Frank

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Les premiers travaux de Frank paraissent dans le magazine Spirou. Il y crée entre autres, le désormais mythique personnage de l’Elan, et donne naissance en 78 à l’attachant Broussaille afin d’animer la rubrique «nature» de ce prestigieux journal. Broussaille, adolescent de papier et écologiste avant tout, saura en l’espace de trois albums (scénarisés par Bom) rassembler le lectorat sous couvert de poésie, de fantastique et surtout de sensibilité. Les albums de Broussaille seront récompensés par de multiples prix, dont l’Alph’Art du public 1990 à Angoulême, le Grand Prix de Grenoble en 1989 et le Prix des Alpages de Sierre en 1985.
Passionné par la nature (il a élevé plus de cinquante espèces de reptiles dont seize crocodiles !), Frank est aussi un grand voyageur (USA, Zaïre, Burundi, Japon) qui sillonne régulièrement l’Europe de la culture et de la nature. Après avoir entamé la réalisation de l’histoire Zoo dont le second tome ne devrait plus tarder (prévu pour début 1999) la Warner fait appel à lui pour la conception de personnages et de décors au sein d’un projet de long métrage Excalibur – The Magic Sword qui sera diffusé en Juin 98.

L’Indispensable. : Zoo constitue un tournant dans ta carrière, nouvelle technique, autre époque, autre lieu, un nouveau public. Est-ce un tournant délibérément voulu ou un cheminement naturel ?

Frank : Après trois Broussaille, j’ai ressenti le besoin de mieux faire passer des lumières, des matières, des ombres, du mystère dans mes BD. Cette envie et l’acquisition de la couleur directe se sont faites progressivement. Il y eut d’abord des illustrations de commandes, notamment pour la Fédération des scouts catholiques de Belgique qui m’a permis de faire des calendriers. Puis le livre Entre Chat chez Delcourt qui avec son côté narratif se situe entre «l’illu» et la BD. Et enfin Zoo qui, au début, m’effrayait un peu parce que le grand piège de la couleur directe est de se perdre dans la belle image et d’oublier l’histoire que l’on raconte.
Je me suis donc mis une série de «garde-fou», dont le trait noir que je conserve pour ne pas dériver vers l’illustration et la peinture. L’important dans mon travail est de prendre le lecteur par la main pour le conduire dans le récit. Je mets toujours une priorité à la narration de l’histoire donc sur la succession des cases, sur le temps de lecture de la planche, le rythme de l’histoire, plutôt que l’arrêt sur image.
C’était aussi la première fois que je faisais du dessin réaliste, un saut gigantesque pour moi. C’était aussi ma première collaboration avec Philippe Bonifay, la première fois que je m’adressais plus spécifiquement à un public adulte. Plutôt que tournant, je dirais plutôt de nouvelles pistes à explorer, un élargissement de mes outils de communication et une envie de maturation.

L’I. : Un album comme Zoo doit demander une grande quantité de travail ?

F. : Cela demande un temps énorme de réalisation, même si j’ai essayé de concevoir d’emblée cette technique pour me permettre d’aller toujours de l’avant. Il ne m’est jamais arrivé de bloquer sur une image, comme un peintre pourrait bloquer sur un tableau parce que ce jour-là ça ne va pas. Je peux avoir beaucoup de difficulté lors du découpage parce que j’ai des choix à faire sur le plan, la lumière, le jeu des personnages etc., là les questions sont innombrables, mais sur la réalisation de l’image en couleur j’ai suffisamment ma technique, mes choix «au clair» pour ne pas être bloqué.
Je veux rester en permanence dans la narration. Cette technique peut paraître sophistiquée mais, paradoxalement, elle est conçue pour aller vite et obtenir des effets maximums. Je me suis mis au point des trucs techniques pour être le plus à l’aise possible. Dans le premier, cela ne marchait pas encore très bien parce que je devais apprendre, mettre tout cela au point ; le nombre de problèmes que l’on a à résoudre au début d’une histoire comme celle-là est énorme !

L’I. : N’as-tu jamais été tenté de faire autre chose que de la BD, de l’illustration par exemple ?

F. : J’aime raconter des histoires. Je ne suis pas peintre, cela me viendra peut-être un jour. Ce qui me plaît beaucoup, par contre c’est de développer des images uniques à côté de l’histoire de Zoo. Mais la narration texte-image est vraiment mon truc.

L’I. : IL y a un ordinateur près de ta table de travail, te sers-tu de l’informatique pour travailler ou retravailler tes dessins ?

F. : Absolument pas. Je viens de le recevoir pour taper mon courrier. Il remplace ma machine à écrire, c’est tout.

L’I. : Pourtant le type de travail sur l’ombre et la lumière, que tu exploites dans Zoo, peut être grandement facilité par l’informatique !

F. : Pour Zoo je ne crois vraiment pas que l’ordinateur serait un raccourci, à ce stade-ci. J’imagine mal gagner du temps en utilisant l’informatique. Ce que j’obtiens comme effets dans Zoo vient d’une série de choix techniques au départ, sur l’aquarelle, sur le pastel, sur le trait noir. Le résultat obtenu et désiré est le résultat de la mise en œuvre de ces techniques-là. La rencontre du crayon, de tout cela fait quelque chose de particulier que je ne crois pas pouvoir retrouver avec un ordinateur, ou alors le retrouverais-je, mais de manière artificielle. Actuellement c’est bien la démarche avec l’aquarelle et le pot d’eau qui m’intéresse, me plaît, peut-être parce que je suis de cette génération-là. Mais qui sait, peut-être ferais-je à un moment l’expérience de l’ordinateur.

