John Porcellino
Depuis près d'un quart de siècle, John Porcellino s'est affirmé avec King Cat Comics comme une figure emblématique de la bande dessinée auto-publiée, tenant d'une approche aussi artisanale que personnelle et fragile. Avec son trait immédiatement reconnaissable et ses histoires qui évoquent des choses simples de la vie, il construit au fil des ans une œuvre unique et fascinante.
Xavier Guilbert : Tu travailles actuellement sur le King-Cat Comics #74 et l’année prochaine marquera le 25e anniversaire de King-Cat Comics — comment tout cela a-t’il commencé ?
John Porcellino : Euh, eh bien…
Xavier Guilbert : Avais-tu imaginé que ça durerait aussi longtemps ?
John Porcellino : Je dirais que — enfant, j’ai toujours fait des petits livres ou des trucs comme ça, et puis… au collège, je faisais des petits livres en photocopies que je donnais à mes amis. Quand je suis parti à l’université, c’est là, en 1987 je crois, que j’ai découvert qu’il y avait tous ces gens qui faisaient des ‘zines. Et dès que j’ai découvert ce réseau de gens partout dans le monde, qui faisaient ces petits livres auto-publiés, je me suis senti immédiatement à ma place. Aussitôt, c’était — c’est ce que je veux, ce que j’aime.
Xavier Guilbert : Tu ne parles pas seulement de ‘zines de bande dessinée, mais de ‘zines en général, c’est ça ?
John Porcellino : Oui. En fait, les bandes dessinées — aux débuts des ‘zines, dans les années 80, c’était très vaste et ça me manque un peu aujourd’hui. Ce que je veux dire, c’est que c’est toujours très vaste, mais que — je faisais King-Cat, mais je recevais souvent par la poste des ‘zines politiques, ou alors que de poésie, ou tout un tas de trucs bizarres. Et on s’échangeait tout ça, tu vois ? Mais au fil du temps, la bande dessinée est devenue un peu son propre… tout ce que je reçois aujourd’hui par la poste, c’est de la bande dessinée. C’est devenu — ça s’est détaché, alors qu’à un moment c’était simplement un grand mélange de gens. C’était plus — ce n’était pas : « Ah, tu fais de la bande dessinée ? J’en fais aussi » qui déboucherait ensuite sur la rencontre ou l’échange. C’était plutôt : « Ah, tu fais un ‘zine ? Moi aussi. Il se trouve que le mien, c’est de la bande dessinée, mais… » Pour les ‘zines que je faisais, j’avais plutôt un rôle d’éditeur. J’y contribuais aussi, mais je rassemblais surtout le travail de différentes personnes, et j’éditais la chose. Et c’est en — ça doit être en 1988 que j’ai découvert Julie Doucet. Elle faisait Dirty Plotte. J’avais déjà vu des choses qui y ressemblaient, ce n’était pas complètement nouveau, mais ce qui m’a frappé, c’était que — c’était uniquement son travail à elle. D’autres personnes l’avaient fait aussi, mais pour je ne sais quelle raison, cela ne m’avait pas marqué autant que quand j’ai vu son travail. C’était tellement personnel. Et c’est ça qui a été ma motivation pour me lancer dans King-Cat. Ce qui fait que j’ai commencé ce nouveau ‘zine — et à l’époque, je faisais d’autres trucs à côté, d’autres titres. Mais une fois que j’ai commencé King-Cat, c’est là que j’ai mis toute mon énergie. J’adorais ça. Et ainsi, très rapidement, mon idée pour King-Cat était : cela peut être n’importe quoi. Quoi qu’il se passe dans ma vie en ce moment, je peux le mettre dedans. Et cela peut constamment évoluer et changer. Et j’ai réalisé que cela pourrait être un projet à long-terme, tu vois ? Parce que je n’allais pas me retrouver coincé avec un personnage particulier — enfin, à l’exception du personnage de John P. Mais pas de style, de genre d’histoire, ou quoi que ce soit. Cela pouvait continuer à changer avec moi.
Xavier Guilbert : Tu faisais déjà des récits autobiographiques avant de découvrir Julie Doucet ?
John Porcellino : Oui. Enfant, j’avais fait des histoires avec des épées et des magiciens, et des trucs comme James Bond avec des histoires d’espions. Mais quand je me suis retrouvé au lycée, mes bandes dessinées sont devenues plus… j’ai commencé à faire un peu d’autobiographie. Ou plutôt — même si ce n’étaient pas forcément des histoires sur ma vie, il y avait des choses beaucoup plus personnelles.
Xavier Guilbert : Était-ce quelque chose que tes cours en école d’art encourageaient ?
John Porcellino : Quand j’y repense, je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours été intéressé par ça. Je dirais — ce qui m’intéresse, c’est cette chose que l’on appelle « la vraie vie ». Ce qui est en fait, vraiment, ressentir ce que c’est d’être vivant. C’est assez difficile à décrire. Mais même quand j’étais — j’ai fait de la peinture, tu sais ? Tous mes travaux, que ce soit la musique (parce que j’ai fait de la musique) ou l’écriture, ou la bande dessinée ou autre, ils trouvaient tous leur inspiration dans une expérience réelle. La mienne, ou quelque chose que j’aurais lu dans le journal, ou qu’un ami m’aurait raconté. Cela a toujours été mon centre d’intérêt, depuis très tôt. En fait, aux balbutiements de King-Cat, il n’y avait pas grand-monde qui faisait de l’autobiographie. En fait, la seule personne qui me vient à l’esprit était Harvey Pekar, avec American Splendor. Et les gens prenaient King-Cat et me disaient : « Tu connais Harvey Pekar ? Tu devrais lire ses trucs. » Et pendant des années et des années, volontairement, je n’ai jamais — je le voyais dans les étagères, et je ne voulais même pas y toucher, parce que je ne voulais pas — je me disais : « Oh, c’est le type qui fait des trucs comme moi, selon eux. » Mais je ne voulais pas que ce que je faisais soit souillé. Je voulais pouvoir dire : « C’est simplement ce que je fais, je ne dois rien à personne. » Et puis il y a eu Chester Brown et Yummy Fur, au début des années 90, qui est passé à l’autobiographie, et je me suis dit — « Maintenant, c’est fini. » Parce que tout le monde va penser que je copie Chester. En fait, je faisais ça tranquillement, à un tout petit niveau, depuis plusieurs années. Et puis, je ne sais pas pourquoi, mais l’autobiographie est maintenant un genre établi en bande dessinée. Alors que pour moi, cela a toujours été ma manière de voir les choses. Alors oui, dans les premiers King-Cats, il y avait quelques récits de fiction. Mais même ceux-là étaient basés sur des expériences réelles. Je changeais seulement les noms. C’était moi, mais je l’appelais « Billy » ou quelque chose comme ça. De temps en temps, je fais un truc de fiction, ou bizarre ou idiot, ou quelque chose qui me vient comme ça, mais la grande majorité, c’est comme ça que cela s’est passé. Je pense que — pour moi, mon travail traite avant tout de l’expérience de la vie, des réflexions que cela amène et ensuite le fait de le partager avec d’autres personnes… C’est un autre aspect dont j’ai pris conscience en faisant King-Cat de la sorte : aussi longtemps que je suis vivant, j’aurais de la matière à traiter. Peut-être que ce sera ennuyeux ou que cela changera, mais il y aura toujours des choses qui vont se passer, et il y aura toujours quelque chose sur quoi écrire. A partir du moment où j’ai commencé à voir les choses comme ça, c’est à ce moment que j’ai réalisé que cela pourrait durer très longtemps. Que cela pouvait durer autant je le voulais.
