JC Menu

par

Il y a très longtemps, en Février 1995, du9 faisait ses premiers pas dans sa version papier avec un numéro consacré à L’Association. Jessie Bi y écrivait : «L’Association est la preuve que le neuvième art existe et que ses possibilités sont immenses. Les associés montrent aux détracteurs de la bande dessinée qu’elle n’est pas un simple divertissement pour analphabètes, pour la jeunesse, ou pour adultes immatures et libidineux.»
Presque quinze ans plus tard et dans un autre millénaire, L’Association est toujours là, et du9 aussi. L’occasion de faire un point sur un bout de parcours avec son timonier JC Menu — pour le centième entretien publié sur du9. Tout un symbole.

Xavier Guilbert : Je trouvais intéressant de te voir cette année — c’est toujours intéressant de te voir, mais en particulier parce que Lapin est sorti, et que toi-même tu dis que cela représente une étape dans ton texte d’introduction. Tu parles d’un «paradoxe temporel», et d’«une nouvelle configuration de paramètres favorables» — j’ai effectivement le sentiment, de l’extérieur, qu’il y a eu une période un peu particulière de transition pour L’Association sur les trois dernières années. Avec l’impression que ton essai Plates-bandes en marque un peu le début, puisqu’il débouche sur le gros projet qu’a été l’Eprouvette. Il y a eu aussi le départ d’une grande partie des fondateurs, tu te retrouves aujourd’hui tout seul aux commandes. Quel est ton avis sur cette période, comment la ressens-tu ?

Jean-Christophe Menu : C’est évident qu’il y a eu cette succession d’événements, de transition. Sûrement que Plates-bandes a été le départ de quelque chose, effectivement, puisqu’il y a eu des conséquences. Immédiatement après Plates-bandes, David B. est parti, et ensuite L’Eprouvette a aussi poussé les uns et les autres dans leurs retranchements et ça a abouti à l’explosion du groupe. Donc c’est vrai qu’il y a eu des prises de position de ma part au niveau du discours, qui impliquaient en retour des positionnements de chacun. Un peu comme au tout début — même pas aux débuts de L’Association, mais avant, où il y avait des prises de position clairement énoncées, polémiques, qui étaient plus énoncées dans le quotidien Globof, ou Labo, mais qui avaient été un peu mises en sourdine pendant une quinzaine d’années. D’un commun accord, au niveau des fondateurs de L’Association, il fallait faire du travail pratique, il fallait faire ses preuves. C’est vrai qu’il y avait le sentiment, au début des années 90, d’avoir beaucoup râlé et d’avoir peu apporté de concret, donc… j’avais été d’accord à ce moment-là pour arrêter de trop l’ouvrir et pour favoriser la création. La création d’abord, donc. Mais je n’ai jamais abandonné non plus l’aspect polémique, il y a toujours eu des petites prises de position, régulièrement, à travers toute l’histoire de L’Association.

XG : C’était présent aussi dans les Rab de Lapin

JCM : C’était présent dans le Rab, dans les éditos de Lapin, ça n’a jamais été «politiquement correct», je ne pense pas. Mais il n’y avait pas non plus trop d’auto-critique, je dirais, du groupe. Et finalement — entre 2000 et 2005, ça a un peu flotté. Il faut quand même savoir qu’on pensait peut-être arrêter L’Association au bout de dix ans, que peut-être Comix 2000 ce serait la pierre tombale de L’Association tellement c’était risqué, tellement c’était suicidaire, et en le faisant on pensait peut-être que le Comix 2000 et l’expo des dix ans qui avait lieu au CNBDI en 2000, ce serait peut-être la fin de l’aventure. Il y avait déjà eu une période de forte lassitude vers 1998-99 et on a mis la fin de l’aventure dans la balance. Ça n’a pas été le cas, en grande partie parce qu’il y a eu Persepolis, et parce que ça a rebondi sur d’autres choses, mais il y a eu un essoufflement… Et ce sont aussi des années où s’est développé le mouvement de récupération des gros éditeurs, c’est aussi le moment où les fondateurs se sont de plus en plus dispersés et investis ailleurs. Et je crois que moi, j’en ai eu marre, en fait. Sur le coup des années 2003-2004, j’avais l’impression qu’il y avait vraiment une perte de sens, et que c’était indispensable de recentrer vraiment le sens de L’Association, que sinon ce n’était pas la peine de continuer. Et là, il y a des dissensions qui sont devenues insoutenables, évidentes — la principale querelle, c’était avec Trondheim, qui pensait que c’était possible de rester fondateur de L’Association et de faire un label parallèle, pour moi ersatz d’indépendant chez un gros éditeur, Delcourt. Lui, il trouvait ça naturel de pouvoir continuer à faire les deux, moi non.

XG : Symboliquement, c’est assez particulier. Le fait que les deux premiers ouvrages qui soient sortis dans la collection «Eprouvette», c’est Désœuvré d’un côté, et Plates-bandes de l’autre.

JCM : En plus, cela faisait partie des souhaits de Lewis de faire une collection théorique.

XG : Pour revenir à Plates-bandes, tu disais que c’était une réaction — une prise de conscience peut-être, une volonté de mettre les pieds dans le plat et de dire les choses clairement par rapport aux tensions que tu voyais ? Tu l’as porté combien de temps en toi, ce livre, avant de le publier ?

JCM : Je l’ai écrit très vite, d’ailleurs je ne revendique plus tout, il y a une sorte de mélange entre des problèmes de fond et des choses qui sont liées au contexte très resserré de fin 2004. Par exemple, la polémique avec Igort, elle n’avait pas besoin d’être développée là-dedans, cela avait trop d’importance, c’était absurde. Par contre, il y avait des problèmes de fond, effectivement, la récupération des gros éditeurs, la multiplication des petits copieurs… comment dire ? C’est une accumulation de choses, au courant 2003-2004, qui ont fait que pour moi, ce n’était plus possible, c’était devenu insupportable. Donc le fait de décider une collection théorique, à L’Association, avec Lewis Trondheim, qui fait Désœuvré — qui est sous-titré «essai» un peu abusivement pour moi, mais c’est quand même quelque chose de très intéressant. A mon sens, il ne va pas au bout de sa réflexion, mais il soulève des vraies questions, qui correspondaient à ce qu’on ressentait tous : «Où on en est ? Qu’est-ce qu’on fait ? Comment on va finir ?». Moi je me suis greffé sur cette nouvelle collection, avec un pamphlet pour déballer ce que j’avais à dire.
A ce moment-là, il y avait encore une sorte de cohésion autour de ce discours-là. Avec la revue L’Eprouvette, ça a encore creusé les choses, notamment avec Lewis et Sfar qui étaient enthousiastes au n°1 mais n’ont pas pu continuer vu la radicalité qu’a pris la revue. J’estime que l’on traverse une époque où il faut se positionner par rapport aux grandes questions, où ce n’est plus possible de vouloir le beurre et l’argent du beurre, de ménager la chèvre et le chou… et j’en ai beaucoup des comme ça, des proverbes. Je ressentirais comme une imposture de continuer à faire ce genre de choses sans se positionner de manière franche, de manière ferme par rapport à certains problèmes. Parce qu’il y en a marre des petits jeux politiciens, où sous prétexte de rester en bons termes avec tout le monde, on ferme les yeux sur des choses graves. J’en ai marre de ça, et ça fait quelques années que j’en ai marre. C’est plus fort que moi, alors que ça ne m’amène que des ennuis.

XG : Justement, le clash que représentait L’Eprouvette ne venait-il pas du fait que, comme tu le disais, tu avais mis en sourdine ce type de positionnement pendant un moment ? Peut-être que, si vous aviez eu ce discours plus engagé plus tôt dans L’Association, en particulier durant ces années de flottement de 2000-2005, cela aurait permis de tenir les choses ?