L’I. : Le retour que tu reçois du public est-il proportionnel à la quantité et à la qualité du travail fourni ?

F. : Quand Zoo est sorti, j’étais assez déçu par le retour. Je m’attendais, quelque part, à jeter un pavé dans la mare. En fait, les choses se sont passées d’une manière assez souterraine, assez lente ; mais avec le temps, six mois après, un an après, quatre ans après, j’ai encore des retours, c’est très gratifiant.
Techniquement, les lecteurs ne font pas toujours la distinction entre un dessin de Baudoin, qui prend parfois quelques minutes pour faire une case, et un dessin de Bilal ou de Bed Deum qui sont des travaux techniques parfois très compliqués. J’ai volontairement pris des exemples fameux, j’adore Baudoin, c’est un de mes auteurs préférés, pour bien dire qu’il n’y a pas de jugement, pas de distinction de qualité là-dedans, il y a juste une vraie différence de travail. Mais si les lecteurs ont aimé le livre, c’est que mon dessin les a fait rentrer dans l’histoire, c’est l’essentiel pour moi.

L’I. : Le public de Broussaille a-t-il suivi ?

F. : Il m’est difficile de répondre à cette question car j’ai peu d’indices pour cela. Il y a bien des lettres, des rencontres, mais cela n’indique pas si le lecteur de Broussaille m’a accompagné dans Zoo. Les tirages, sont à peu près pareils, mais à mon avis il y a certainement une tranche qui lit Broussaille qui n’a pas lu Zoo, simplement parce que Zoo est diffusé dans Aire Libre, une collection qui a moins de retentissement grand public. On ne les trouve pas forcément dans les grandes surfaces. Et sans doute doit-il y avoir une frange qui a découvert Broussaille suite à la lecture de Zoo. A priori, Zoo a plus de chances en France et Broussaille en Belgique.

L’I. : Tu jouis auprès du public d’un très grand capital de sympathie ?

F. : Oui, j’ai une chance incroyable d’avoir un rapport au public, bien que «public» ça ne veuille rien dire, disons plutôt un rapport à chaque lecteur, à l’ensemble des lecteurs qui me fait vraiment chaud au cœur. Les gens qui viennent vers moi ont des attitudes très humaines, très chaleureuses, très positives, très enthousiastes, et évidemment je ne désire que ça. Les échanges sont souvent directs et très personnels avec les lecteurs qui viennent me voir. Sur ce plan-là, je pourrais dire que c’est un signe que j’ai réussi à faire dans la BD quelque chose du projet de départ.
Dessinateur de BD est un métier de communication, pour le pratiquer correctement il faut avoir envie de jeter des ponts. Au début, à 17 ans, quand j’ai décidé de faire de la BD, j’étais très timide, très renfermé. Je me baladais la nuit dans la ville déserte ; c’était l’adolescence difficile. Et puis quand je vois ce que cette BD que j’ai produite me permet, maintenant, d’avoir comme contacts avec des personnes que je n’aurais pas pu connaître autrement, je suis heureux.

L’I. : En fait, tu devrais attendre encore un peu avant de sortir le deuxième tome, cela deviendrait mythique…

F. : Je trouve qu’en sortant Zoo 2 à la fin de cette année, c’est déjà pas mal. HA HA !

L’I. : Le deuxième tome était pourtant promis très vite après la sortie du premier, pourquoi ce retard ?

F. : L’éditeur et nous voulions très fort avancer sur le deuxième tome avant de sortir le premier, de manière à pouvoir les publier dans un délai relativement court. Nous avons donc annoncé cela de manière un peu prématurée ; le temps de réalisation du premier tome fut en effet beaucoup plus important que prévu. Nous avons décidé alors de sortir le premier tome avant que le deuxième ne soit terminé. Cela pour ne pas rester en «apnée» de communication trop longtemps, ce n’est pas bon. Sur ces entrefaites, au vu la quantité de matière, nous avons décidé de publier l’histoire en trois tomes.

L’I. : Je suppose que ton travail pour la Warner n’a pas dû accélérer les choses. On te disait au Etats-Unis. Que s’est-il passé exactement ?