Xavier Guilbert : Tu disais qu’au début, tu distribuais King-Cat autour de toi. Mais quand on fait de l’autobiographie, et qu’on le donne ensuite aux gens qui te sont les plus proches, parents et amis — comment cela s’est passé au début, et est-ce que ça a changé depuis ?
John Porcellino : En fait, la plupart des gens aiment ça. Ça les amuse — même des vieux amis avec qui je n’ai plus vraiment gardé de contact. S’ils sont dans le dernier numéro, je vais leur envoyer par la poste pour leur dire : « tiens, tu es dans le dernier King-Cat ! »… J’écris principalement sur mes amis, et j’aime mes amis, alors… ça se passe bien. Généralement, ce n’est pas trop — je n’écris pas, je ne révèle pas leurs secrets ou quoi que ce soit. C’est très amical et affectueux, en grande partie. Ce qui fait que généralement, il n’y a pas beaucoup de problèmes. Parfois, j’ai envie d’écrire sur quelque chose mais je pense… j’ai réalisé à un moment que si je suis très ouvert à propos de tout, d’autres personnes ne souhaitent pas forcément voir telle ou telle histoire racontée à des inconnus. Ce qui fait que si je sens qu’il y a une question, je vais discuter avec ces personnes et leur expliquer : « je voudrais faire une histoire sur ça, est-ce que ça te gène ? » Et ça m’aide, en fait, parce que parfois, en en parlant avec ces personnes, elles vont me dire des choses qui… Du genre, je vais leur demander : « Tiens, tu te souviens de cette nuit où on est tous allés au pont ferroviaire ? Je vais faire une histoire dessus, ça te pose un problème ? » Et cela va démarrer une conversation, on va en discuter, et ils vont se rappeler des choses dont je ne me souvenais pas. Ce qui fait que ça m’aide, au final. Mais surtout, je ne fais pas de la bande dessinée pour me venger ou pour blesser les gens. Généralement, je pense que les personnes n’y voient pas de problème. Cela m’est arrivé, à quelques occasions, de froisser quelques personnes, mais rien qui ne dure — rien qui n’ait causé de dégâts irréparables.
Xavier Guilbert : Tu avais fait combien d’exemplaires du premier numéro ?
John Porcellino : 18. Pour les premiers, c’était 18, et ensuite j’ai essayé de…
Xavier Guilbert : Pourquoi ce nombre ? C’est un peu bizarre, de ne pas pousser jusqu’à… jusqu’à 20, par exemple.
John Porcellino : (rire) C’était — je pense, parce que : j’en gardais un ; j’en donnais un à mon père ; j’avais six amis, environ ; et il y avait… il y avait Factsheet 5, tu connais ? Factsheet 5 était un magazine dans les années 80 et 90, qui — c’était avant Internet, tu vois. C’était une sorte de « centrale d’information » des fanzines et de l’auto-édition. Tu faisais un ‘zine, et puis tu l’envoyais à Factsheet 5, et quelques mois plus tard, tu recevais par la poste ce magazine en papier journal, grand et épais, qui listait des centaines et des centaines de ‘zines, avec leur adresse et « contre un dollar », ou « contre un timbre » ou « pour échange », et une petite description de ce qu’il y a dans le numéro en question. Et c’est comme ça que les gens rentraient en contact. Ce que fait que je recevais Factsheet 5 par la poste, et dedans il y avait ma petite chronique de King-Cat #3 au milieu de centaines d’autres, et je m’installais pour toutes les lire en en cochant certaines. « Je vais commander celui-là », ou « ces gens disent qu’ils sont prêts à échanger, ça a l’air intéressant, je vais leur envoyer King-Cat« .
Donc j’en envoyais un exemplaire à Factsheet 5, et j’en gardais cinq de côté au cas où quelqu’un le commanderait par Factsheet 5. Et donc, c’était — je n’en avais pas besoin de plus, tu vois ? Il y a vraiment très très peu de gens qui ont l’ensemble des numéros, parce que durant la première année ou les six premiers mois…. Je crois que Julie Doucet, si elle les a conservés — je ne sais pas si c’est le cas — elle devrait tous les avoir, parce qu’elle m’a tellement inspiré… Nous avons commencé une correspondance, et nous sommes devenus bons amis, après — par l’intermédiaire de Factsheet 5. J’en envoyais toujours un à elle, et à mon meilleur ami Donal. Je lui ai envoyé chaque numéro. Mais les premiers, il n’y en avait pas beaucoup. Et c’est très bien comme ça.
Xavier Guilbert : Quand est-ce que ça a commencé à décoller ?
John Porcellino : Oh, ça s’est passé progressivement… à chaque fois, j’augmentais le tirage, ou… je faisais juste 20 exemplaires, et quand il n’y en avait plus, je retournais à la boutique de reprographie et j’en faisais d’autres. A partir d’un certain moment, c’est devenu vraiment casse-pied de faire ça. Alors j’ai commencé à en tirer 500, afin de ne plus avoir à m’en occuper pendant un an ou deux. C’est un peu comme ça que ça s’est passé. Je fais un numéro, et puis pour une raison ou une autre ils partent plus vite que d’habitude, et pour le suivant j’augmente le tirage. Aujourd’hui, j’en fais 2000, environ. Si ça se vend vite, je vais peut-être en faire — tu vois, une centaine de plus, mais c’est à peu près tout.
Xavier Guilbert : Tu vas toujours à la boutique de reprographie ?
John Porcellino : Non, ils font tout pour moi. Avec la technologie, maintenant, je me contente de prendre les fichiers et d’appuyer sur une touche, et ça part vers un satellite qui transmet ça ensuite. C’est imprimé à Denver, aujourd’hui encore. Parce qu’il y a cette boutique que j’utilise depuis vingt ans. Ils sont très bien avec moi, et ils comprennent ce que je recherche. Mais maintenant, avec la technologie, c’est marrant. C’est intéressant, parce que cet endroit où je vais, quand j’ai commencé à travailler avec eux en 1992, il y a 21 ans, c’était un magasin d’occasion de mobilier de bureau. Ce qui fait qu’il y avait des vieilles armoires défoncées et des canapés et des chaises, et dans le fond, il y avait des photocopieuses. Et il y avait un petit comptoir pour les photocopies. C’était l’endroit le plus près de chez moi, ce qui fait que j’y suis allé en leur demandant : « salut, est-ce que vous pouvez imprimer ça ? » Depuis, ils ont grossis. Maintenant, ils sont dans un hangar à côté de l’aéroport de Denver, et c’est — ils en ont pour des millions de dollars d’énormes machines, avec la reliure, et toute cette technologie numérique. Ce qui fait que c’est drôle, aujourd’hui encore…
Xavier Guilbert : Ils impriment d’autres ‘zines que le tien ? Ou est-ce que c’est seulement toi, parce que tu es un peu leur client le plus fidèle ?
John Porcellino : (rire) Oui, ça les fait un peu lever les yeux au ciel, parce que je suis très particulier avec ça. Je pense que quand j’arrive — quand j’habitais à Denver je venais déposer moi-même mes pages — je pense qu’ils sont en même temps à se dire « tiens, voilà John » et « pfff… ». Parce qu’ils ont sans doute l’habitude d’imprimer des rapports annuels, des formulaires commerciaux et ce genre de choses. Et me voilà qui arrive, et qui leur dis : « je voudrais que ça, ce soit comme ça, et ça comme ça ». Heureusement, je sais que pour certaines des personnes qui travaillaient là-bas, c’était encore amusant de faire quelque chose de différent. Il y a des gens avec qui j’ai travaillé qui sont là-bas depuis très longtemps. Et je continue à faire appel à eux, parce que je suis fidèle.
Xavier Guilbert : Comment ton dessin a-t’il été accueilli à tes débuts ? (John rit) Et pourquoi avoir choisi ce style-là, en particulier par rapport à tes études en école d’art ?
