il y a une semaine, un très vieux monsieur qui est abonné à cette médiathèque depuis des années, est venu le jeudi –puisqu’il vient métronomiquement le jeudi : il rapporte le livre de la semaine précédente, et il vient chercher le livre de la semaine suivant. Et donc il est arrivé jeudi dernier, il avait sa cane, et on était en train d’installer l’expo, et il nous a dit : « mais qu’est-ce que c’est que ce branle-bas-de-combat, qu’est-ce qui se passe ? qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? » On lui a dit qu’on est en train de vernir une exposition sur un GI de la Seconde Guerre Mondiale, à qui un gars a consacré une série biographique en bande dessinée, et c’est une manière pour nous de célébrer la libération. Ce monsieur dit : « c’est très intéressant, en plus vous faites travailler les jeunes, c’est bien, il faut qu’ils sachent, etc. Est-ce que vous permettez que je regarde quelques images ? » Comme ce monsieur est un peu « château-branlant », je l’ai suivi, je suis restée auprès de lui, et il s’est approché d’une reproduction d’une de vos planches qu’on avait placée à l’entrée de la médiathèque. Là, il a regardé, comme ça, et puis, il a dit : « mais c’est Cope ! » Alors vous êtes en train de me dire que ce monsieur dont vous me parlez, qui est membre de cette médiathèque, a connu Alan ? Elle me dit « oui, très bien. » Alors je dis : « est-ce que vous pensez que vous pourriez lui demander l’autorisation de me confier ses coordonnées, pour que je puisse le contacter ? » Elle me répond : « mais ce n’est pas la peine, on est jeudi. Il arrive… et il arrive d’autant plus qu’il sait que vous êtes là, et qu’il a très envie de vous rencontrer. » Donc j’ai commencé mon intervention auprès de ces jeunes gens. Il avait l’équivalent de deux ou trois classes, donc ils étaient nombreux, il y avait bien 70 collégiens, et ils avaient bien travaillé, et ils étaient visiblement contents et intéressés d’être là. On a parlé, c’était très bien. Moi, je n’oubliais pas que ce monsieur, à un moment ou un autre, allait arriver. Et en effet, dans mon dos, j’ai entendu qu’on faisait « toc toc » à la porte. Il a ouvert cette porte — tout le monde était très ému, parce que pour ces jeunes gens, c’était un peu comme si Alan entrait, quoi. Donc ce monsieur n’a pas connu Alan pendant la guerre, parce qu’il n’était pas dans la même arme : ce monsieur, qui a aujourd’hui 95 ans, était dans la marine, alors qu’Alan était dans la cavalerie, dans les chars. Mais, Alan a travaillé (je raconte ça dans La Guerre d’Alan) comme employé civil pour les bases américaines en France jusqu’à ce que de Gaulle lui fasse quitter l’OTAN et demande aux bases américaines de bien vouloir quitter le territoire français. La plupart de ces contingents se sont donc repliés vers l’Allemagne, ce qui était le cas d’Alan, qui a fini sa carrière professionnelle à Worms, dans le Palatinat. A ce moment-là, ce monsieur et Alan étaient voisins de bureau. Et il m’a dit ce jour-là une chose étonnante : « je suis allé voir Alan en 1997 dans l’Île de Ré avec ma femme, on a frappé à sa porte un matin, à l’improviste, et très gentiment il nous a proposé de nous garder à déjeuner. Donc on est restés avec lui pour manger, et puis ça s’est même prolongé dans l’après-midi puisqu’il nous a amenés dans le chalet, dans le jardin » (que j’ai dessiné donc à la fin de La Guerre d’Alan). « Et vers quatre heures et demie, on avait donc passé des heures ensemble, il a quand même commencé à devenir nerveux, il nous a dit : « excusez-moi, je suis obligé de vous congédier, mais un ami va arriver dans quelques minutes. Nous travaillons ensemble, il raconte ma vie, et je vais devoir me consacrer tout entier à lui, donc je vais être obligé de vous laisser. » Donc j’ai, sans le savoir, ce jour-là, congédié ces gens — je les ai virés. Et vingt ans après, ce monsieur me l’a raconté, chez lui, puisque maintenant je vais le voir de temps en temps, dans son appartement à Saint-Cloud. Il m’a raconté donc un certain nombre de choses qui pour moi étaient précieuses, parce que tout ce qui touche à Alan de près ou de loin, évidemment, est très précieux, a fortiori si je ne le connais pas. Voilà, donc une coïncidence supplémentaire.