F. : Aux environs d’avril 96 j’ai reçu un coup de téléphone, mon correspondant me demandait, dans un Américain bien pétri de chewing-gum, si je voulais bien travailler à un projet de long métrage pour la Warner-Bros. J’ai cru évidemment qu’il s’agissait une blague. J’ai appris qu’en fait, il contactait une dizaine d’auteurs en Europe. Après être retombé sur terre j’ai dit oui, bien sûr. Finalement seuls Claire Wendling et moi-même sommes partis dans cette aventure.
Au départ, ils donnaient très peu de direction, j’étais complètement tétanisé. Ils disaient : «voilà on a ici quelques descriptions de personnages, est-ce que vous pouvez les dessiner, on a besoin de Trolls, de Dragons, de maisons celtiques et de …, et de …, et de …. Dans six jours cela doit être sur notre bureau». C’était assez paniquant ; j’ai pris mon crayon, pendant trois jours je n’ai rien pu faire, et puis il y a quand même des choses qui sont sorties. Ils ont été très contents et le travail s’est reconduit pendant une dizaine de mois ! Entretemps j’ai été voir le travail au studio de Londres. Ils travaillent simultanément dans quatre studios pour faire ce film. A la fin du travail j’ai aussi été à Hollywood voir ce que cela donnait.
Ce film est pour la Warner un tournant décisif, parce que depuis le Roi Lion de Disney toutes les Majors se sont rendu compte que la réalisation de dessins animés grand public long métrage était une affaire très intéressante, le coût étant dérisoire par rapport aux recettes ; même lorsqu’il s’agit de grosses machines avec de gros studios. Disney a vu apparaître comme concurrents la Warner qui a monté son studio et l’a rodé en produisant ce film, et DreamWorks avec des productions de gens comme Spielberg. Il y a une volonté d’accaparer des parts de marché et la Warner a mis beaucoup, beaucoup d’ambition dans ce film.
Je me suis retrouvé dans un cadre extrêmement professionnel, tendu, mais qui se cherchait encore un peu. Au cours des mois, le film fut souvent remodelé, pour ne pas dire bouleversé : le premier titre était The quest for Camelot, il s’intitule maintenant Excalibur – The Magic Sword, le scénario a changé plusieurs fois, tout comme le réalisateur (2 fois) et le producteur délégué (3 fois). Donc ce film qui au début était extrêmement ambitieux, tant au niveau de la qualité avec une histoire de Moyen-Age celtique fantastique très puissante, très impressionnante, que du public visé, adolescents et adultes, s’est remodelé au cours des années, pour finalement viser un public de 4-11 ans plus leurs parents, avec des chansons que tout le monde peut reprendre et des options commerciales plus faciles.

L’I. : Ce n’est pas du tout un film animalier, il n’y a aucun rapport avec ton travail en bande dessinée ?

F. : J’avais le réalisateur au bout du fil une fois par semaine et il me racontait des séquences, me donnait des commandes, parfois très larges : «faites-nous des dragons et on veut tout voir parce qu’on cherche des idées neuves». Une autre fois c’était : «est-ce que vous pouvez nous dessiner exactement tel dessin presque comme une «illu» parce qu’on a besoin de la montrer au producteur ou aux gens qui doivent écrire la musique et ils doivent être inspirés par une image, la plus exacte possible ?».
Ça allait dans toutes sortes de directions, parfois c’était complètement débridé, il me fallait inventer des choses que je n’aurais jamais imaginées hors de ce contexte-là et d’autres fois c’était des commandes très techniques : «faites-nous un chariot qui peut tourner comme ça, avec des roues de cette dimension, voilà la documentation». Il y avait toute cette amplitude. Il y a des dragons, des animaux fantastiques.
Quand je suis arrivé dans le projet c’était encore quelque chose de très intéressant et ce qu’ils m’ont demandé de faire était très excitant, j’ai appris beaucoup, j’ai assoupli ma main. Ce travail m’a beaucoup plus, parce que très différent de ce que l’on fait en BD. Ce qui comptait ici ce n’était pas la case, la planche, la cohérence de l’histoire, c’était les idées. Les dessins que je produisais n’allaient pas être publiés, ils servaient juste à alimenter une équipe en visuels.
Dans le film on ne verra peut-être même rien du tout, car je suis tout à fait en amont du travail. Il faut bien se rendre compte qu’un film comme ça compte une équipe de 600 à 800 personnes.

L’I. : Cela ne t’a pas dérangé de perdre le contrôle de tes créations, de savoir qu’elles allaient être transformées par des mains inconnues ?

F. : Non ! Le contrat était clair et ce qu’ils m’ont demandé de faire comme travail m’intéressait pour le travail lui-même. Cette position nouvelle pour moi a libéré mon crayon : j’ai utilisé des techniques de manière beaucoup plus franche que je ne le faisais auparavant. Et je vois que sur Zoo maintenant cela m’a aidé à aller beaucoup plus vite, droit au but.
Ce qu’on me demandait, c’était de trouver le look de tel personnage, de tels décors, de telle scène et ce dessin était retravaillé parfois par des dizaines de personnes pour être finalement canalisé dans le style du film. J’étais payé pour être un mercenaire dans cette histoire, et pas pour jouer à l’auteur dont on va animer les dessins. Je sais qu’ils ont gardé certaines choses que j’ai apportées. Je ne sais d’ailleurs pas toujours lesquelles, parce qu’ils n’ont pas le temps après pour donner un feed-back. Il était clair que le jeu était que je leur envoie des dessins, ils me payaient et avaient tous les droits.
J’ai obtenu de pouvoir garder les dessins originaux ce qui est tout à fait exceptionnel. J’ai obtenu par contrat de pouvoir les montrer à certains moments et je viens d’obtenir maintenant le droit de les montrer lors de la sortie du film au mois de juin. La galerie Ziggourat monte une grosse exposition de tous les dessins que j’ai fait pour le film. Il y a aussi un projet de sortir un bouquin avec tous ces dessins. Tout ce travail va pouvoir faire son chemin.

L’I. : Cela doit être étonnant d’être appelé d’Hollywood ?

F. : Oui assez, mais finalement l’histoire est très simple. Le dessin animé était réalisé par Bill Kroyer, qui avait fait notamment Tron avec Moebius. Bill Kroyer était secondé par un Belge Frédéric Du Chau qui a fait ses études à Gand chez Raoul Servais. Un moment donné Kroyer est parti et c’est Du Chau, le Belge, qui a dirigé le film. Quand il était arrivé aux États-unis, quelques mois auparavant, il avait peu de vêtements dans ses valoches, mais plein d’albums de BD. Lorsqu’il a pu diriger un film, il s’est dit «chouette, maintenant je vais décider avec qui je travaille». C’est comme ça qu’il a sélectionné une dizaine de noms dont le mien. C’est une histoire belge…

L’I. : Cette expérience ne t’a pas donné envie de faire de l’animation ?