John Porcellino : Eh bien… Dans le monde du ‘zine, il n’y avait pas de problème. Les gens avaient l’habitude de voir des choses différentes — ils avaient l’habitude de voir des amateurs… je déteste ce mot, mais tu vois ce que je veux dire ? Non formé ou brut. Et je venais du punk rock aussi, alors… tu sais comme c’est. Peu importe la tête que ça a, l’important c’est ce que ça dit. C’étaient mes sources d’inspiration. Mais dans le monde de la bande dessinée, pendant très longtemps, il n’y avait aucun lien existant entre ce que je faisais et ce monde. Je lisais des bande dessinées, j’achetais par exemple le dernier Dan Clowes en boutique, mais c’était comme si cela se situait tout en haut, et mes amis et moi étions tout en bas à faire ce truc, qui était de la bande dessinée, mais très distinct. Et quand mes bandes dessinées se retrouvaient dans ce monde, la réaction était généralement… « C’est quoi ce truc ? Tout d’abord, il ne sait pas dessiner. Et ensuite, les histoires ne parlent de rien ? » Ce n’était pas du tout ce qu’ils avaient l’habitude de voir.
En école d’art, peindre et tout le reste, pour moi, faisait partie de la même démarche : la musique, les ‘zines, la peinture, l’écriture… mais dans beaucoup d’aspects, cela restait secret. Quand j’étais en école d’art, si tu avais dit : « je veux devenir auteur de bande dessinée », je ne suis même pas sûr qu’ils auraient ri. Ils auraient été — dégoûtés. Ce qui fait que j’avais des amis à l’université qui étaient des peintres, mais qui faisaient aussi de la bande dessinée, mais ce n’était pas… c’était réservé à ce petit groupe de personnes qui étaient sous le radar. Les gens de l’art n’en savaient rien.
Mais vers la fin de mon cursus, il m’arrivait, quand il y avait une exposition dans le bâtiment d’art… une exposition de travaux d’étudiants, ou de travaux de fin d’études ou autre, ils avaient ces vernissages. J’y allais, j’avais une petite mallette de médecin, comme une valise en cuir. Et je la remplissais de ‘zines, je me rendais sur place, et je créais comme une résistance — je prenais une table, et je l’amenais dans le hall à côté de l’entrée, et j’y installais mes choses, du genre : « voici de l’art pour 35 cents ! » Et avec ma table, les gens étaient intéressés. Ça les faisait rire parfois, mais j’ai rencontré des gens comme ça. C’était mon truc avec les ‘zines : j’étais peintre, et j’étais un artiste, mais il y avait tellement de choses à propos du monde de l’art que je ne pouvais simplement pas supporter. Je voulais que l’art soit bon marché. Je voulais qu’il soit accessible à tous. Je voulais qu’il soit multiple, je n’aimais pas l’idée qu’il y avait une pièce unique que quelqu’un allait ranger dans une armoire quelque part. Je voulais que cela reste dans le monde, et que cela circule. Et donc, pour moi, c’était encore de l’art. C’était simplement une autre manière de faire de l’art. Ce sont les raisons qui m’ont aussi fait réaliser que c’était un projet à long terme, parce que cela apportait une réponse à tous mes problèmes. Il y a un moment où j’ai compris que faire ces bandes dessinées était exactement comment je voulais m’exprimer. De cette manière-là. Sous cette forme. C’est comme ça que je veux le faire.
Tous les problèmes que j’avais avec le monde de l’art et des galeries… venant d’un contexte de do-it-yourself et de punk-rock, j’ai compris que ça n’allait pas marcher. J’ai beaucoup trop, trop de convictions sur la manière dont je veux faire les choses, et la bande dessinée résolvait tout cela. En particulier la bande dessinée auto-publiée. Je faisais tout moi-même.
Xavier Guilbert : Effectivement, tu as mis en place un format qui est à la fois unique et très personnel. Un numéro de King-Cat commence avec la couverture, puis il y a l’introduction KC Snornose, le courrier, les tops 40, et enfin les pages dessinées et parfois une ou deux pages tapées à la machine. C’est un assemblage de choses qui me semble parfaitement cohérence avec ce que tu disais sur les débuts des ‘zines. La technologie permet maintenant à n’importe qui de créer un blog et d’avoir un résultat qui est — professionnel dans la présentation, loin de cette approche « amateur ». Toi, tu as continué ce que tu faisais, et c’est aujourd’hui unique et instantanément identifiable — en cela que : c’est John Porcellino, et il n’y a personne d’autre qui fasse ce qu’il fait
John Porcellino : Oui, j’espère… Quand je parle avec des jeunes auteurs, c’est ce que je leur dis toujours : tu dois trouver un moyen d’être toi. C’est tout ce qui compte. Sinon… tout le monde passe par ces moments au début, où tu t’intéresses à tout un tas de choses qui t’influencent, et tu digères ces influences. Mais au final, il te faut trouver cette voix en toi. Si tu trouves cette voix, ce que tu fais va être unique. Ça sonne un peu hippy (rire), mais tout le monde est unique, et si tu trouves cette source en toi qui doit s’exprimer, alors tu feras quelque chose qui t’es propre. Tu prendras, tu verras ce que font les autres — il y a très certainement des influences que j’ai absorbées, et… mais dès le départ, j’avais vraiment conscience de combien je voulais que ce soit différent. Je ne voulais pas que cela ressemble au travail de quelqu’un d’autre.
Tous ces éléments des King-Cat, ils viennent des débuts des ‘zines. Mais aussi, ce que je dis souvent : cela peut être tout ce que je veux. Cela n’a pas besoin de ressembler à … à autre chose. C’est intéressant, parce que j’ai toujours dessiné des comics, mais je n’ai jamais — beaucoup d’auteurs américains, en particulier d’une certaine génération, ont grandi en lisant des comics de super-héros, et en allant à la boutique de comics, ce genre de choses. Ça n’a jamais été le cas pour moi. (une pause) Je veux dire, j’avais quelques comics, mais cinq ou six durant toute mon enfance, que je lisais et relisais. Et puis il y avait le journal, avec le dimanche, les Funnies. Mais je pense que, par chance, j’en suis reconnaissant. La toute première fois où j’ai fait de la bande dessinée, j’ai eu l’impression qu’il n’y avait aucune limite. Je ne ressentais pas le besoin de la faire d’une certaine manière, que cela devait être comme ci ou comme ça, et … pour moi, c’était un espace de liberté depuis le tout premier moment.
Cela pouvait prendre toutes les formes. Cela pouvait ne parler de rien, cela pouvait être ceci ou cela. Tu pouvais n’y mettre que de la prose, ou seulement des dessins. Tu pouvais découper quelque chose dans le journal et le coller dedans, et ça marchait aussi. C’est une bonne chose que je n’aie pas eu ces limitations.
Xavier Guilbert : N’en as-tu pas reçu par le biais des gens qui réagissaient aux numéros que tu publiais ?
John Porcellino : C’est un autre aspect aussi, quand je parle à des étudiants, je leur dis : je pense qu’avec Internet et le reste, c’est sans doute impossible aujourd’hui. Ou alors, c’est faisable, mais cela demande beaucoup de discipline. Comme je le disais, les premiers numéros de King-Cat — dix exemplaires partaient dans le monde. Parfois les gens m’écrivaient en disant : « Salut, j’ai reçu le nouveau King-Cat, c’était drôle » ou autre. Mais la plupart du temps, j’étais dans mon coin à dessiner comme un fou.
Xavier Guilbert : Surtout vu que tu as sorti beaucoup de numéros au début.
John Porcellino : Oui, ça allait très vite. J’ai dû sortir 24 numéros la première année.