JCM : Non, je pense qu’au contraire, cela faisait longtemps qu’entre les fondateurs il y avait des sujets tabous, qui risquaient de mettre de l’huile sur le feu s’ils étaient abordés. Il y avait déjà des tas de crispations et de gros désaccords de fond. Donc finalement, si c’était mou durant ces années-là, c’est qu’il y avait un consensus mou, et que tout s’était ramolli à cause du fait que la radicalité du début commençait à s’éteindre parce qu’il y avait trop de choses à ménager de part et d’autre. Ça ne pouvait pas durer.

XG : Vous débouchez ensuite sur L’Eprouvette — je parle de la revue. Tu disais que Plates-bandes avait amené des crispations, pour moi L’Eprouvette est une rupture encore plus marquée, dans le sens où, au sommaire de la revue, il y a beaucoup de gens qui viennent d’ailleurs — Jean-Louis Gauthey, Fabrice Neaud, Christian Rosset…

JCM : En fait, les gens qui avaient envie de s’investir dans un discours, vraiment, sur la bande dessinée, venaient d’ailleurs parce que ça n’a jamais été une envie des autres fondateurs. C’est toujours moi qui ai fait les textes, c’est toujours moi qui ai positionné le discours, et les autres ont suivi avec leurs travaux pratiques. Donc, du coup, faire une revue théorique, si je ne voulais pas la faire tout seul, ça voulait dire ouvrir les pages à des gens de l’extérieur. Et effectivement, des gens comme Christian Rosset ou Pacôme Thiellement qui se sont beaucoup investis. Et des dessinateurs comme Gerner ou Baladi qui se sont particulièrement impliqués. On voit bien l’évolution entre le n°1 et le n°3. C’était nouveau que des auteurs s’impliquent dans la théorie : dans Labo en 1990 ça n’intéressait personne.

XG : Je note aussi l’inscription dans l’histoire, avec l’hommage ou le fait de réintégrer le discours ultra-critique de Barthélémy Schwartz, et aussi le texte de Bruno Lecigne. Donc c’est aussi s’inscrire par rapport à des choses qui s’étaient développées dans les années 80, il me semble.

JCM : Oui bien sûr. Et puis s’inscrire aussi dans le courant des avant-gardes littéraires du début du vingtième siècle, en posant la question : puisque la bande dessinée est un art qui s’est développé en retard, est-ce qu’elle ne serait pas encore une avant-garde ? est-ce qu’on ne serait pas encore dans la modernité plutôt que dans le post-moderne rampant, gluant, qui est partout ailleurs. Donc c’est une question ouverte, j’ai pas dit oui, j’ai pas dit non, j’ai posé la question. Par exemple, avec Christian Rosset on n’était pas tout à fait d’accord sur ces questions d’avant-garde, mais il y avait en tout cas le fait de s’inscrire dans un mouvement historique. Le fait de faire trois numéros très très rapidement, et puis de saborder la revue au numéro trois, c’était un geste d’avant-garde aussi, qui s’inscrit dans une référence aux mouvements comme Dada, ou encore l’auto-dissolution de l’Internationale Situationniste. Le fait de saborder, pour moi, ça a été un geste aussi fort que de le lancer. C’est-à-dire, faire trois numéros en un an — trois numéros de plus en plus épais, avec de plus en plus d’ouverture, et puis tout foutre en l’air immédiatement, en l’espace d’un an, c’est ça qui avait le plus de sens.
Alors maintenant, c’est dommage que rien ne soit venu derrière — pas grand’chose, à part du9 et puis quelques bribes de Comix Club et de trucs, c’est assez limité. Et parfois, le besoin s’en fait ressentir, parce que lorsqu’il y a des choses comme l’affaire Siné, des problèmes de censure comme Bitterkomix à la CIBDI, ou des problèmes qui perdurent — ce qui était évoqué dans Plates-bandes a continué à la puissance dix depuis quatre ans maintenant. Donc, nommer l’ennemi, c’est toujours un besoin que se fait sentir. En ce moment on ne le fait pas, c’est peut-être le début d’une deuxième époque de mise en sourdine des revendications fortes, parce que c’est vrai que c’est épuisant. Monter au front avec un discours polémique, radical, en nommant les gens, c’est très salutaire, mais ça prend une énergie phénoménale, et comme j’étais un peu tout seul à le faire, c’est vrai que finalement, toute l’énergie y passait, il n’y avait plus de place pour autre chose. D’un point de vue personnel, c’est aussi pour ça que je voulais que ça se saborde, parce que je n’aurais pas pu le tenir beaucoup plus longtemps que ça.

XG : C’est une stratégie de la terre brûlée. Dans le sens où — tu parlais des numéros qui enflaient au niveau de la pagination, c’est aussi quelque chose qui va complètement à l’encontre d’une démarche économique ou commerciale…

JCM : D’autant plus qu’on l’a laissé au même prix.

XG : Voilà. «Je garde le même nombre de pages, et puis si j’en ai un petit peu plus, ce sera pour le numéro suivant et comme ça je peux tenir un peu plus longtemps».

JCM : Oui, c’était pas du tout ça, d’autant plus que, on a doublé la pagination, le n°3 à 576 pages, mais on a tenu à le laisser à 20€ quand même, pour que ça reste abordable. Donc là, il y avait un désir en plus d’être complètement à contre-courant, au niveau du simple bon sens économique.

XG : Et par rapport à la collection «Eprouvette», je trouve que c’est une collection qui a des livres absolument superbes — je pense au Contre la bande dessinée de Jochen Gerner qui est un manifeste ou tout du moins un livre avec une position critique extrêmement forte. Mais en même temps, c’est une collection dans laquelle vous publiez assez peu. C’est dû à quoi, le manque de projets ?

JCM : Oui, il y a quand même assez peu de projets. Le prochain ce sera un Baladi — donc ce sera les histoires qu’il y avait dans la revue, élargies à pas mal d’autres chapitres. Il y a aussi Tanitoc et Sardon qui avaient le projet de faire un livre basé sur les pages qu’ils ont commencé dans la revue. Donc quand même il y a quelques auteurs qui s’étaient investis dans la revue, et qui étaient un peu frustrés que ça ne dure pas, et qui ont eu envie d’aller jusqu’au bout de leur discours aussi. Et ça, c’est intéressant. Mais c’est vrai quand même que ça reste marginal, comme terrain d’approche. Y compris d’ailleurs au niveau des textes. Je serais très demandeur d’avoir plus de propositions de textes théoriques pertinents, mais c’est une denrée rare. Comme Christian Rosset fait un livre tous les quinze ans, eh bien nous attendrons…

XG : Après, c’est un livre qui se savoure et se relit, et qui dure pendant quinze ans.

JCM : Absolument.

XG : Ce que je trouve intéressant, cette fois-ci à la fois dans la revue et la collection, c’est aussi que c’est aussi produire un positionnement par rapport à la bande dessinée en tant qu’auteur de bande dessinée, par la bande dessinée. Tout le travail de Jochen Gerner en particulier, que ce soit sa typologie des couvertures des albums de Soleil, ou son travail sur Tintin, cela reste s’approprier le médium et montrer aussi ses potentialités à porter une pensée théorique.

JCM : Ce que j’adore dans le Contre la bande dessinée, c’est qu’effectivement c’est une façon de discourir avec la matière première, directement. Il n’y a pas de mise en discours sur un autre plan — c’est-à-dire la bande dessinée comme objet, étant exportée sur le terrain du texte pour être analysée, mais l’analyse se fait directement avec le langage concerné, avec la bande dessinée. Contre la bande dessinée de Jochen, pour ça, est exemplaire. C’est quand même encore une approche un peu marginale, mais en tous cas ce que l’on peut constater, et je pense que ça se développera dans les années qui viennent, la bande dessinée peut très bien s’analyser et se théoriser par elle-même. Pas besoin d’avoir recours au texte pour déboucher sur une analyse pertinente, on peut rester dans le domaine propre. Et ça, je crois que c’est une idée assez neuve, et qui apporte une nouvelle preuve de la force de ce langage.