F. : Attention, ce travail n’a rien à voir avec de l’animation. Mon boulot était la création en amont. Ça m’a bien plu et je peux maintenant aller sonner chez tous les grands studios, Disney compris, en disant : «voilà mon book». En plus j’ai des albums de BD en Europe et cela les impressionne beaucoup. Je pourrais me faire engager sans problème. Mais il faut aller vivre là-bas, et je dois travailler dans le contexte d’un studio sur des films qui ne me plairont pas forcément.
C’est un peu ce qu’est en train de faire Didier Conrad maintenant. Il habite là-bas, travaille pour DreamWorks, la boîte de Spielberg et je ne suis pas sûr qu’il s’amuse tous les jours. Claire Wendling l’a fait quelques mois, elle en est revenue, je crois qu’elle a des choses à raconter sur le sujet.[1]
Je crois que c’est un peu un fantasme dangereux que de vouloir courir ça, on est très bien payé on travaille dans un contexte très valorisant, on a son nom au bas du générique d’un film vu par des millions de personnes ; mais le cadre est très contraignant et l’on est amené à faire des choses qui répondent à des choix, en final, toujours économiques. C’est toujours le producteur qui a le dernier mot dans ces choses-là. Je l’ai bien vu sur Excalibur. Frédéric Du Chau défendait certaines options et la production a été dans une autre direction.
Je n’ai pas fait d’animation dans le projet de la Warner ; même si je trouve fascinant le travail d’animation du dessin, ce n’est franchement pas ce que je désire faire, ce n est pas la que je veux aller dans mon travail. Je trouve beaucoup plus de force dans un dessin arrêté mais qui vit, que dans un dessin qui est multiplié par milliers pour trouver la vie. Je ne dénigre pas l’animation, mais mon camp est du côté de la BD.

L’I. : Es-tu impatient de voir le film ?

F. : Sur place j’ai vu tout le studio qui travaillait sur ce projet et sur d’autres, c’est impressionnant. J’ai vu tout le matériel qui avait été fait pour les versions précédentes, c’était encore plus impressionnant. J’espère qu’ils vont sortir quelques making of du film, cela vaudra le détour. Et puis j’ai vu, c’était en Février 97, la cassette du film. C’était la bande sonore définitive avec collées dessus toutes les séquences où elles en étaient. Parfois c’était terminé, d’autre fois crayonné, parfois c’était le story board, mais j’ai pu suivre l’histoire. Il y a des morceaux de bravoure, des choses extraordinaires et puis des choses que je regrette pour des raisons de goût, sans doute européen. Mais malgré tout c’est un travail colossal, ils connaissent leur métier, c’est un dessin animé grand public très honnête.

L’I. : Pendant le festival de BD de Bruxelles, qui a pour thème «les animaux dans la BD», il y aura une expo Frank…

F. : Il y aura deux ou trois grandes expositions, dont «les animaux dans Zoo» conçue comme un parcours, une mise en immersion du public dans l’univers de Zoo. On y verra reconstituées certaines scènes du livre, le monde annimal-nature du bouquin ; mais aussi, en avant-première, des planches du deuxième tome et d’autres dessins inédits. J’ai aussi réalisé quelques modelages à la place de Buggy, le sculpteur de Zoo, qui seront montrés dans l’exposition.

L’I. : S’il n’y avait pas eu d’expo, il n’y aurait pas eu de sculptures ?

F. : Si, il aurait des sculptures mais moins. En fait j’aime bien sculpter, j’avais déjà fait un bronze qui a été édité par Ziggourat. Cette exposition à été l’occasion pour moi d’en faire plus, je me disais «allez ce soir je ne vais pas au cinoche, je vais m’en faire une».

L’I. : Quel est ton rôle dans cette exposition ?

F. : Je travaille avec main dans la main avec les organisateurs du festival qui sont des vrais amateurs de BD — dans le bon sens du terme — et qui ont eu l’initiative de cette expo. Yann Delaunay a fait le projet, la maquette, et en est le scénographe. Régulièrement, je vais voir ce qu’il fait, nous en discutons, nous avons de nouvelles idées ; nous formons une vraie équipe. C’est une manière de donner un autre éclairage au monde de Zoo, c’est toujours agréable de faire venir une histoire de fiction dans la réalité. Le tout est de ne pas faire du kitsch !
A l’occasion de l’expo il y aura aussi l’édition d’un portfolio intitulé Les Quatre Saisons, réalisé par un éditeur allemand. C’est un projet que j’aime bien, on m’a demandé de partir de l’univers de Mucha. Alors j’ai essayé de ne pas reprendre les clichés Mucha avec les grandes courbes et tout ça, mais de faire juste quelques emprunts. Cela a bien fonctionné avec l’univers de Zoo. Ce portfolio sera terminé pour le festival.

L’I. : Est-ce ta période préférée en peinture le 19e siècle, le début du 20e ?