Xavier Guilbert : Et puis cela a ralenti, et maintenant c’est à peu près un par an. Mais les premiers faisaient quoi, une douzaine de pages ?
John Porcellino : Oui, une douzaine de pages, et comme je te le disais, parfois c’était simplement des trucs que j’avais découpés dans le journal et collés là, et puis voilà le nouveau King-Cat. Ce qui fait que c’était très rapide, et je n’y réfléchissais pas trop, pour moi — j’avais une idée, je la mettais sur le papier. Je n’écrivais rien avant, je m’y mettais et je dessinais, et quand c’était terminé, c’était terminé. Je ne revenais pas dessus pour corriger ou nettoyer, je le mettais simplement dans la pile « terminé », et quand j’avais douze pages, j’allais à la boutique de repro et ça donnait le nouveau numéro de King-Cat.
Xavier Guilbert : Que s’est-il passé ? Quand cela a-t’il changé de cette approche « sitôt fait, sitôt oublié », pour devenir quelque chose avec … une certaine souffrance de la création (John rit) et le fait que ce n’est plus aussi à faire désormais ?
John Porcellino : C’est simplement que cela ralentit, et que je vieillis. Je pense, en partie. Mais également, pour les premiers numéros, j’étais encore à l’école, ce qui fait que je n’avais pas de responsabilités. J’avais peut-être un boulot à temps partiel, ici ou là, mais je passais principalement mon temps à boire des bières, jouer de la guitare et faire de la bande dessinée. Ce qui fait que — chaque soir, je m’installais et je faisais de la bande dessinée. Et puis tu grandis et il faut trouver un boulot. Mais j’ai continué comme ça, jusqu’à — c’était King-Cat #44, et c’était la première fois que je me suis installé pour écrire, et que je me suis rendu compte que des gens allaient le lire.
Je revenais d’un voyage dans l’ouest, sur la Côte Ouest, à San Francisco, et puis on était remontés vers Seattle où habitaient tous les auteurs à l’époque. Et je les ai tous rencontrés. C’étaient encore des auteurs underground : Dave Lasky, Megan Kelso, et c’est là que j’ai rencontré Julie [Doucet], c’était quand elle était à Seattle. Tout un groupe d’auteurs. Et j’ai réalisé qu’ils prenaient tout ça plutôt au sérieux, tu vois ? Tout d’abord, ils avaient une communauté. Ils s’installaient et dessinaient ensemble, et puis ils regardaient le travail des uns et des autres et donnaient des commentaires, ce genre de truc. Quand je suis rentré à Denver, où j’habitais, et que j’ai commencé à travailler sur King-Cat #44, c’était soudainement : « Oh merde ! Des gens vont lire ça ! » Et je savais, étant allé à Seattle, qu’ils s’installeraient et discuteraient d’un tas de choses, du genre : « Oui, j’ai bien aimé ce qu’ils ont fait là, mais de ce côté, tu vois, je ne trouve pas ça très bon. » Et ça m’a paralysé.
Xavier Guilbert : Pourtant, tu correspondais avec des gens, qui t’envoyaient des choses par la poste, mais ce n’était pas… ?
John Porcellino : Non, ça n’avait rien à voir. C’était un peu — je leur envoyais mon comic, et ils m’envoyaient le leur, et en gros l’esprit était : « c’est super ! » Et pas du tout : « installons-nous et voyons comment nous pouvons améliorer nos bandes dessinées. » C’était très naturel. Je ne veux pas dire qu’ils étaient forcément comme ça à Seattle, mais c’est comme ça que je l’ai perçu. Et quand je suis rentré, j’étais — je vais envoyer ça à tous ces gens, et ils vont s’asseoir et en discuter. J’ai intérêt à ce que ce soit bon !
C’était un moment-clé pour moi. Il faut que ce soit bon, tu vois ? Et depuis, je me bats avec ça. Il y a une partie de moi qui regrette les premiers jours de — « je n’en ai rien à foutre ».
Xavier Guilbert : Quand tu regardes ton travail, perçois-tu cette rupture ? Ton travail a-t’il vraiment changé, ou seulement ton regard dessus ?
John Porcellino : Je pense que j’ai ralenti. Au lieu de — au stylo, que je grattais ensuite, j’étais plus… (mimant le fait de dessiner avec application)… « okay, ça c’est bien ». Ou « je devrais redessiner ça ». Ce qui fait qu’il y a vraiment eu quelque chose. Mais en même temps, je pense que c’est assez naturel. Quand tu fais quelque chose sur une longue période de temps, il faut espérer que cela va s’améliorer quoi qu’il advienne. Parce que tu y travailles, encore et encore. Et je veux dire, dans les premiers numéros, je faisais mon truc, mais je n’y pensais pas vraiment. Personne ne m’avait appris comment faire de la bande dessinée. Ce qui fait que je faisais un récit, puis je le regardais et je me disais : « ce n’est pas vraiment ce que j’avais en tête. Qu’est-ce que j’ai fait qui n’allait pas ? » J’essayais de m’apprendre à moi-même, mais sans vraiment trop m’en préoccuper. J’avais toujours l’impression qu’il y aurait un autre comic après celui-ci, et que j’essaierai de faire mieux cette fois-ci. J’essayais de prendre en compte les erreurs que j’avais fait, et de les corriger dans le numéro suivant. Il n’y avait aucune inquiétude à ce sujet.
Après cette rencontre avec les auteurs, j’ai commencé à m’en inquiéter. Au point que, quelques années plus tard, l’inquiétude était tellement présente que ça m’handicapait. C’était une inquiétude dévorante. Ce qui fait que maintenant, j’essaie de trouver un équilibre. Je veux que ce soit bien, je veux faire un bon boulot… mais j’essaie aussi de conserver une part de spontanéité — ou de la ranimer, parce que… j’essaie d’équilibrer ces deux choses : la spontanéité pure, « je n’en ai rien à foutre », et d’autre part « ça doit être parfait ». Parce que l’on perd quelque chose quand on le tue de cette manière. On le tue, tu sais, avec la perfection. Et ce n’est pas ce que je veux faire.
Désormais, je suis revenu au point où je fais un récit et je le mets dans King-Cat, puis je le relis et je me dis : « hm, j’ai tenté quelque chose, mais peut-être que ça n’a pas fonctionné aussi bien que ça ». Désormais, j’apprends à nouveau.
Xavier Guilbert : Je trouve intéressant que tu parles de corriger tes erreurs. Parce qu’il y a quelque chose qui m’a vraiment frappé dans King-Cat : il y a l’aspect diaristique, qui documente plus ou moins ce qui se passe dans ta vie. Et tu cherches à te montrer très précis, aussi authentique que possible. Pour les histoires qui sont réunies dans Perfect Example, tu indiques que tu as discuté avec tes amis pour faire en sorte que ce soit le plus proche de la réalité, et pas seulement comme tu t’en souvenais. Et il y a de nombreuses corrections, et dans les recueils il y a des notes, et puis il y a les comics en bonus à la fin, qui ont eux-mêmes leurs notes, et puis il y a des notes pour ces notes… (John rit) Est-ce que tu tiens un journal ?
John Porcellino : Oui, il y a eu un moment où j’habitais à Elgin, dans l’Illinois, après mon premier divorce. J’ai habité trois ou quatre ans, quasiment isolé. J’avais un boulot, ce qui fait que je voyais des gens, j’allais au travail, mais après je rentrais chez moi où j’étais seul avec mon chat. Et durant ces années, j’ai tenu un journal. C’est le seul moment où j’ai eu la discipline de le tenir avec régularité. J’en ai un sur mon bureau, maintenant, dans lequel j’écris peut-être une fois par an… je ne sais pas pourquoi.