XG : Pour repartir sur l’idée de prise de conscience, j’ai l’impression que L’Association s’est engagée dans tout un travail de patrimoine — les œuvres de Forest, de Gébé, le Sergent Laterreur, les Archives ou les Schlingo que vous venez de ressortir, il y a cette inscription de L’Association dans l’histoire de la bande dessinée, et la volonté de rendre quelque chose, peut-être.

JCM : Alors ça par contre, c’est pas nouveau, c’est vraiment quelque chose qui a commencé du temps du groupe. Mais peut-être que la chose est rendue plus aiguë et plus importante aujourd’hui parce que le temps passe, et qu’en fait les auteurs auxquels on s’intéressait, qu’on avait envie de re-rendre disponibles, sont vraiment en train de s’effacer des mémoires. Et ça, on le constate — moi, je le constate en parlant aux plus jeunes, les gens qu’on réédite comme Forest, Gébé, Schlingo, n’existent quasiment plus dans les mémoires. Bazooka non plus, et donc je suis ravi du livre de Kiki et Loulou Picasso qu’on prépare, avec une maquette d’Etienne Robial et qui va peut-être remettre les pendules à l’heure. Killoffer me disait récemment — il est prof à l’ISAA, il me dit que sur une classe, il y en a seulement un quart qui connaît l’existence de Reiser, par exemple. Et ça, ça m’hallucine. Que Gébé reste discret, ça je le comprends, il a toujours été difficile, mais Reiser était tellement populaire et tellement important de son vivant, que le fait qu’il puisse comme ça disparaître des mémoires, j’ai du mal à l’admettre et à l’accepter. Et à côté de ça, l’été dernier il y avait toute une espèce d’opération du Nouvel Observateur qui ressortait les livres de Reiser et qui les offrait aux abonnés. Donc tout ça est paradoxal, et je crois que c’est le problème des arts populaires de ne pas avoir de mémoire, et que c’est vraiment très important de tout faire pour la cultiver. Surtout par rapport à des auteurs aussi importants, politiquement, que Gébé aujourd’hui. Et il y a aussi cet aspect peut-être plus politique depuis l’explosion du groupe, que j’assume, aussi une marque de radicalisation par rapport à, non seulement le contexte de la bande dessinée mais aussi le contexte général. Je suis effaré par le gouvernement dans lequel on est, et je n’imagine pas continuer à faire de la bande dessinée de divertissement ou légère, ou juste pour s’éclater. Ce n’est pas possible, il faut prendre des positions plus fermes par rapport à ce qui nous entoure.

XG : Vis-à-vis du patrimoine, lorsque je regarde l’étranger, je retrouve un peu la même situation. Les grands projets de réédition proviennent des indépendants — Fantagraphics avec Krazy Kat ou les années Segar de Popeye, Drawn+Quarterly pour Gasoline Alley… il y a vraiment une conscience, de la part des indés, plus que les autres.

JCM : Oui, je pense que ça s’explique tout simplement par le fait que les indépendants font ça par passion, et pas pour des questions de rentabilité. Le patrimoine, ce n’est pas rentable. Donc forcément, les gros éditeurs rechignent à le faire, et s’ils le font, c’est pour une question d’image. Exactement pour les mêmes raisons qu’ils vont faire de l’intimiste noir et blanc, etc. Mais ce n’est pas étonnant que ce soit chez les passionnés qu’on ressorte le patrimoine. C’est tellement logique. En fait, en ce qui concerne L’Association, on arrive effectivement à une génération qui produit depuis une vingtaine d’années. Et puis on édite des gens plus âgés, comme Baudoin, des gens même disparus, comme Forest, Gébé — et là le fait qu’il y ait une génération d’auteurs plus jeunes, qui puisse avoir sa place dans Lapin, ça fait une sorte d’ouverture vers le passé, et une autre vers l’avenir. Finalement, les deux se complètent, j’estime que remettre le passé à disposition, un passé en risque d’oubli, est aussi important que de permettre à des jeunes auteurs de s’exprimer aujourd’hui. D’autant plus que l’auto-censure progressant dans notre société, c’est salutaire de sortir des choses un peu anciennes qui abordent des sujets de manières qui ne seraient plus possibles aujourd’hui. Hara-kiri aujourd’hui, c’est impossible — le film de Pierre Carles, récemment sur Choron, le montre. Un personnage comme Choron, aujourd’hui, serait complètement impossible. Moi, ça me perturbe beaucoup, donc cette espèce de circulation qu’on contribue, j’espère, à favoriser entre le passé et l’avenir — c’est-à-dire, ressortir des choses particulièrement subversives, radicales, comme Gébé, comme Schlingo, et puis mettre ça dans les pattes de plus jeunes qui ont tous les moyens pour continuer le boulot, je pense que c’est ça qu’il faut faire et rien d’autre. C’est primordial.

XG : On a parlé du travail sur le patrimoine, il y avait un autre travail sur lequel je voulais revenir, c’est le travail sur des œuvres venant de l’étranger. En particulier Bitterkomix qui est quand même l’une des grosses sorties de L’Association de ce début d’année. D’une part, sur le choix de Bitterkomix qui est à mon sens en ligne avec ce que tu évoquais à propos d’un discours politique engagé avec un positionnement clair, et d’autre part tout le travail sur le livre lui-même qui ne se limite pas à une seule traduction mais devient une introduction à ce qu’est Bitterkomix, avec des textes et quasiment une scénographie du travail sur différents supports d’Anton Kannemeyer et de Conrad Botes.

JCM : Oui, l’enjeu c’était de faire un livre qui, à la fois, reflète le parcours historique de Bitterkomix — un peu comme l’a fait ce livre qui est paru chez eux en Afrique du Sud, qui s’appelle The Big Bad Bitterkomix Handbook, mais qui était un livre qui ne parlait que de leur histoire, avec essentiellement des textes, des photographies, des images de leur production graphique pour les galeries, etc, et qui ne comportait pas les bandes dessinées originales. Donc on voulait faire un mix entre ce livre-là, et une anthologie des meilleures histoires en noir et blanc des deux principaux auteurs. Avec un peu de Mark Kannemeyer aussi, qui est le frère d’Anton et qui était aussi présent au début de l’histoire. Donc effectivement, ce n’est pas l’adaptation d’un livre qui existe, c’est une création. Et c’est à la fois — je dirais, c’est à la fois un livre de bande dessinée, et un appareil critique de mise en perspective de ce travail, dans le même objet. C’est ça qui m’a intéressé, puisqu’il n’y avait rien qui avait été fait en France sur ce groupe-là. C’est-à-dire de proposer à la fois la colonne vertébrale du travail, et un appareil critique, para-critique sur ce travail-là.
Mais bon, il a fallu le faire aussi à la façon «Association». Un exemple clair, c’est — le livre qui a été fait en Afrique du Sud, il y a beaucoup de photos, genre photos de vacances. Moi, ce n’est pas une approche qui me convient, je l’ai tout de suite dit aux auteurs, je n’aime pas les livres où il y a n’importe quoi comme registre de photographies sur l’histoire — donc si on met une photo, on en met une. Donc il y a une seule photo, c’est celle qui est reproduite d’un extrait de journal, au moment où ils ont été censurés. Donc c’est déjà une photo scannée d’un journal, donc tramée, et c’est déjà une photo médiatisée. Et il n’y a que cette photo-là. Comme ils se représentent beaucoup — surtout Anton, mais les deux — c’était intéressant d’avoir un seul point de vue de référence au niveau de l’image réelle. C’est le genre de détail auquel je fais très attention dans un livre. C’est-à-dire, ce qui va finalement passer de la réalité ou pas, dans un livre consacré à du dessin.