F. : En peinture à peu près tout m’intéresse jusqu’à l’art moderne. Après je suis plus sélectif à mesure que l’on approche de l’époque contemporaine. Quand je visite la Pinacothèque de Munich, la collection de Dresden ou le musée Dahlem à Berlin, je commence soigneusement par les Primitifs — quels liens magnifiques avec la BD ! — et je finis par les Impressionnistes et les Expressionnistes. Après, souvent, je pense à ce que je vais manger au déjeuner !
Mais il est clair que le 19e-début 20e recèlent de cette formidable énergie de la recherche du fond et de la forme justes et du dépassement des idées communes. Là, l’Art se réveille pour lui-même, sans encore se regarder le nombril et se consommer lui-même comme au 20e. Et puis j’ai une grande nostalgie de cet art qui jusqu’au début du siècle jouait un vrai rôle social et culturel. Mêmes élitistes, les œuvres de Rubens, Horta ou Rodin participaient au débat culturel. Citez-moi un artiste contemporain qui influence la marche du monde ! Avant l’artiste était aussi un penseur légitime.
En fait, plus que de cet art, c’est peut-être de ces sociétés unifiées-là dont je suis nostalgique. De nos jours, le cinéma joue sans doute ce rôle important. La télé a définitivement vendu son âme au diable. Je crois vraiment que la BD pourrait aussi participer au débat social et culturel, comme au Japon. Mais dans la réalité elle n’ose pas. Elle se cantonne dans son rôle d’amuseur bon enfant. Pourtant, l’auteur de BD bénéficie de cette liberté d’expression qui lui permettrait de tenir un discours de vrai rebelle, d’éclaireur, de poète attendu. Ces auteurs existent mais sont rares et pas connus du public.

L’I. : Tu as la réputation d’être professionnellement exigeant, de suivre la réalisation d’un album, jusque sur les rotatives. Comment se passe la réalisation de sérigraphies où les couleurs d’impressions doivent t’échapper un peu, ou cette «aquarelle» publiée par les éditions de l’autre monde ?

F. : L’aquarelle mise en couleur par quelqu’un d’autre, c’est un drôle de projet ça, j’ai hésité à le faire. Déjà la sérigraphie qui est une transposition d’une technique à une autre et qui ne correspond pas à l’univers graphique de base de Zoo, on sort du cadre et c’est dangereux. C’est pour ça que pour le portfolio de Sans Titre, Jours de Fête sur la Sibérie, on avait essayé une technique qui reprenait un petit peu des dégradés de matière en sérigraphie pour se rapprocher. Quant à l’aquarelle, j’avais quand même fait un projet très précis. L’aquarelliste a donc reproduit à sa manière mes indications. Ce sont des choses, pour moi, très satellites.

L’I. : Le quartier où tu vis a une grande importance pour toi puisqu’en plus d’être le cadre des aventures de Broussaille, il te voit être l’un des acteurs d’une lutte urbaine. Raconte-nous.

F. : Après avoir habité dans plusieurs endroits de Bruxelles, je suis arrivé dans ce quartier-ci, j’avais 26 ans. Quand j’ai pu habiter dans ce quartier, j’ai eu l’impression d’y trouver quelque chose qui pouvait être mes racines, même si je n’en étais pas originaire. Sans doute que la présence du Musée d’Histoire naturelle — où je venais très souvent étant gosse — avec son ambiance très mystérieuse, que j’ai montrée dans Baleines Publiques, y est pour beaucoup. Je me suis trouvé bien dans un petit appartement au cœur de ce quartier bizarre, abandonné, provincial, avec un parc, avec toute une ambiance 1900. J’ai senti que c’est ici que j’avais à vivre.
J’ai voulu ancrer Broussaille dans le quartier que je connaissais pour rendre tant l’histoire que le personnage, le plus crédible possible. C’est une manière parmi d’autres de trouver des petits points de passage possible avec le lecteur, qui déclenchent des petites touches de poésie, des souvenirs chez lui et sur lesquels je peux m’appuyer pour raconter l’histoire de manière encore plus crédible.
Pour ce qui est de la «lutte urbaine», après mon installation il a été assez vite question d’implanter le parlement européen au-dessus de la gare. Changement radical : ce quartier avec son caractère ancien qui me plaisait, était promis au modernisme fonctionnel et fonctionnaire, la pure, la vraie bruxellisation. La maison où je résidais allait être rasée. Il me fallait décider si je restais dans ce quartier.
J’étais tellement curieux de ce processus de transformation que je trouvais que je devais rester pour y assister. Mais n’était-ce pas de la curiosité malsaine, une pulsion morbide de vouloir voir la mort se répandre ? C’était un épisode trop intéressant pour que je le l’ignore. J’ai donc déménagé d’une rue, à peine. Je trouve que j’ai vraiment bien fait.
Finalement ce n’était pas tellement morbide. Nous nous sommes bien battus et avons obtenu une série de concessions, gagné une série de batailles vraiment pas négligeables. C’était David contre Goliath et David a vraiment fait tremblé Goliath. Le quartier tel qu’il est maintenant me donne moins envie d’en faire l’éloge, c’est sûr ; c’est moins drôle de quitter la maison pour aller à pied en ville (ndlr : c’est ainsi que les Bruxellois désignent le centre de Bruxelles) parce qu’on doit traverser une partie de chantier puis des dalles à n’en plus finir et longer des murs de bureaux. C’est la pire image de Bruxelles qui s’est installée dans ce qui était pour moi le plus chouette quartier.
Mais par contre, au fil des batailles, une solidarité, une chaleur, un esprit de famille se sont installés entre les habitants du quartier. C’est un des côtés positifs de tout ce gâchis ; il y a maintenant une grande qualité de relation de voisinage, nous savons tous que nous sommes entourés de gens solidaires qui s’apprécient mutuellement, cela me plaît beaucoup. Je trouve que ça n’a pas de prix.