Xavier Guilbert : Mais pour revenir sur ce besoin de décrire les choses comme elles étaient — à nouveau, c’est ton travail, et on pourrait penser que restituer ces histoires de la manière dont tu t’en rappelles est aussi John Porcellino.
John Porcellino : En réalité, quand j’ai fait Perfect Example et que j’ai discuté avec tous ces gens — d’une certaine manière, j’ai intégré cela dans l’histoire, et j’ai commencé à utiliser cette technique. Comme je le disais : « Je veux faire une histoire sur ce sujet, peux-tu me dire ce dont tu te rappelles ? » Et en même temps, c’était assez libérateur, parce que je me suis rendu compte de ce que tu viens de dire : tous ces gens étaient au même endroit, et ils ont tous des souvenirs différents de ce moment. Parfois même, des souvenirs contradictoires. Et d’une certaine manière, c’était libérateur parce que j’ai réalisé que… je ne dis pas vraiment la vérité, tu vois ? Je raconte ma vérité. C’est ma version de ce qui s’est passé. Et même si je vais rajouter ces notes et y dire : « argh, je me suis planté, ce n’était pas comme ça », pour moi, c’est plus une manière de souligner le fait que nos perceptions ne sont pas toujours exactes. Pour moi, c’est comme ça que je le vois.
Mais c’était libérateur pour moi de réaliser que… ce n’est pas du journalisme. Je ne fais pas de recherche pour recueillir les faits et tout comprendre et reconstituer le puzzle — je raconte seulement une histoire. Elle est basée sur la vie, et je vais y intégrer des choses venant d’autres personnes et y réfléchir, mais au final, je laisse l’histoire être ce qu’elle désire être. Même si ce n’est pas exact à 100 %. Je ne pense pas que j’invente des choses. Je ne vais pas inventer de personnage et le mettre dans l’histoire. Mais je vais laisser des choses de côté, ou les déplacer dans l’histoire. Parfois. Dans Perfect Example, qui est un récit long, c’est certainement ce que j’ai fait. J’ai interverti deux nuits, parce que cela rendait l’histoire — cela la rendait moins compliquée à comprendre, sans doute.
Donc ça m’a libéré un peu de me rendre compte que chacun a une vérité différente. Au final, il y a un peu de vérité, mais notre perception en est différente et changeante au fil du temps… Je suis aussi assez obsessionnel, et si je fais une erreur, d’une certaine manière je me sens mieux quand je la reconnais. « J’ai foiré. » Je ne vais pas forcément revenir en arrière pour la corriger, mais je vais dire aux gens : « ce truc, je me suis trompé. »
Xavier Guilbert : Il y a un aspect intéressant pour les recueils. Dans Map of my heart, il y a les numéros d’où est tiré Perfect Example. Ce qui fait qu’il y a quelques numéros où on a seulement quelques pages, et on passe au suivant. Généralement, un recueil, c’est un livre qui est pensé pour faire un tout, qui soit autonome. Alors que les tiens font toujours référence à une forme de narration plus longue — celle qui se déploie dans King-Cat, et qui englobe au final l’ensemble de ta vie. Le fait que ce que l’on a dans les mains n’est que le fragment de quelque chose de plus vaste est particulièrement présent. Pour revenir à Map of my heart, par exemple, les numéros qui contiennent l’histoire de Perfect Example parlent de ce long récit que tu commences, tu remercies tes amis, et puis —
John Porcellino : (riant) et le récit n’est pas là !
Xavier Guilbert : J’ai l’impression que c’est encore une manière d’essayer d’être aussi authentique que possible, de ne pas essayer de réarranger les choses.
John Porcellino : Oui, c’est intéressant d’y penser de cette manière. En réalité — j’ai probablement pensé que comme il y avait déjà un recueil avec ces trucs-là, je n’allais pas mettre ce livre dans cet autre livre.
Xavier Guilbert : Certes, mais tu aurais pu enlever aussi les pages d’introduction qui parlent spécifiquement de ce qui est omis. Surtout que ce n’est pas un recueil exhaustif de King-Cat, c’est ça ? C’est juste une sélection.
John Porcellino : Oui, c’est important. C’est quelque chose que je fais consciemment avec mon travail, où… pour beaucoup de mes histoires, ce sont simplement de petits récits de — une ou deux pages. Mais quand tu les considères comme un ensemble, elles s’additionnent, et cela donne ce truc plus vaste. C’est quelque chose dont j’ai pris conscience très tôt. Je faisais des histoires où j’évoquais quelque chose, mais sans l’expliquer. Du genre, une sorte de référence obscure. Mais je savais qu’arrivé à un certain point, il y aurait un comic qui viendrait peut-être expliquer cette référence. Peut-être dans cinq ans. A un moment, je me suis rendu compte que j’avais des lecteurs qui étaient prêts à faire cet effort, ce qui était — très gratifiant. J’avais des lecteurs qui voulaient bien lire le nouveau King-Cat, puis revenir dix numéros en arrière et se dire : « Oooh, je vois. » Ce qui fait que c’est devenu comme un puzzle pour moi, de mettre ces petits indices dans les récits qui, espérons-le, finiraient par devenir clairs pour le lecteur plus tard. C’est une vie tout entière, tu sais ?
Xavier Guilbert : Qu’est-ce qui t’amené à faire ce récit long qui est, je crois, le seul dans l’ensemble de ton travail ? Et en repensant à la manière dont tu abordais la production de King-Cat à tes débuts, comment t’en es-tu sorti ? As-tu changé ta manière de procéder ?
John Porcellino : Oui. C’était un ensemble de chose. Je l’utilise aussi comme exemple quand je parle devant des étudiants, parce que ce qui se passe dans Perfect Example est arrivé durant l’été 1986. Et la première fois que j’ai essayé d’écrire cette histoire, c’était durant l’automne 1986. Cet automne-là, je me suis installé et je me suis dit : « C’était un été particulièrement riche. J’aimerais faire quelque chose avec ça. » Que ce soit des peintures — j’ai travaillé sur plusieurs sérigraphies qui devaient évoquer cet été. J’y ai aussi travaillé dans des carnets, ce genre de choses. Mais ça n’allait nulle part, alors je choisissais de l’oublier, et l’année suivante je me retrouvais à la reprendre et à me dire : « et pourquoi pas cette histoire ? » Ça m’a pris — j’ai commencé à dessiner Perfect Example en 1996, soit dix ans après que les événements se soient déroulés. Et je pense qu’il m’a fallu autant de temps, non seulement pour comprendre comment je voulais raconter cette histoire, mais je pense, pour avoir la confiance en moi ou la maîtrise technique pour me dire : « bon, je pense que je peux faire cette histoire longue. » Quelques numéros auparavant, j’avais fait un récit de 18 pages. Et je me disais : « Oh mon Dieu, dix-huit pages ? c’est dingue ! » Cela m’a donné l’envie aussi, de… j’ai cette histoire longue, qui est plus complexe, avec plus de ramifications. Et j’ai simplement envie d’essayer. J’ai eu l’impression que c’était le moment de le faire.
Le processus a été très différent, parce que je me suis rendu compte que je n’allais pas pouvoir écrire spontanément quatre-vingt pages de bande dessinée. Je devais y réfléchir, et je savais qu’on allait y rencontrer des personnages qui reviendraient plus tard, et je savais qu’il y avait une trame générale à l’histoire. C’était très différent comme processus. Et en fait, c’est peut-être à ce moment-là que mon style a un peu changé — j’ai passé vraiment beaucoup de temps à l’écrire. J’avais des carnets de notes, et je faisais des versions en petit, et j’abordais l’ensemble par sections : « bon, ça commence là, et puis il y a ça qui arrive. Mais si ça arrive là, je dois mettre quelque chose entre les deux, pour expliquer comment je me suis retrouvé là. » Pour assembler le livre, j’ai dû prendre ces différentes sections, et essayer de les organiser dans un ordre cohérent qui raconterait l’histoire, et qui s’enchaînerait en donnant l’information nécessaire quand il en était besoin. C’était quelque chose de très différent.