XG : Par rapport aux autres projets de traduction, c’est la première fois qu’il y a un tel appareil critique qui est fourni avec l’œuvre.

JCM : Je crois. Il y a eu des préfaces, mais jamais trois textes d’analyse, oui, effectivement. On n’a pas toujours trouvé ça indispensable d’avoir des préfaces. Parfois, on nous l’a reproché, en nous disant «tel livre du patrimoine devrait être systématiquement remis dans son contexte», etc. Donc c’est vrai que par exemple, il y a certains livres de Forest qui sont sortis sans appareil critique. Mais je ne trouve pas ça toujours indispensable. Quelque chose que je déteste sur les livres, ce sont les petites présentations en quatrième de couverture, ou sur les rabats, ou bien les citations à l’Américaine. Moi, c’est un truc qui me dérange beaucoup, que sur le livre-même, l’éditeur entreprenne de forger l’opinion du lecteur en avance, et fournisse des clés trop évidentes pour entrer dans l’œuvre. Je pense que l’œuvre doit être livrée sans para-information, en fait. Par contre, de temps en temps une préface pour remettre une chose ancienne dans son contexte, c’est important. Donc il y en a eu dans M le Magicien et dans le Sergent Laterreur, par Jean-Pierre Mercier, il y en une dans le Caro, par Jean-Pierre Dionnet, il y en a une dans Les Colonnes de Gébé que j’ai faite, et il y a un glossaire de Pacôme Thiellement qui remet les choses dans le contexte.

XG : Par rapport à l’étranger, je n’ai pas l’impression qu’il y a une stratégie particulière de L’Association, vis-à-vis des adaptations. Il y a presque une approche au cas par cas — certaines sont dictées par la disponibilité des droits, je pense à Chris Ware en particulier dont vous avez fait le Quimby the Mouse, alors que le ACME et le Jimmy Corrigan sont ailleurs.

JCM : On devait faire Jimmy Corrigan mais après Comix 2000 L’Association n’avait pas les moyens de le faire alors on l’a généreusement laissé à Delcourt. Dommage… Mais Quimby est ce que je préfère de Chris Ware. Sinon, non, il n’y a pas du tout de stratégie, c’est uniquement une question de rencontres. En fait, ça se passe exactement comme avec les auteurs francophones, c’est-à-dire que c’est une rencontre qui est parfois plutôt plus compliquée, parce que la personne est loin et c’est donc un contact par mail, ou dans un festival. Mais en fait, ça fonctionne de la même manière — c’est-à-dire un coup de cœur pour un travail d’auteur. Donc il n’y a pas du tout de stratégie globale de traduction et d’adaptation. Je fais en fait à peine la différence entre un auteur francophone et un auteur étranger. C’est juste une façon de fonctionner qui est différente.
Maintenant, là où l’on peut parler peut-être de stratégie, c’est qu’assez vite on a décidé à L’Association de ne pas s’engager dans le domaine Asiatique, de laisser ça aux autres. Cornélius l’a fait et l’a très bien fait — mieux que tous les autres. Mais nous, on ne l’a pas fait. Par contre, cela aurait pu se produire qu’il y ait un Japonais particulier, avec une singularité à lui, qui rentre en contact avec nous et qu’on ait une histoire avec cet auteur asiatique-là. Ça ne s’est pas fait, mais ça aurait pu se faire. Mais en tous cas, il n’y a pas la démarche de se dire «il nous faut des auteurs japonais dans notre catalogue.» Tout comme on n’a jamais fait de la jeunesse. Parce qu’on trouvait qu’il y avait plein de gens qui le faisaient déjà bien, et que faire une collection «jeunesse» à L’Association ça n’aurait pas eu de sens. On nous a souvent demandé pourquoi on ne l’avait jamais fait, ça fait partie des choses qu’on n’a pas faites. Il y a déjà trop de choses à faire, il y a une sorte de sélection naturelle pour ce qui ne se fait pas. Et puis d’ailleurs je suis plutôt contre le fait de concevoir des livres réservés aux enfants. Ils n’ont qu’à tout lire ! Surtout Bitterkomix !

XG : Même le relatif succès qu’a eu Cornélius à aller chercher des gens — je pense à Tatsumi en particulier, ou bien ego comme x qui est allé chercher du Tsuge, ce ne sont pas des auteurs vers lesquels tu aurais envie d’aller te tourner aujourd’hui ?

JCM : Ben — oui et non. Au moment du Comix 2000, on a découvert un gars qui s’appelle Hanawa que je trouve génial, on aurait très bien pu à ce moment-là planifier quinze livres, mais il y a aussi des choix à faire. Et je préfère faire quinze livres de Gébé, avec qui il y a eu une vraie rencontre et dont l’œuvre est primordiale à rediffuser. Et trop diverger, ça fait de toute façon trop de livres, et ça fait une perte de visibilité de l’identité de L’Association. Donc autant ça me plaît, ces dernières années, d’avoir fait de plus en plus de livres qui s’éloignent de la bande dessinée pour aller vers le pur graphisme — par exemple, là à la rentrée il y aura un livre de dessins de Killoffer, un livre de dessins de Gerner, des auteurs de bande dessinée qui font le choix de s’en éloigner, donc je trouve ça normal d’accompagner l’évolution de ces auteurs-là en publiant autre chose que de la bande dessinée. Ça, ça me paraît être la mission de L’Association : accompagner l’évolution des gens qui étaient là depuis le début, même s’ils s’éloignent de la bande dessinée proprement dite.
De toute façon, on ne peut pas faire plus que quatre livres par mois à L’Association, donc ça serait pour moi une démarche de gros éditeur, de se dire «il nous faut absolument un secteur japonais.» Bien sûr, il y a des auteurs japonais géniaux, mais on ne peut absolument pas tout faire, et je préfère rester fidèle aux auteurs qui nous accompagnent depuis longtemps, ou alors avoir des coups de cœur qui sont plus cohérents avec la ligne éditoriale qui a toujours existé. Là, par contre, on a déjà parlé de ça, l’ouverture c’est plutôt le nouveau Lapin avec cette nouvelle génération, et dans le nouveau Lapin, il y a assez peu de traductions. On revient dans la sphère francophone essentiellement.

XG : Ce qui me permet de faire une super transition avec Lapin. (rire) Justement, cette volonté de L’Association de revenir à un support périodique, d’essayer de renouveler — c’est un peu un nouveau départ, qui correspond peut-être aussi à cette phase de transition dont on parlait. Il y a cette envie de redevenir découvreur, d’être présent, de se redonner un nouvel élan ?