L’I. : Il y avait quand même des acteurs qui avaient une force ? Toi par exemple en tant qu’artiste ou le sculpteur Francis Tondeur ?

F. : Oh ! Pas du tout en ce qui me concerne. Tondeur, lui, avait un certain poids médiatique, mais il a perdu presque tous ses procès. En fait lorsque le chantier a débuté tout s’est passé dans la précipitation. Le Ministre bruxellois de l’époque a signé un permis de bâtir pour lui-même. Nous savions que l’arrêt du chantier coûterait quotidiennement X dizaines de millions au promoteur. Nous avons donc porté plainte contre ce permis auto-accordé et le jugement, qui nous donnait raison ordonnait la suspension des travaux.
Nous avions donc une arme, et avec cette arme-là, le chantier bloqué, nous nous sommes mis à une table et nous avons négocié. Nous avons dit aux promoteurs : «voilà, nous laissons tomber le jugement si vous signez une convention». Dans celle-ci était réglée toute l’histoire d’un chantier de dix ans dans un quartier comme celui-ci, avec la liste de tout ce que nous voulions défendre, habitants compris. Ils ont signé et c’est comme ça que l’on a pu faire cette palissade pour que le chantier ne déborde pas sur les trottoirs et la chaussée. Que nous avons obtenu que cette palissade soit décorée d’une sérigraphie (ndlr : cette palissade faisait plusieurs kilomètres de long). Les gens ont pu continuer à circuler à vélo, à pied dans le quartier, les déviations automobiles furent correctement installées. Bref, nous avons réussi à éviter l’anarchie qui préside aux abords, parfois lointains, de tous les chantiers bruxellois.
Cette même convention fait que nous sommes encore aujourd’hui à la table de tous les choix urbanistiques du quartier, en contact permanent avec les promoteurs et de plus en plus avec les institutions européennes intéressées par une bonne insertion bien sûr ! Mais les points forts furent surtout le «délogement» de plus de cent propriétaires et locataires à des conditions très acceptables, très très au-dessus de ce que prévoit la loi, ainsi que la lutte active contre la spéculation immobilière (hôtels, flats, bureaux) dans un tissu urbain ancien, fragile et populaire. De plus nous avons radicalement influencé l’avenir urbanistique du quartier en obligeant les promoteurs à engager des «vedettes» internationales de la gestion des villes (Tsiomis, Kroll, Van Wunnick) et ainsi limiter les dégâts.
Face à tous ces enjeux, mes compétences étaient bien légères, sauf pour les opérations artistiques. Un moment nous avons investi une maison vouée à la démolition pour y réunir tous les artistes et créatifs du quartier. Nous étions plus ou moins 35 pour faire de cette maison une galerie d’exposition, afin de montrer la vitalité du quartier, démontrer qu’il y a moyen de restaurer des maisons comme ça, d’en faire des lieux vivants. Je me suis chargé de toute l’organisation de cette manifestation, cela m’a pris 15 jours ; ce fut encore une expérience géniale. Mais les têtes pensantes et «pesantes» de tout ce combat sont des gens pour lesquels j’ai une admiration sans bornes, qui sont de vrais stratèges, c’est quasi leur métier et par chance, ils habitent juste dans le quartier.

L’I. : Aura-t-on un jour dans un album de Broussaille une ambiance marquée par ce monstre de béton s’étendant sur plus de mille mètres ?

F. : Raconter ce qui s’est passé sera extrêmement difficile parce que le sujet est d’une telle complexité et demande une telle maturité, j’ai presque envie de dire une maturité politique. Ce sera très difficile. Si Broussaille doit intervenir dans cette histoire, je n’ai pas envie qu’il reste passif, sa maison a quand même été démolie, je veux dire dans la réalité. Si je parle du changement je vais devoir mentionner qu’il a déménagé et que sa maison est cassée. Je dois rentrer dans l’histoire, la travailler pour rester cohérent avec ma démarche : j’ai vécu certains événements, je peux puiser dedans pour raconter des histoires. Mais c’est difficile, parce que d’une complexité extrême, telle qu’en 44 pages ou même en deux bouquins il est impossible de raconter ça à un grand public sans un certain recul.
Ce recul, petit à petit, je commence à l’avoir. J’ai de plus, eu la chance de croiser quelqu’un, une jeune femme, qui a travaillé en tant que réalisateur de cinéma sur le quartier depuis le début de la transformation. Elle est aussi scénariste et serait enchantée de travailler avec moi sur cette histoire-là. Cela m’intéresse parce qu’elle pourra justement travailler le scénario en s’appuyant sur sa grande connaissance du dossier technique du quartier. Voilà un projet qui se concrétisera dans je ne sais combien de temps, dans lequel nous montrerons la mutation du quartier de Broussaille. Ce sera dur, bien évidemment je ne pourrai plus m’appuyer sur le charme du vieux quartier.

L’I. : D’autant plus que le Musée a lui aussi changé, ce n’est plus celui de Broussaille ?

F. : C’est toute la difficulté de faire évoluer une série qui est datée, qui a des ancrages dans une période précise. Heureusement Broussaille est un personnage qui a plein de possibilités. Va-t-il rester un adolescent ? Oui, mais je n’ai pas envie, moi, d’aborder forcément des thèmes adolescents. Donc on verra bien, il y a beaucoup de projet dans les tiroirs, il y a beaucoup de choses qui peuvent se passer.