Xavier Guilbert : Est-ce que cela a changé ta manière d’aborder la page dans son ensemble ? J’ai l’impression que tes planches semblent plus structurées vers la fin de Map of my Heart. A la fois dans la mise en page, mais également dans l’utilisation de cases vides, ou même de pages vides, ce qui est très efficace. Soit utiliser pleinement la bande dessinée comme un médium narratif, et pas de représentation. Ce n’est pas une question de dessin, mais la manière dont tu racontes une histoire.
John Porcellino : C’est vrai, et il y a un certain nombre de choses — je n’y avais jamais pensé, mais en discutant avec toi, je me rends compte qu’en faisant ce récit long… la bande dessinée, c’est une histoire de rythme, tu sais ? Et de tempo, de pauses, d’emphases et tout ce genre de choses. Même avant Perfect Example, c’était quelque chose dont je devenais de plus en plus conscient et que j’utilisais. Une partie de ce que j’ai eu à faire avec Perfect Example, c’était du genre : bon, j’ai 72 ou 76 pages, je dois faire en sorte que cela s’enchaîne de manière cohérente. Ce n’était pas seulement « je dois faire en sorte que cette case s’articule avec la précédente », mais « je dois faire fonctionner tout ce truc ». J’ai vraiment eu à me pencher dessus et comprendre comment réussir cela. Durant ce processus, j’ai beaucoup plus pris conscience de… par exemple, les fins de page, le bas de la page : maintenant, je laisse parfois une petite respiration, durant laquelle les lecteurs tournent physiquement la page. Ou bien on peut y mettre quelque chose de surprenant. Ou encore, cela va recevoir plus d’attention parce que c’est la première chose qu’ils voient après avoir tourné la page. Ce genre de choses, j’en ai pris plus conscience et cela m’a intéressé d’expérimenter avec.
Egalement, à ce moment-là… j’ai toujours été intéressé par la poésie et ce genre de choses, et j’ai beaucoup plus pris conscience des connections entre poésie et bande dessinée à ce moment-là. J’explorais sciemment les manières de rendre mes bandes dessinées plus poétiques. Et je pense qu’après Perfect Example — en fait, je pense qu’il y a plusieurs choses : le facteur principal, je pense, c’est que durant le temps où je travaillais sur Perfect Example, je suis tombé très très malade. J’ai failli en mourir. Entre deux numéros, le pire cauchemar du dessinateur. J’avais fini et publié la première partie de Perfect Example, puis je suis tombé malade, et puis j’ai survécu, et j’ai donc pu finir l’histoire. C’est mon pire cauchemar : « ça restera inachevé ! » L’expérience de tomber malade, c’est ça, pour moi, le tournant dans ma vie. Tout ce qu’il y avait avait était d’une manière, et puis c’est arrivé, et tout avait changé. Je continue toujours King-Cat, il y a une certaine cohérence. Mais cela a tout changé.
Xavier Guilbert : Tu t’intéressais déjà au Zen auparavant, ou c’est venu après ?
John Porcellino : C’était avant, par chance (rire). Juste avant, peut-être l’année précédent ma maladie. Ce qui m’a beaucoup aidé sur un plan psychologique, à traverser cette expérience.
Xavier Guilbert : Pour ce qui est du Zen, c’est très marquant de voir combien ce semble être parfait pour toi, quand on voit les thèmes dominants dans ton travail, très tôt. Les petits plaisirs de la vie, ce genre de choses. Comment cela s’est-il passé, comment as-tu découvert le Zen ?
John Porcellino : Même avant de tomber très malade, j’avais commencé à avoir des problèmes de santé. J’étais au milieu de la vingtaine, j’étais plutôt jeune, mais j’avais vécu — je veux dire, je n’étais pas un drogué ou quoi que ce soit. Mais je buvais jusqu’à ce que je tombe. J’étais comme — un type rock’n roll. Ça semble idiot de le dire de cette manière, mais c’était du genre à rester debout jusqu’à quatre heures du matin, boire des bières toute la nuit, et puis aller chez Burger King pour s’acheter un gros sac de burgers et autres. Et puis je suis tombé malade, j’ai commencé à avoir ces problèmes de santé, et je me disais… « hein ? »
J’ai toujours été intéressé par la dimension spirituelle. J’ai grandi catholique, j’allais dans une école catholique. Ma famille n’était pas religieuse. Je suis allé dans ces écoles, ce qui fait que j’ai reçu cette forme d’endoctrinement et… ça m’a toujours intéressé. C’était comme une vie spirituelle pour moi. Quand j’ai commencé à tomber malade, j’ai commencé à penser plus à ce genre de choses.
Je ne sais même plus comment j’ai découvert le Zen pour la première fois. Ce qu’il y a, c’est que quand j’ai découvert le Zen et que j’ai commencé à apprendre des choses dessus, la manière dont je le décrirais, c’est : j’ai trouvé une vieille paire de chaussures, et je les ai mises aux pieds. Et comme tu disais… j’avais ces thèmes qui traversaient ma vie, avec ces choses un peu mystérieuses ou attirantes qui m’intéressaient : les petits moments et la vie de tous les jours. Quand j’ai découvert le Zen… je me suis tout de suite rendu compte que c’étaient des choses que je recherchais déjà dans mon travail artistique.
Xavier Guilbert : En gros, tu as trouvé un mot pour décrire des choses que tu faisais déjà.
John Porcellino : Oui, et c’est comme ça que je le décrirais. J’ai trouvé un référentiel qui me permet de comprendre ces choses qui flottaient autour de ma vie. « Tout cela est fascinant et intéressant, cela m’attire, mais je ne sais pas vraiment pourquoi… » Et le Zen m’a donné un référentiel pour réfléchir à tout cela, et c’était très important pour moi.
Xavier Guilbert : A partir de ce point, il y a dans certaines de tes histoires ce que j’appellerais une « approche de koan« , comme si tu te l’appropriais encore plus. Il y a des pages qui évoquent beaucoup les haiku japonais.
John Porcellino : Oh oui. A nouveau, je me sens idiot quand je l’exprime tout haut. Le Zen… a simplement envahi toute ma vie. Ce qui, en fait, est ce qu’est le Zen, le Zen c’est apprendre à vivre sa vie, tu vois ? Chaque moment de ma vie s’est retrouvé transformé par cette nouvelle approche. Tu l’as dit toi-même, l’approche était déjà là, mais elle était un peu… à un moment, j’ai vu comment tous ces thèmes se reliaient les uns aux autres. Et cela m’a beaucoup inspiré.
Xavier Guilbert : Tu as suivi une thérapie, aussi, à un moment.
John Porcellino : Oui.
Xavier Guilbert : Cela a-t’il eu un quelconque effet ? Je ne sais pas si cela a à voir avec la thérapie, mais tu te montres ouvert avec beaucoup de choses. Et une part importante de la thérapie est d’abord de reconnaître que tu dois changer. Est-ce que cela a influencé ton travail ?