JCM : C’est très curieux, comme cela s’est fait — de manière presque évidente. C’est-à-dire que, pendant ces années de flottement, justement, je ne sentais pas vraiment de nouvelle génération émerger. Dans les années 90 ou jusqu’au début 2000, il n’y avait pas vraiment, parmi ce qu’on nous proposait, de digestion de ce que l’on avait fait. Donc c’étaient soit des gens qui étaient à côté de la plaque par rapport à ce que l’on avait tenté de faire, soit des gens qui venaient nous voir avec des projets trop frontalement proches de ce que l’on avait pu faire, cela ne se démarquait pas suffisamment. Et il a fallu attendre plus longtemps. Et là j’ai vraiment l’impression qu’il y a une génération qui est passée, dont on peut se sentir proche, qui a digéré ce que l’on a apporté, mais qui apporte quelque chose de nouveau. Et ça c’est particulièrement excitant. On peut se reconnaître à travers cette sorte de descendance, mais ils nous apportent quelque chose aussi en retour. Donc il y a de nouveau un échange possible, et c’est ça que je trouve le plus important, c’est que L’Association, en étant encore là en 2009, peut apporter quelque chose à cette génération qui arrive. Lapin a une sorte de force symbolique. Et ça va donner des livres dans certains cas, donc. Et il y a de nouveau une circulation, un échange qui est possible, comme au début ce l’était entre une structure et les auteurs.
Ce qui faisait la richesse de L’Association au début, c’est que la structure apportait à chacun sur le plan personnel un développement de son travail, de son processus créatif, et en fournissant des œuvres à la structure, les auteurs enrichissaient la structure aussi. Il y avait un enrichissement mutuel, et ça a commencé à déconner quand une partie des fondateurs a sorti de plus en plus leurs travaux ailleurs qu’à L’Asso, nourrissant l’extérieur plutôt que la structure. Je l’ai fait aussi, d’ailleurs… Je me souviens que Killoffer nous engueulait, moi, Lewis, David, pour faire nos comix chez Cornélius, il avait pas tort. Je pense que dans la sphère indépendante, il ne faut jamais perdre cette donnée d’échange entre un processus personnel et une structure collective. Finalement, c’est un peu le nerf de la guerre. Donc il y a aussi une forme de mauvaise conscience de ma part à publier dans Lapin des jeunes auteurs qui devraient d’abord alimenter leurs propres structures, comme Misma ou comme Ecarquillettes, mais j’espère que là aussi ça va permettre une circulation qui va apporter quelque chose à ces structures elles-mêmes.

XG : Ce qui me marque aussi, c’est l’importance des récits à suivre. Il y a peut-être seulement le récit de François Ayroles qui est auto-conclusif…

JCM : Il y a une suite.

XG : Ah, il y a une suite. Mais bon, il fonctionne aussi tout seul. Il y a aussi les expérimentations de Ruppert et Mulot qui sont indépendantes, même si l’on peut imaginer qu’il y ait un développement. Tu parlais de l’envie de proposer une dynamique de feuilleton, c’est le choix d’une formule ? Est-ce que ça ne va pas à l’encontre de renouvellement et d’apporter un espace d’expérimentation ? Est-ce que Lapin ne risque pas de devenir à terme un organe de prépublication, tout simplement, et pas vraiment jouer son rôle de laboratoire ?

JCM : Alors, c’est une décision éditoriale d’orienter ces jeunes auteurs vers des choses à suivre, ça se base sur la première formule de Lapin. C’est que l’expérience avait montré dans cette première formule que la régularité, alliée à des projets de grande ampleur, était très productive. Et finalement, je crois que c’est plus productif que si l’on dit aux auteurs «faites une petite histoire comme ci, comme ça dans Lapin, et puis refaites-en une dans quatre numéros» — où là, on se retrouve avec des travaux qui sont souvent peu significatifs. Donc le fait de demander à ces auteurs-là qu’ils s’engagent à long terme, ça produit à mon avis des travaux plus consistants et qui permettent, avec la régularité, une mise en perspective à long terme. C’est l’expérience qui a montré que ça marchait, avec Guibert du temps de Alan, avec Sfar du temps de Pascin, Shenzhen de Delisle, les Konture, ces choses-là et ces auteurs-là. Et je sais que pour eux, Lapin a été une expérience importante, grâce à cette régularité. Donc, c’est l’expérience qui dicte que c’est qu’il y a de mieux à faire avec une nouvelle génération. Et j’ai l’impression que c’est le cas, que c’est productif.
Là, je suis en train de boucler le deuxième, et je vois par exemple Matthias Picard qui est complètement à fond dans son histoire de Jeanine, pour moi c’est en train de devenir l’un des trucs les plus forts du moment. Il y a comme ça certains feuilletons, donc, qui sont lancés dans Lapin, qui peuvent vraiment donner des choses. Ça fera parfois des livres plus tard — ça, on ne se l’interdit plus. C’est vrai qu’on avait arrêté cette formule-là de Lapin parce que le fait que cela devienne des livres compromettait la revue elle-même, parce qu’il y avait trop peu de production à l’époque à L’Association. Mais là, par contre, c’est quelque chose qui est admis. C’est-à-dire, il y a des choses dans cette formule de Lapin qui vont devenir des livres, et qui même, peut-être, vont être interrompus dans Lapin pour devenir des livres rapidement. Par exemple, le HP de Lisa Mandel, il y a deux chapitres, ça devient un livre en octobre. C’est une sorte de mise en bouche dans Lapin, et ça devient un livre immédiatement. C’est vivant. C’était une erreur, je pense, d’interrompre Lapin à l’époque à cause de ça, mais on ne s’en rendait pas compte. Donc je pense que c’est très productif.
Par contre, l’autre versant de la médaille, c’est que ces feuilletons prennent les trois quarts de la place dans Lapin, et que ça laisse très peu de place pour des choses nouvelles. Donc dans le prochain, il y a déjà seize pages en plus, parce qu’il y a trop de propositions. Les trois quarts sont pris par les suites, et finalement, il va falloir attendre que certains feuilletons soient achevés pour que ça se renouvelle, mais ça va se renouveler petit à petit. Exactement comme la première formule, en fait.

XG : Est-ce que ça ne va pas te demander plus de vigilance sur le contenu ?

JCM : Je pense que c’est hyper ouvert. C’est-à-dire qu’on peut avoir dans Lapin des choses qui ne soient pas des feuilletons, des choses qui soient des feuilletons, qui restent dans Lapin et qui ne fassent pas de livres, des choses qui soient dans Lapin et qui fassent des livres, des choses qui commencent dans Lapin et qui finissent en livres. Et je pense qu’il y a suffisamment — justement c’est aussi pour cela que Lapin réexiste sous cette forme-là — suffisamment de gens dans cette nouvelle génération pour permettre tout ça. En faisant que ça reste vivant, et que ce ne soit pas frustrant pour les lecteurs non plus. Là, par exemple, dans le 38 il y a quasiment la suite de tout ce qui était prévu, avec quelques nouveaux auteurs : il y a Benoît Guillaume, il y a Benjamin Adam, il y a Geneviève Castrée, Matt Broersma, Joanna Hellgren. Donc toujours cette génération-là qui a déjà fait ses preuves ailleurs, mais qui ressent le besoin d’être dans cette revue. Ce 38 est encore bien meilleur que le 37, et j’ai l’impression que ça ne va pas s’essouffler. C’est ce que je ressentais, ce que j’espérais avant de le lancer, et ça se confirme. Enfin, j’espère que tout le monde va tenir le rythme. Et moi aussi !

XG : Il y a aujourd’hui chez L’Association un certain nombre de collections : les Mimolettes, les Côtelettes, avant il y avait les Pattes de Mouche, les Eperluettes et les Ciboulettes. Lapin permet un format encore plus court, de quelques pages, est-ce que ça ne représente pas non plus un espace d’expérimentation dont vous aviez besoin, pour permettre à un auteur d’essayer des choses ?

JCM : Oui, oui. A partir du moment qu’il y a une nouvelle génération que l’on a envie de suivre et d’encourager, il faut des formats courts, oui. Et Lapin, c’était l’idéal pour ça. Et Lapin avait perdu sa dimension de revue, avec les deuxième et troisième formules — surtout la troisième, puisque ça sortait tous les deux ans, c’était un gros pavé, très beau. Beau livre, mais il n’y avait plus la régularité, il n’y avait plus l’aspect périodique, et je crois que c’était très important d’y revenir.

XG : Tu parlais des collections à L’Association. Il y en a une, l’Espôlette, je crois, qui a eu quatre livres et puis c’est tout.

JCM : Trois, seulement, pour l’instant.

XG : Quel constat tu en tires ? Pas eu assez de projets, le format n’était pas adapté ?

JCM : Non non, il y en aura d’autres. C’est un format qui était nécessaire, puisque les livres qui sont parus dans cette collection-là n’auraient pas aussi bien trouvé leur place ailleurs. Donc cette collection est lancée, il y en aura d’autres. Et il n’y a pas d’urgence, on lance un format parce qu’il est nécessaire, mais il peut très bien se passer un an ou deux sans qu’il y ait de nouveauté.