L’I. : Est-ce vraiment un projet que tu aimerais voir se concrétiser ?

F. : Oui, mais d’abord, entre les deux derniers tomes de Zoo, je fais enfin Broussaille au Burundi, une histoire ancrée dans une expérience que j’ai eue en 91. Il y aura une courte histoire avec Bom aussi, et une courte histoire avec Xavier Deutsch. Nous avons envie de collaborer, ce sera un peu un bout d’essai. Ensuite, je fais le troisième tome de Zoo et après je reprends Broussaille à fond les manettes. Je reviens dans Spirou pour faire de Broussaille ce que Geerts a fait avec Jojo. J’ai maintenant enfin acquis une capacité de production tout à fait normale.

L’I. : Dans Broussaille au Burundi il y aura, je suppose ton point de vue sur les relations Nord-Sud. N’as-tu pas peur que comme chez Cosey dans Zélie Nord-sud, on perçoive en arrière-plan le discours «officiel» de la coopération au détriment d’un récit sensible et poétique que l’on retrouve habituellement chez lui comme chez toi ?

F. : C’est comme pour les autres albums : je vais témoigner de ce que j’ai vu au travers d’une fiction, mais il n’y aura aucun message apparent, contrairement à Zélie. Pourtant, au deuxième degré tout sera juste ; la fiction a été bien travaillée. Quand j’ai décidé d’emmener Broussaille au Japon ce fut un tout autre projet. J’ai eu la chance d’être invité là-bas durant cinq semaines (depuis j’y suis retourné à deux reprises pour semblables périodes) et il me semblait logique de transmettre cette expérience bien plus originale qu’il n’y paraît.
En effet, nous pensons connaître le Japon à travers une série de clichés et d’idées préconçues, mais la réalité est bien différente et très intéressante. Comme j’ai un personnage porte-parole, je m’en suis servi et contrairement à ce que l’on fait généralement en BD, où l’on est dans des mondes parallèles, des temps de réalisation très étirés, j’ai exploité la chance d’être au Japon, d’avoir, pour des circonstances un peu particulières, plein de temps dans ma chambre d’hôtel. Je me suis dit «jouons Giraud et travaillons».
Je me suis installé mon petit atelier et j’ai dessiné vraiment quasi au jour le jour ce que je voyais, ce que je découvrais du Japon à travers une fiction très large. C’est en même temps un peu touristique car l’Européen qui découvre le Japon ne peut pas rentrer en profondeur comme ça, d’un clignement de l’œil. C’est impossible, même en y restant 10 ans on serait toujours un étranger, un «gaijin» comme disent les Japonais. Mais j’essayais quand, même de transmettre ce que je voyais avec tout ce que je sentais.

L’I. : Ta carrière a débuté par des «fiches nature» dans Spirou en même temps que bourgeonnaient les partis «écolo» en Europe. On te retrouve dans une lutte urbaine, toutes tes BD parlent de nature. Comment te situes-tu par rapport au mouvement écologiste ?

F. : Je ne me sens pas dans un engagement écologique, du moins dans le sens politique de l’écologie. Tout simplement parce que mon histoire n’est pas passée par-là. Quand j’étais gamin on m’avait abonné à une revue qui s’appelait La Faune. C’est, à ma connaissance, la première revue à avoir fait un panorama de la biologie vu sous un angle écologique ; ce qui était très nouveau et assez audacieux à l’époque. La lecture régulière de ce magazine m’a profondément marqué, m’a donné une vision de l’homme en interaction avec les autres êtres vivants. Avec le constat que l’homme se comportait, et se comporte encore, comme un sale gamin. Depuis que je suis enfant je sens cet excès de l’anthropocentrisme, je pense que tout vient de là.
Dans mon travail je n’ai pas envie de me transformer en porte-parole du mouvement écolo. Je préfère témoigner de la nature. J’ai été très sensible au travail des zoos modernes. Je ne suis pas militant dans l’âme, mais j’essaye de faire ce que je peux là où je suis. Penser globalement, agir localement …

L’I. : N’est-ce pas paradoxal d’aimer à la fois la nature et de faire presque l’apologie des zoos ou pour le moins, d’opposer la violence des tourments humains à la quiétude d’un zoo ?