John Porcellino : La thérapie était intéressante, parce que je pense que j’y suis allé pour la première fois à trente ans. J’étais… quelqu’un de malheureux et de mal en point, pratiquement depuis que j’ai quatorze ans. Nous avons fait un exercice ici [à PFC#4], Menu avait cet exercice sur « l’oppression » avec six cases, où l’on allait de neuf ans jusqu’à quatorze, et il fallait indiquer pour chaque âge une expérience traumatisante. J’ai essayé de le faire, et — mon enfance était plutôt bien, tu vois ? Jusqu’à quatorze ans. Si on avait commencé cet exercice à quatorze ans, j’aurais pu en faire des pages. Quand je suis devenu adolescent, tout a commencé à se dégrader. J’ai résisté longtemps à la thérapie, parce que… principalement, j’ai grandi dans le Midwest, et c’est très différent… les gens ne parlent pas de leurs problèmes, là-bas. Tout reste caché. On ne parle pas ouvertement des choses. Je pense qu’en partie c’était ça. Mais quand j’y suis allé… j’avais une certaine résistance. Je me souviens de la première fois. J’avais trouvé ce psychothérapeute qui était bouddhiste, et je me suis que ce serait… donc j’y vais, et c’était : « il y a vraiment un divan ? » C’était tellement un cliché que j’ai failli en rire. Et puis je me suis assis et j’ai commencé à parler.
Xavier Guilbert : Tu t’es vraiment allongé dessus ?
John Porcellino : Je crois que oui, parce que j’étais tellement nerveux. C’était très inconfortable. C’était — je me suis dit que j’aurais dû faire ça quinze ans plus tôt (rires). J’y venais très tardivement. Par contre, je ne pouvais ne me le permettre que de temps en temps. J’avais tellement d’angoisses dans ma vie, et la dépression. La thérapie m’a aidé à en démêler une partie des raisons. Il y en avait dont j’avais conscience, je pouvais deviner par rapport à mes expériences pourquoi j’avais certains problèmes. Cela m’a aidé.
Xavier Guilbert : Pour revenir au Zen, prends-tu des cours, as-tu une forme de mentor ? Ou est-ce simplement une pratique personnelle ?
John Porcellino : J’ai commencé tout seul. Après quelques années, je me suis rendu compte que j’avais besoin d’être guidé. Si tu es tout seul et que tu lis un livre, c’est facile pour tes pensées de se retrouver coincées dans une impasse. « Ah, le monde est comme cela, j’ai tout compris » — et en réalité, tu n’as rien compris du tout. Je me suis rendu compte que j’avais besoin de travailler avec quelqu’un qui m’enseigne. A nouveau, j’ai trouvé un groupe, j’ai vu un prospectus, j’ai noté le numéro de téléphone, et je les ai appelés. Ils m’ont dit « eh bien, on se retrouve le jeudi et le dimanche, viens nous voir. » Et il m’a fallu quelque chose comme un an ou plus avant que je n’y aille pour la première fois. Je ne suis pas quelqu’un qui aime les groupes. Mais c’était très important, et pendant près de quatre ans, j’ai pratiqué régulièrement sous les conseils d’une prof. Et puis j’ai déménagé, j’ai quitté Chicago et je suis parti dans l’Ouest à nouveau. Je suis toujours en contact avec ma prof, en fait elle habite très près de là où je vis désormais. Maintenant que ma vie est un peu plus posée là où je suis, je pense que je… (une pause) Je suis un mauvais bouddhiste (rires). Principalement parce que j’ai cette réticence vis-à-vis des groupes. Je sais. J’ai toujours été tout seul — je veux dire, j’ai mes amis, mes très bons amis, mais sans doute tous mes amis ont cette réticence aux groupes aussi. Je ne… (un pause) Un prof, c’est important, je pense, parce qu’elle a un très bon esprit, et…
Xavier Guilbert : Lui as-tu fait lire King-Cat Comics ?
John Porcellino : Oui, oui.
Xavier Guilbert : Qu’a-t’elle pensé à la fois du contenu et du processus lui-même ?
John Porcellino : (une pause) Je ne sais pas.
Xavier Guilbert : Parce que j’ai l’impression qu’il y a une sorte d’aspect cathartique — même si cela reste très positif. Peut-être que ce n’est pas tant positif, que l’absence de négativité.
John Porcellino : Oui, oui. J’en discutais avec quelqu’un de l’atelier [PFC] la nuit dernière. Moi, je ne veux pas que cela soit un truc hippy, du genre « oh, tout est super. » Parce que tout n’est pas super. Il y a beaucoup de trucs dégueulasses, et j’ai passé — je me réveille encore certains jours, et la première chose qui me vient c’est : « putain, aujourd’hui, ça y est, je vais me faire sauter la cervelle. » Mais la positivité, c’est pour essayer de garder un équilibre. Un peu comme : « okay, oui, c’est de la merde, mais il y a aussi ça. » Ou même « il y a un moyen de vivre avec cette merde… qui soit constructif ou positif. » Je veux dire, pour moi (et c’est différent pour tout le monde), c’était le grand truc du punk : le punk ne cherchait pas à t’embellir le monde, c’était plutôt : « ça fait vraiment chier. Regarde tout ce qui se passe… » Et tout négatif que c’était, le simple fait de l’aborder et de faire face à ce monde était positif. C’est comme cela que je considère King-Cat. C’est ma manière de faire face à tout cela, quoi que ce soit. Si c’est super, c’est une chose ; si c’est merdique, c’est autre chose ; mais je vais quand même essayer d’en arriver à l’essentiel. De ne pas esquiver les choses, dans tous les cas. Si c’est heureux, je vais raconter des choses heureuses. Si c’est terrible, c’est là-dessus que je vais écrire. Les deux sont égaux, et je ne veux pas que l’un… écrase l’autre.
Xavier Guilbert : Il y a un moment dans Map of my Heart (dans King-Cat #57) où tu révèle que tu viens de divorcer. Et cela répond ce que tu écris un peu plus tôt (dans King-Cat #55) : « […] beaucoup, beaucoup de choses sont arrivées. Une partie de moi voudrait tout vous dire, mais en fait j’ai l’impression que je ne sais pas quoi dire. Et quand j’ai l’impression que je sais quoi dire, j’ai du mal à l’exprimer. C’est comme ça. »[1] Il y a toute cette question de savoir comment dire les choses, et quand les dire. Quand cela trouve sa place sur la page, en quelque sorte, cela signifie que tu as réussi à l’accepter toi-même.
John Porcellino : Oui, je… La bande dessinée, c’est la manière dont je digère mes expériences. (une pause)
Xavier Guilbert : Je te pose la question, parce que c’est un thème qui revenu souvent dans des échanges avec des auteurs de bande dessinée. Ambre parlait de ses pages comme étant « de la peau morte », et Benoît Jacques parlait d’un livre qui était « sorti », et voulait « partir de ce livre », aussi loin que possible. (John rit) C’est la même chose pour toi ?
John Porcellino : (une longue pause) Je dirais… même quand je ne dessine pas, je continue à faire King-Cat. C’est ce qui est dans ma tête. Ma vie se passe à faire King-Cat. Donc quand je fais la vaisselle, je fais King-Cat. Quand je me promène, quand je suis assis ici avec toi, c’est toujours faire King-Cat. Réaliser la bande dessinée, puis l’imprimer et l’envoyer, c’est aussi faire King-Cat, mais cela participe de quelque chose de plus grand. (une pause)
Xavier Guilbert : Cela me fait penser à ce conte bouddhiste. L’Empereur demande à un de ses serviteurs d’aller demander à un peintre célèbre de lui dessiner un chat. Le serviteur va donc voir le peintre, lui donne l’argent, et le peintre lui dessine un superbe chat, en quelques coups de pinceau. Le serviteur, voyant cela, trouve que la somme que demande le peintre est beaucoup trop élevée — après tout, ce n’était l’affaire que de quelques coups de pinceau. Le peintre acquiesce, ne dit rien, mais lui fait signe de le suivre et l’emmène dans une autre partie de la maison. Et là, il ouvre une porte, et il y a une pièce qui est remplie de centaines et de centaines de dessin de chat. La conclusion de cette histoire étant que le travail ne se limite pas au résultat, mais se trouve ailleurs.