XG : En même temps, j’ai l’impression que sur les dernières années, avec tous les projets de patrimoine que vous avez faits, il y a eu une sorte de multiplication des formats chez L’Association — pas en terme de collection, mais rien que cette année avec les deux Schlingo et le Bitterkomix, on parlait aussi du Ab Bedex Compilato d’Henriette Valium qui est aussi un bouquin hors normes. J’ai d’ailleurs beaucoup de mal à le ranger dans ma bibliothèque. D’où vient alors cet attachement à la collection ?

JCM : Les collections, ce sont des repères. Il y a quand même deux-tiers des travaux qui peuvent rentrer dans des formats prédéfinis. Une Eperluette ou une Ciboulette, c’est une sorte de chose classique — au niveau de l’histoire de L’Association, une sorte d’évidence, un classique. Le fait qu’il y ait de plus en plus d’hors collection n’implique absolument pas qu’on laisse tomber les collections. Au contraire, je pense que ça se nourrit. Si tout d’un coup, on décidait d’abandonner les collections, ça n’aurait aucun sens, car il y a quand même énormément de travaux d’auteurs qui arrivent pour faire un truc qui ressemblerait à une Ciboulette, ou un truc qui ressemblerait à une Eperluette. Donc pourquoi se forcer à faire des petites différences là où ce n’est pas nécessaire ? Donc j’aime bien avec ces deux collections phare — je parle de Ciboulettes et des Eperluettes, mais je pourrais aussi parler des Mimolettes et des Pattes de Mouche et des Côtelettes. Et des Espôlettes donc !
J’aime bien enrichir ces collections-là, avec ces lignes graphiques fortes. C’est l’identité de L’Association. Et là aussi il y a une tradition par rapport aux collections de l’édition littéraire… Quand il y a un projet qui rentre dans une collection, je trouve que c’est un bon échange entre le projet et la collection, de réussir à le faire s’y intégrer. Il y a toujours ce premier choix-là. Après, si l’auteur veut faire quelque chose de complètement différent qui implique un hors collection, on le fait. Ou bien, si il y a un projet qui ne colle pas à une collection définie, on décide aussi de proposer à l’auteur de le faire en hors collection. Ou de créer une nouvelle collection… Et puis il y a des hors collection qui sont en train de devenir des sortes de collections… Mais c’est une circulation, en fait, comme toujours.

XG : Vous avez fait deux «Archives» — il y a le Stanislas et le Konture. Y-a-t’il d’autres projets de ce genre, pour remettre à disposition des choses qui auraient été faites par le passé à L’Association et qui ne seraient plus disponibles aujourd’hui ?

JCM : En fait, la collection d’archives concernait uniquement les fondateurs. Il devait y en avoir trois, le troisième, c’est moi. Je l’ai retardé, parce que — j’en ai trop d’archives, alors c’est trop de travail (rires). Mais c’était essentiellement les trois plus anciens fondateurs. Lewis ne voulait pas — il a un problème avec le passé, j’aurais bien aimé voir une réédition des Approximate, mais bon, il ne voulait pas en entendre parler. David B., c’était surtout Zèbre et ça il l’a fait avec José Jover. Et Killoffer n’a pas tellement d’archives. Donc la collection «Archives», c’était vraiment le patrimoine interne. Peut-être que ça peut se — avec le temps, si L’Asso existe encore dans vingt ans, on peut imaginer que ça puisse s’ouvrir à des auteurs non fondateurs mais phares de L’Association. On verra.
Mais en tous cas pour l’instant, tel que ça avait été conçu, il devait y en avoir trois, il n’y en a que deux et le troisième c’est moi, et je ne sais pas quand le mettrai au point. Je commence à avoir plus de matière pour faire un Gnognottes deux, plus intéressant je pense, avec des choses plus récentes. En même temps, j’adore les Archives de Stanislas et de Mattt Konture, donc ce serait pas mal de compléter la trilogie… Mais c’est plus facile de le faire pour les autres que pour soi-même !

XG : Sur ce sujet — tu as sorti La topographie interne du M. chez Les Requins Marteaux. Tu dis, je crois, dans l’introduction, que tu avais besoin que l’on t’aide à terminer ce livre.

JCM : Là, c’est typiquement l’exemple où j’avais besoin de ne pas être mon propre éditeur. Autant au niveau du sujet, de ce que c’était, je ne le voyais pas vraiment à L’Asso, je trouvais qu’il y avait des accointances avec Ferraille et donc je l’ai proposé aux Requins, et ça m’a servi que ce ne soit pas chez moi pour réussir à le terminer. Et puis j’avais un accord avec Christophe Bouillet, comme quoi il devait me tanner pour livrer les pages comme au temps de SVM Mac alors que j’avais été viré depuis longtemps… Ça m’a aidé à arriver au bout. Parce que parfois, être au four et au moulin, on n’a pas de retour, c’est un peu difficile. En même temps, ce livre, c’est quand même moi qui ai fait toute la conception, qui suis allé chez l’imprimeur au calage (rires). Comme pour la Munographie à l’An 2, on fait un bouquin sur moi, et je fais tout, je vais au calage à Milan. (rire) Faut quand même être complètement taré…

XG : Ce que je note aussi, c’est que j’ai l’impression que ce renouveau de L’Association s’accompagne d’un renouveau de Menu lui-même. Puisqu’on te voit republier à nouveau, alors que L’Association était passé au premier plan de ton activité — il y a donc eu ce superbe bouquin, La topographie interne du M. sorti chez Les Requins Marteaux, et puis là il y a eu les deux Lock Groove Comix l’année dernière, et ça faisait longtemps que l’on n’avait pas eu tant de livres. Il y a eu aussi le Patte de Mouche (La Marraine des Moines) qui correspondait aux 24h de la bande dessinée…

JCM : Il y en a un deuxième qui est prêt, que j’ai fait à Bruxelles.

XG : Donc c’est le renouveau de Menu aussi ?

JCM : Oui, c’est vrai que … Tout est un peu lié depuis le début chez moi, entre la casquette d’éditeur, la casquette d’auteur. C’est vrai que si je me suis investi dans l’édition, c’est parce que j’avais peut-être des soucis au niveau créatif, vers la fin des années 80, etc. Et ça a toujours été un peu par bouffées comme ça, par périodes. Mais c’est vrai aussi que quand L’Association s’est développée, je me suis investi dedans corps et biens, et que j’ai un peu mal vécu certaines années, où j’avais un peu l’impression de sacrifier mon travail d’auteur, et finalement d’empoisonner mon entourage aussi parce que j’en souffrais. Et je pense que le fait d’avoir remis les choses à plat avec Plates-Bandes, avec L’Eprouvette, avec les fondateurs de L’Association — c’est-à-dire de définir les désaccords qu’on avait, et de se positionner par rapport à ça, ça m’a aussi retiré un poids personnel, de la conscience, qui je pense, m’empêchait aussi de créer correctement. Parce que ce n’est pas possible de continuer une histoire collective, avec une collection de non-dits sur les choses qui ne vont plus dans le collectif, et de continuer comme si de rien n’était. C’est quelque chose qui n’est pas tenable, donc il faut que ça craque, et à partir du moment où ça a craqué, je constate que j’ai mieux dessiné aussi à la suite de ça.
Bon, il y a tout un tas d’autres raisons personnelles pour lesquelles ça va peut-être mieux qu’à une époque — il n’y a pas que L’Association de responsable là-dedans, mais je pense quand même que quand on fait des choses aussi délicates que la création, en s’impliquant soi-même dedans comme je peux le faire, sous l’angle autobiographique, c’est quand même très tributaire de la façon dont on s’inscrit avec sa conscience dans le contexte. Et si l’on a l’impression d’aller de travers, et de ne pas être en accord avec sa conscience, à mon avis, ça gêne la création. Donc oui, ça va mieux.