Et si j’étais en République Tchèque, c’est aussi à cause d’autres coïncidences vraiment passionnantes. Notamment la rencontre avec un historien tchèque, qui avait lu l’édition tchèque de La Guerre d’Alan. Il se trouve que la mission que je raconte dans ce livre était le sujet de sa thèse, et qu’il avait évidemment un savoir encyclopédique sur cette mission, mais néanmoins, il a eu la gentillesse de me dire qu’en lisant ce livre, il avait appris deux ou trois détails qui pour lui, comme ils émanaient directement d’Alan et qu’ils étaient frappés au coin de l’expérience, avait leur intérêt. Et donc, par gratitude, il m’a ouvert ses archives et il m’a dit : « on va trouver votre copain. Cette mission a été l’une des plus photographiées de la Seconde Guerre Mondiale, parce qu’il n’y avait pas un Tchèque qui n’avait pas d’appareil photo à la fin de la guerre. Vous verrez, en feuilletant ces documents, qu’on va finir par tomber sur lui. » C’était de nombreuses années après la mort d’Alan, j’étais très ému, évidemment, de ce qu’il me proposait. On est allés dans cette pièce d’archives où il avait sorti des cartons, des classeurs, des albums de photos, etc. Et il m’a fait passer un certain nombre de documents en me disant : « trouvez-le. Il y a cinq véhicules blindés comme le sien dans cette mission, j’ai des photos des cinq, nécessairement on va le trouver. » Cet après-midi-là, je suis bouleversé par ce que je découvre, parce que je vois le film, presque image par image, d’événements qu’Alan m’a racontés : l’arrivée sur la place centrale de Plzeň ; le discours du soldat Kubacek qui était leur sergent d’origine tchèque qui s’adresse en tchèque aux Tchèques à leur grande surprise ; le moment où les snipers allemands qui sont massés autour de la place dans quelques immeubles, qui font encore résistance, commencent à tirer sur la foule, les gens qui s’égayent… tout cela, Alan me l’avait raconté, et je le vois, pour la première fois. J’ai fait tous ces dessins sans cette documentation, et je vois les vraies images. Il me passe, par exemple, une liasse de petits autographes, qui sont des petites feuilles de papier détachées de blocs que les civils tchèques tendaient aux soldats américains au bord des routes, pour qu’ils signent : « John, de Pennsylvanie », « Charles, New Jersey », etc. Il me dit « cherchez, il y a peut-être un ‘Alan, California’… » Je ne trouve pas d' »Alan, California ». Je vois une photo de ce sergent Kubacek, qui était le sergent d’Alan, qui a eu quelques échos dans la presse tchèque puisqu’il était d’origine tchèque — bref, je fais mille découvertes. Mais ce jour-là, je m’avise que les photos des engins blindés qu’il me montre montrent souvent des soldats dont le visage est dans l’ombre du casque, parfois elle a la taille d’une tête d’épingle, etc., donc je n’arrive pas à reconnaître Alan. Peu importe, je repars le soir déjà comblé de ce que j’ai découvert, mais lui me dit : « Je n’ai pas dit mon dernier mot, je vais vous le trouver. » Quelques temps après, je reçois un mail intitulé « Quelque chose d’intéressant », et je vois qu’il a agrandi une photographie prise à Velichovky, qui est le patelin (patelin dont Alan aura ignoré pour toujours le nom, et que depuis donc j’ai appris) où Alan s’est retrouvé au matin du 8 mai, au moment où ils ont appris la capitulation de l’Allemagne et la fin de la guerre. Il y a un armored car, et il a zoomé sur la tourelle de cet engin, dans cette tourelle il y a un soldat de dos qui pourrait parfaitement avoir la taille et la corpulence d’Alan, mais il attire mon attention sur le rail. Il me dit : « regarde le rail. » Et sur le rail, à la peinture blanche, il y a marqué : « Alan + Patsy. » Patsy étant le nom de la fille avec laquelle il s’était fiancé par lettre pendant cette guerre, que je cite donc dans La Guerre d’Alan. Alan, tout seul, était un prénom relativement répandu à l’époque, donc cela n’aurait pas été un signe suffisant, mais il est évident que l’association de ces deux prénoms signait qu’évidemment il s’agissait bel et bien de lui. Je lui réponds, bouleversé, en lui disant : « c’est extraordinaire que vous me fassiez ce cadeau-là. » Et il me répond, très flegmatique : « Oui, mais le soldat qui est dans la tourelle est de dos, et moi je veux qu’il se retourne, je veux que vous le voyez. » Donc moi aussi je retourne dans mes archives, et je vais vous le trouver. La facilité, c’est que maintenant qu’on savait qu’il s’agissait de cet armored car, on en avait l’immatriculation, donc évidemment ça sériait la recherche, et ça lui permettait d’être plus précis. Il m’a envoyé toutes les photos de cet armored car qu’il avait, dont une où l’on voit bel et bien Alan de face. Il avait réussi à faire se retourner Alan dans la tourelle.
Donc quand je suis allé à Plzeň en 2015, j’ai rencontré en plus des gens âgés, voire très âgés, qui étaient enfants à l’époque mais qui ont vu les forces américaines entrer ce matin-là, qui ont assisté à tout ça, avec lesquels j’ai eu des conversations très émouvantes. Donc voilà, des petites histoires…

Notes

  1. Avant que cet échange ne débute, Emmanuel évoquait son projet, une fois l’histoire d’Alan terminée, de prendre la parole et lui répondre, toujours en bande dessinée.
Entretien par en avril 2017