F. : Je ne défends pas tous les zoos, et encore moins l’attitude, le fait de mettre tous les animaux en cage. Moi ce qui m’attire, ce qui me fascine dans les zoos contemporains, ce sont ces gens qui travaillent dans des conditions parfois extrêmement difficiles, ces gens qui — dans un climat de méfiance, voire de rejet face à la «mise en cage» d’animaux et d’indifférence face à la disparition d’un nombre d’espèces toujours croissant — travaillent pour essayer de sauvegarder un patrimoine naturel qui fout le camp. Même si l’opinion publique est parfois sensibilisées à telle ou telle cause, il n’y a personne qui va mettre des «ronds» pour essayer de sauver telle ou telle espèce. Déjà pour des millions de réfugiés, on a du mal…
La raison d’être des zoos modernes, n’est plus comme au siècle passé de présenter une collection d’animaux la plus grande et la plus spectaculaire possible pour faire défiler le badaud et se remplir les poches. De nos jours c’est autant par un travail qui s’effectue sur le terrain que l’on sauvegarde des espèces menacées. Et je trouve cela remarquable. La façon dont s’y prennent les scientifiques, les responsables de zoos, est très enthousiasmante. La biologie, l’écologie, les techniques de maintien, de reconstitution de biotope en sont maintenant à un niveau qui me fait dire qu’on est à l’âge d’or des zoos (pour peu qu’ils aient les moyens financiers).
Le grand public en général juge l’animal selon ses propres émotions. Il se projette dans l’animal, il se dit inconsciemment ou consciemment : «si j’étais à sa place je serais malheureux». Ce qui n’est pas la bonne manière d’aborder ce problème. L’animal est cet animal-là, cette espèce-là avec une biologie, un métabolisme, une éthologie qui lui sont propres et c’est au minimum à partir de là qu’il faut commencer à penser. C’est ce que font maintenant les gens qui tiennent des animaux en captivité.
Si on va chercher telle petite mangouste, dont il ne reste plus que quelques dizaines d’individus au fin fond de l’Asie, et qu’on la met en cage avec l’espoir de perpétuer l’espèce. Que fait-on ? On va concevoir de A à Z un biotope reconstitué qui va lui permettre de vivre plus largement tout ce qu’elle a besoin de vivre pour arriver à une reproduction, un développement possible de l’espèce. Ça touche des questions auxquelles personne ne pense tant qu’on n’est pas rentré dans le sujet : le mâle ne rencontre la femelle qu’à certaines périodes de l’année et il ne faut surtout pas que la femelle puisse sentir le mâle le restant de l’année. Donc il faut placer le mâle à 500 mètres de la cage de la femelle sauf les 15 jours où la femelle est en chaleur.
Ce sont des choses que l’on gère maintenant et c’est beaucoup plus important pour cette petite mangouste que d’avoir un très joli truc avec plein de plantes et des petites cascades d’eau sur trois hectares de terrain. Elle n’a peut-être pas du tout besoin de trois hectares de terrain. Il est beaucoup plus important de penser à partir de ses particularités biologiques, éthologiques et autres, comme on le fait maintenant. Il y a des animaux, comme le rhinocéros de Sumatra, avec lesquels il est impossible d’arriver à une reproduction en dehors du milieu d’origine. A l’inverse, le tigre de Sibérie, pour lequel on fait beaucoup de foin actuellement parce qu’on le chasse dans son pays, se reproduit tellement bien en captivité qu’on est obligé de stériliser les femelles par manque de place.
Il y a aussi toute cette difficile gestion des âges : ils se reproduisent jusqu’à un certain âge, mais après ils vivent encore 10-15 ans sans être du tout utiles pour la sauvegarde de l’espèce. Ils prennent de la place, coûtent des sous. Voilà par exemple un problème difficile à gérer. C’est pour cela qu’il me paraît déplacé de juger, en terme de bien ou de mal, la détention d’un animal en cage.

L’I. : N’est-ce pas là une manière d’envisager la nature, l’écologie comme l’économie ? Quel intérêt y a-t-il à avoir des tigres de Sibérie au bout de sa rue, alors qu’il n’y en a plus en Sibérie ?

F. : Aucun, je suis bien d’accord. Le problème est que la nature n’est plus ce qu’elle était et que, si on peut relâcher des tigres dans la nature, on le fera. Mais tant qu’il y a des braconniers, on ne voit pas pourquoi des tigres qui ont coûté tellement et qui sont tellement précieux devraient être flingués par un pauvre gars qui ne sait pas se nourrir. Il faut soigner l’éducation, la création de réserves et le suivi sur place. C’est ce qu’on fait maintenant. Je peux citer des exemples comme les réimplantations de gazelles au Sahara, de singes en Amazonie, de chevaux sauvages en Mongolie.

L’I. : Et que penses-tu d’une société comme Rhône-Poulenc qui fait de grandes publicités, où elle se donne une image de protecteur de la nature ?

F. : C’est une image qui leur donne bonne conscience mais qui ne fait pas beaucoup bouger notre société qui est quand même fondamentalement tournée vers l’exploitation de la nature et vers le profit. Entre une grande société pétrolière qui a ses entrées auprès du gouvernement américain et Greenpeace qui tire la sonnette d’alarme, on sait qui gagne, il n’y a aucun mystère là-dessous. La récupération de ces images-là n’est pas nouvelle.
Je crois que les sociétés commerciales cultivent de plus en plus l’ambiguïté. Elles font des crasses d’un côté, et de l’autre, montrent patte blanche via des actions de relations publiques. Moi je m’en méfie comme de la peste. Il ne faut jamais oublier que ces gens sont en permanence dans la logique du profit.

L’I. : Ton petit guide bleu des zoos ?

F. : Le plus beau zoo que j’ai vu est celui de San Diego. Il avait cette réputation et j’ai pu le vérifier quand j’étais en Californie, je n’ai pas hésité, j’ai loué une bagnole et j’ai été jusque là et ça vaut le coup. En Europe, je pense qu’on peut citer le zoo de Berlin-Ouest qui est sans doute le plus riche, le zoo de Stuttgart qui est le plus séduisant, dont une grande partie est dans un style mauresque du siècle passé, c’est assez remarquable. En Hollande, le zoo d’Harnem est très original : ils ont reconstitué dans des serres gigantesques, (parfois plus d’un hectare) des biotopes de jungle, de désert, où les animaux vivent en liberté et dans lesquels on se ballade. Et aussi le zoo de Rotterdam qui est en train d’être complètement reconstruit selon les critères les plus modernes où l’on propose au visiteur un parcours complètement en immersion.

Propos recueillis par Patrick Sels et Nicolas Warsztacki. Entretien précédemment publié dans L’Indispensable n°1 en juin 1998.

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