XG : Et tu es prêt à repartir pour quinze ans d’Association ?

JCM : Ça dépend des jours ! Il y a des jours où j’en veux encore pour trente ans et des jours où je veux arrêter le lendemain. Mais force est de constater que je n’arrête pas… Et par rapport à ma création personnelle, je ne sais pas du tout comment ça va réussir à s’articuler, j’ai besoin de finir cette fichue thèse aussi, qui est en cours. Là ce sera de nouveau de la théorie, donc il y aura probablement des chapitres qui seront des suites directes de L’Eprouvette et de Plates-Bandes, il y en aura d’autres qui seront beaucoup plus expérimentaux. Mais c’est pour cette année, ça.

XG : Ça s’inscrit aussi dans cette démarche de critique ? Une thèse, c’est aussi un questionnement personnel…

JCM : Bien sûr. Il y aura tous les aspects, oui. Justement, le but c’est de creuser un peu cette triple position que j’ai — je suis l’un des rares à être à la fois sur le plan de la création, de la réflexion et de la production, avec cet aspect politique qui est lié à la production. Toutes ces questions de contexte éditorial, de récupération, de querelles — de positionnement, en fait, ça c’est l’aspect politique des choses. Il y a la création qui est quelque chose de beaucoup plus solitaire, et où là on a beaucoup moins de comptes à rendre à des grandes idées, des valeurs, des enjeux, etc. Et puis la réflexion qui est une mise à distance de l’objet, l’analyse … j’ai ces trois côtés- là. Et finalement, le fait d’avoir ces trois côtés-là qui s’interpénètrent et qui se nourrissent mutuellement, c’est productif, ça m’évoque des idées que tout le monde n’a pas forcément. Donc j’ai besoin d’en finir avec ça — en fait, j’ai vingt ans de réflexion sur le sujet qui attendent d’être synthétisés et d’être dégorgés. J’ai besoin d’en finir très très vite. Le fait que ce soit inscrit à l’université, ça me permet de le faire vraiment, parce que sinon je ne le ferai jamais. Et puis…

XG : Ça sera publié dans la collection Eprouvette, un jour ?

JCM : Ça fera un livre à L’Association. Il y aura peut-être un problème de format par rapport à la collection Eprouvette, parce qu’une thèse c’est en A4, mais c’est évident que je le fais avant tout pour faire un livre, bien plus que pour le diplôme. Même si j’aime bien finir ce que j’ai commencé. Ça, ça été commencé en 1990, (rire) il est grand temps de terminer. Tiens, comme L’Association, comme c’est curieux.

XG : Je voulais aussi qu’on parle un peu plus de Lock Groove Comix. C’est intéressant, parce que cela faisait longtemps que tu n’avais pas fait d’autobiographie. C’est donc un retour à l’autobiographie, même s’il y a un angle précis qui est choisi, qui est de parler de la musique, puisque ça déborde très rapidement des lock grooves.

JCM : Oui, le thème, c’est la musique.

XG : Il y a aussi le choix du format Mimolette, qui m’a fait penser à une sorte de retour aux sources, dans l’idée de proximité au fanzine, de ce que tu aurais pu faire à tes débuts.

JCM : Complètement. Ça faisait longtemps que j’avais envie de faire des Mimolettes — il y a des collections comme ça à L’Association, que j’ai conçues et qui m’attirent comme auteur — j’aimerais bien faire une Côtelette, aussi, je ne sais pas quand. Il y a seulement un an, la Mimolette c’était pareil, j’avais envie d’en faire potentiellement. Je suis ravi d’en être ! Et j’avais envie aussi depuis longtemps de faire quelque chose sur la musique. C’est vrai que le sujet est une matière un peu «fanique», et donc j’imaginais bien parler de musique dans un format populaire, et la Mimolette s’est vraiment imposée. C’est sûr que la collection, c’est Mattt Konture qui l’a initiée, et il y a donc une proximité avec Lock Groove, qui parle de rock et qui est autobiographique. Pour moi, c’était la collection qui s’apparentait le plus avec ce que j’avais envie de faire. Et ce qui est intéressant, en fait, c’est que voulant parler de musique, je me retrouve à parler de moi, chose que je n’ai pas faite depuis le Livret de Phamille, et que je n’ai pas réussi à faire parce que, ma vie ayant été ce qu’elle est, une suite directe au Livret de Phamille a été impossible à l’époque et est restée impossible de fait depuis ce moment-là.
Donc le fait de parler de musique, me remet en scène moi-même, et sous un angle plutôt joyeux. En fait, j’étais bloqué, parce que la suite du Livret de Phamille, c’est pas joyeux du tout. Et je l’ai gardé en travers de la gorge, et je n’ai pas réussi à le sortir. Et finalement, reparler de moi sous un angle oblique, c’est-à-dire sous le prétexte d’une passion, ça me permet de parler de moi d’une manière jubilatoire. Parce que pour moi, le rock’n’roll, c’est une jubilation. Et même si ça a un côté fan, et obsessionnel, et adolescent mal dégrossi, et tout ce qu’on veut, ça me permet de faire quelque chose de gai. Et du coup, je reparle de moi, et de manière plaisante. Ça, c’est une sorte de surprise, en fait, je ne m’y attendais pas du tout. J’ai plein de bons retours de Lock Groove, il y a des retours de gens qui aiment la même musique que moi, mais il y a aussi des gens qui sont contents de me voir reparler de moi, et je pense qu’il y a aussi des gens qui sont un peu contaminés par cette espèce de jubilation qu’il y a à parler de musique de façon obsessionnelle comme ça. Je me rends compte qu’il y a une contagion, et c’est une bonne surprise.
On a beau faire son — comment dire, son artiste maudit, quand on a beaucoup de retours d’un truc, on est content. Par exemple, Le Mont Vérité, j’ai très peu de retours, ce genre d’univers-là reste super hermétique. J’ai fait un Patte de Mouche du Mont-Vérité, pffft ! quasiment personne ne m’en a parlé, alors que Lock Groove j’ai une tonne de retours.

XG : Dans Lock Groove, il y a beaucoup d’enthousiasme — ça grouille de partout, un peu comme s’il n’y avait pas assez de pages pour tout exprimer à l’intérieur. Tu y investis l’espace jusqu’en quatrième de couverture.

JCM : Oui. Oui, je pense que là encore, la proximité avec Mattt Konture est évidente, on a envie d’utiliser l’espace au maximum. Et donc oui, je me reconnais complètement dans le côté «fanzine» du truc. C’est-à-dire un peu comme à l’époque où l’on n’a pas beaucoup de sous, et il faut mettre le maximum d’idées dans ce que l’on a le budget de pouvoir faire. Alors que je ne suis pas du tout dans cette problématique-là. Mais il y a quand même le désir, oui, un peu anachronique, de donner le maximum au lecteur pour un truc imprimé à six euros.

XG : Il y en a un autre en préparation ?

JCM : Alors — j’ai de la matière pour en faire encore plein d’autres, il y en aurait au moins cinq ou six. Mais le trois — j’aimerais bien qu’il y en ait un en 2009, a priori en novembre. Ça veut dire qu’il faudrait que je le fasse cet été, mais ma principale priorité est cette fameuse thèse, à laquelle je vais me mettre, là maintenant.

XG : Ce qui est marquant, entre le premier et le deuxième, c’est qu’effectivement il y a une sorte d’ouverture qui se produit. Le premier commence vraiment sur l’idée d’une sorte d’inventaire de fan autour du lock groove, et puis petit à petit, tu parles de plus en plus de la musique, de plus en plus de ce qu’il y a autour de la musique — les gens que tu rencontres, les concerts où tu vas, et puis tout ce qui se passe autour des concerts avec les galères. Alors que c’est censé être quelque chose qui tourne en rond et qui fait du surplace.

JCM : Ce qu’il faut voir, le sujet de tout ça, ce n’est pas le lock groove — c’est le vinyl, c’est l’analogique, c’est la musique et c’est mon rapport à la musique. En fait, le lock groove, c’est une porte d’entrée, c’est un angle par lequel je rentre dans mon sujet. Ce serait absurde de faire une série de comix sur uniquement les sillons sans fin. Je pense que ce serait chiant. Le vrai sujet c’est le rapport à la musique, et dans le numéro un la colonne vertébrale c’est l’histoire sur les Beatles. C’est eux qui m’amènent à la perception de la musique que j’ai depuis, c’est ça qui m’aiguille, qui sert de passeur sur tout ce que j’ai découvert après. Donc effectivement, là, on met les choses à zéro, d’où je viens. Et d’où je viens, je viens du hit-parade d’Europe 1, avec toutes les merdes, et puis à un moment-donné, il y a les Beatles. Donc c’est une histoire hyper classique et hyper simple, mais la vraie histoire, c’est celle-là. Après, il y a cette histoire de vinyl, de collectionnite, cette histoire de sillon sans fin, et il y a encore d’autres trucs à dire là-dessus.
Bon, dans le deuxième, je parle des choses gravées sur certains vinyls après le lock groove, ou de faces entières gravées. D’ailleurs, c’est une préoccupation qui rentre carrément dans certains disques-objets qui deviennent de plus en plus poussés. Par exemple, il y a un récent Melvins qui s’appelle «(a) Senile Animal» — un an et demi plus tard il sort en vinyl, c’est une sorte de livre avec quatre maxi-45 tours, la musique est uniquement sur une face, sur l’autre face c’est du dessin gravé, les quatre disques sont de couleurs différentes, avec un travail graphique impressionnant, et je vois bien que mes préoccupations, je ne suis pas le seul à les avoir. Les Melvins, ils sont de ma génération, et du coup on sent bien que si on a les moyens de le faire, on va pousser les possibilités techniques de faire de beaux objets au maximum. Alors qu’avec le CD, c’est très limité. C’est un format marketing, il y a le digipak qui est un moindre mal mais sinon très peu de possibilités. De toutes façons le vinyl enterrera le CD.

XG : Quand tu commences à travailler sur le premier Lock Groove — sur la couverture, il y a un numéro «1». Comment est venu ce projet, et à quel moment as-tu su que ça allait devenir une série ?

JCM : C’est la collection Mimolette qui a imposé ça. A partir du moment où je me dis, je vais faire ce que j’ai envie de faire depuis longtemps sur la musique et ça va être en Mimolette, je sais que c’est une série. C’est une évidence. Et je sais que je veux en faire deux, très rapprochés. Et qu’après j’en ferai d’autres. Je pense que la collection Mimolette appelle des séries, elle appelle un numéro un, un numéro deux. Il y a un truc jubilatoire là-dedans aussi. Ça fait partie du côté obsessionnel, effectivement je parle d’objets, de disques, etc. mais le fait d’apposer le numéro deux, le numéro trois, ça fait partie du même genre de petit plaisir. Et puis faire une couv pour le 2 qui est une citation de la pochette que j’ai fait pour les Satellites vingt ans avant…

XG : Tu parlais de l’objet des Melvins, est-ce que c’est le genre d’objet qu’il t’intéresserait de faire, de développer ? Ça a toujours été un peu présent dans le travail de L’Association, en particulier dans le cadre des cadeaux aux adhérents, le plaisir ludique de l’objet comme les images chocolat. C’est quelque chose qui t’attire, de dépasser la chose imprimée pour aller vers des objets plus étonnants ?

JCM : Je suis vraiment très attiré par tout ce qui est artefact technique. Les objets reproduits en série par des machines, qui peuvent être proposés à tant d’exemplaires à travers le monde, ça me fascine. Le disque vinyl en fait partie, le livre en fait partie, et dans tout ça, j’aime vraiment bien travailler les options. C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a de plus en plus de livres-objets à L’Association, il y avait l’arrière-boutique qui avait été un peu définie pour ça, mais l’arrière-boutique ne marche pas du tout, donc finalement ces projets-là vont se retrouver dans le circuit normal. Le dernier livre de l’arrière-boutique s’appelle Grande Vitesse, c’est un livre de Jochen Gerner qui se déplit. C’est un livre de carnet de trains, dont la fabrication est en accordéon. Faire fabriquer des choses comme ça pour la première fois, j’adore. Et il est évident que dans mes projets, j’ai un label de disques. C’est évident. Si j’ai l’énergie, je veux absolument lancer ça avant l’extinction des feux !
Par contre, c’est vrai que ce genre d’ambition devient vraiment de la résistance. Aujourd’hui encore, j’apprends que telle usine de papier en Italie ferme, et que tel papier auquel on était habitués disparaît. La crise abstraite est très concrète dans des cas comme ça, il y a de moins en moins de choix au niveau des matières, des papiers, des toiles. Tout ce qui est de ce genre d’objets-là, les choix se restreignent de plus en plus, et ça devient de plus en plus cabinet de curiosité, de plus en plus mélancolique, de vouloir faire ce genre de choses. Parfois j’ai l’impression qu’on est mille quarantenaires attardés, obsessionnels, à collectionner ce genre d’artefacts sur la surface de la planète. C’est pour ça aussi que les collections normales doivent continuer. Des choses qui sont a priori rationnelles, rentables. Et donc une bonne vieille Mimolette qui coûte six euros, le papier peut changer, c’est pas très grave.
Les deux axes sont très importants, complémentaires, et c’est encore une fois une circulation entre quelque chose de rare, et quelque chose de très disponible, quelque chose de très accessible. Les deux sont importants, et moi je n’ai jamais fait — et là, on revient à un problème de fond — je n’ai jamais fait de différence entre vendre un million de Persepolis et vendre quatre cents Matti Hagelberg. C’est pour moi fondamental, à partir du moment où quelque chose est dans le catalogue, ça a la même valeur. Et le chiffre de vente on s’en fout — évidemment après il y a des implications différentes, mais au niveau du catalogue et de la production, et pour ce qui est du respect de l’objet, c’est exactement sur le même niveau. Et c’est pareil entre un objet techniquement très travaillé et une Mimolette. Simplement, ce n’est pas vendu au même prix, mais pour moi c’est considéré de la même manière. Une Mimolette à six euros, elle est fait avec autant de soin qu’un livre-objet à trente euros.

XG : A l’opposé du livre-objet — le site web, c’est pour quand ? (rire)

JCM : Qu’est-ce que ça fait chier, ça… Non, mais il est — oui, oui, il est en préparation, il y a plein de trucs prêts. C’est moi qui bloque en fait. Je bloque un peu avec Internet… Mais ça se fait. Alors je suis peut-être un vieux schnock sur ce coup-là, parce que l’Internet je l’utilise comme outil, je l’utilise toute la journée. Mais le fait de miser dessus en tant que but, non, je n’y crois pas. Internet comme moyen, oui, comme outil. Le problème, je pense, de trop de gens qui utilisent le net, c’est qu’ils le voient comme une finalité, et je n’y crois pas une seconde. D’ailleurs, la preuve, c’est que la plupart des bloggeurs se servent d’Internet comme une prépublication, et leur vrai but, c’est le livre. Et s’ils font un blog sans avoir le livre, c’est un peu comme s’ils étaient restés dans Pilote dans les années 70 sans jamais avoir eu de livre chez Dargaud. J’ai dit une connerie, là ? (rires)

[Entretien réalisé à Angoulême le 29 Janvier, et prolongé à Paris, le 11 Mars 2009.]

Entretien par en mai 2009