John Porcellino : C’est certain. Mon processus pour faire King-Cat est vraiment très — je ne refais peut-être pas la même chose encore et encore. Mais d’y penser — beaucoup. Ecrire beaucoup, et ensuite, enlever des choses. La majeure partie de ce que je fais, c’est enlever des choses. Si j’ai un histoire que je veux raconter, je vais faire ce que j’appelle une « page mémoire ». Je vais simplement m’installer et débrancher mon cerveau, mais je vais écrire le moindre détail, aussi insignifiant soit-il, sur cette page. Je vais la regarder ensuite, et je vais décider : « okay, ça, ça et ça. » Et je vais enlever toutes ces choses jusqu’à ce qu’il ne reste que le cœur de ce souvenir. (une pause)
Pour revenir à ta question précédente, je ne sais pas comment y répondre. C’est — je veux dire, faire de la bande dessinée
est une thérapie pour moi. Parce que cela me permet d’aborder ces choses d’une manière constructive. Je pense que durant cette période, durant mon divorce et le reste… cela va sembler contradictoire, mais j’avais l’impression : « je veux parler de ça, je veux en raconter l’histoire, mais je ne sais pas où elle commence et où elle finit. » Je ne savais simplement pas comment l’aborder d’un point de vue public. Et aussi, j’avais honte — que mon mariage ait échoué. J’étais un raté, j’étais embarrassé. Je l’ai gardé un peu caché. Bien sûr, ma famille savait, et mes amis proches, mais même les personnes avec qui je travaillais — non pas que nous étions si proches que ça, mais j’étais… je ne savais simplement pas quoi dire. C’était une mauvaise période, il m’a fallu du temps pour trouver comment en parler.
Et même ensuite, dans mes comics, j’en parlais, mais de manière indirecte. Peut-être que si tu savais ce qui se passait, tu étais capable de le voir : « d’accord, je pense qu’il parle de ça ici. » C’est en partie pour cela qu’il y a les notes à la fin du livre, aussi. Cela te donne une forme de contexte. Parce que je laisse beaucoup de côté. Consciemment, je le laisse de côté. Cela aide.
Comme je te disais, je me suis rendu compte que c’est gratifiant et étrange pour moi d’avoir des lecteurs qui sont impliqués, qui sont intéressés. Pour moi, les notes sont… si j’avais un artiste qui me fascinait, et dont je suivais le travail depuis longtemps, c’est le genre d’information qui m’intéresserait. C’était difficile de prendre cette décision, parce que cela semble très suffisant. Ou du genre : « tout le monde devrait connaître toutes ces petites choses sur ma vie. » C’était difficile — mais j’avais l’impression que si c’était quelqu’un d’autre, j’aurais envie de le lire. Je serais curieux. D’autant plus quand les histoires parlent de leur vie.
Xavier Guilbert : Tu gardes encore ce lien très personnel avec certains de tes lecteurs ?
John Porcellino : Oh oui. Oui. J’ai des lecteurs qui ont commencé à lire King-Cat à treize ans, et maintenant ils ont des enfants. (rire) Et j’ai toujours des nouvelles d’eux. J’envoie le dernier King-Cat, et je reçois une lettre en retour. Je connais leur vie jusqu’à un certain point. Pour revenir à ce que l’on disait plutôt, sur l’art et le reste, c’est pour cela que j’ai… Quand je faisais une peinture et qu’on l’accrochait à un mur, si quelqu’un venait le regarder… en fait, mon truc avec l’art était que je voulais communiquer. Mais communiquer dans les deux sens. Je voulais vivre des choses, les partager avec d’autres personnes, et puis recevoir de leurs nouvelles, et peut-être échanger. Je voulais qu’il y ait un lien personnel. C’est ce sur quoi a toujours été tout mon travail artistique, de relier les gens. C’est plus personnel… avec certains lecteurs, au moins. Cela n’est pas nécessairement le cas tout le temps. Mais c’est important pour moi.
Je m’en suis rendu compte il y a quelques années. J’ai été malade pendant dix ans. Ma santé était très mauvaise, c’était difficile de voyager. A un certain moment, je pense que c’était autour de 2007, ma santé a commencé à s’améliorer, et j’ai commencé — je veux partir, partir sur la route. Et depuis, j’ai continué à partir sur la route. Ça ralentit maintenant, mais… à partir du moment où je suis reparti, j’allais à Baltimore ou une autre de ces villes, pour signer des livres et donner des conférences. Parler de mes bandes dessinées, montrer mes comics et parler, et les gens venaient ensuite me voir pour discuter ensuite. Pour moi, c’était : « ah oui, c’est pour ça que je fais ça. » Parce que quand j’étais enfant, je voulais m’exprimer, j’avais ce besoin de partager des choses, mais j’étais si timide et mal dans ma peau, et par le biais des ‘zines, par le biais de mon travail artistique, j’ai trouvé un moyen de partager tout cela avec d’autres personnes, et de recevoir tout ça en retour. Et aussitôt que je suis reparti sur les routes, c’était bien, parce qu’après toutes ces années à être malade et isolé — tu perds contact. Je continue encore à faire ce truc, mais je ne sais plus pourquoi. Pourquoi donc est-ce que je continue ? Et puis je suis reparti sur les routes pour rencontrer les lecteurs, et — « ah oui. Je fais ça parce que je veux établir un lien avec les gens. » A nouveau, ça a l’air un peu hippy, mais c’est vrai. Ca me plait d’avoir ce genre d’échange.
Et en même temps, c’est parfois difficile de suivre avec tous les emails. (rire)
Xavier Guilbert : C’était aussi une de mes questions — tu as un blog depuis janvier 2010. Était-ce la marche inéluctable du temps et de la technologie ? Vers 2006, tu évoques quelque chose comme « l’infâme Internet. » (John rit) Egalement, si l’on considère que King-Cat est ton moyen privilégié d’échange avec tes lecteurs, comment vois-tu le blog ?
John Porcellino : En fait, tout ce que j’ai fait sur Internet l’a été… un peu contraint et forcé. Du genre : « Bon, d’accord, je dois vraiment le faire. » Je me suis mis sur Facebook parce que — c’est comme ça que tout le monde communique aujourd’hui. Beaucoup de gens ne vont pas envoyer d’email, ils vous envoient simplement un message sur Facebook. Je crois que des personnes avaient mis en place un groupe King-Cat sur Facebook, et je leur disais — « dites-leur que le nouveau numéro est sorti », ce genre de chose. A un moment, je me suis dit que je pouvais tout aussi bien le faire moi-même.
Le blog est bien, parce que… surtout quand j’ai commencé, c’était très excitant. Comme tu le disais, je sors maintenant un numéro par an environ, contre un toutes les deux semaines au moment des débuts. Donc ça me donne l’opportunité de sortir quelque chose très rapidement. Et de garder le lien actif. De plus, j’aime partir sur les routes et prendre des photos et les poster là-dessus. C’est intéressant, il y a ce nouveau numéro qui va sortir, et il y a des choses que j’ai écrites pour le blog qui vont s’y retrouver. C’est logique. Cela se serait retrouvé dans un carnet quelque part, et je l’aurais mis dans le nouveau numéro. Les gens ne l’auraient pas vu. Mais maintenant, c’est dans un carnet, et je le poste sur le blog, mais cela doit quand même se retrouver dans King-Cat. Pas tout, mais certaines choses, oui… ce qui fait qu’il y a maintenant une forme d’interaction entre tout ça.
Xavier Guilbert : Par rapport à ton journal, tu as été plutôt actif sur le blog.
John Porcellino : Quand j’ai commencé, je me suis dit : « Je vais le faire deux fois par semaine ! » C’est comme pour King-Cat : durant les premiers mois, j’ai mis 40 posts en ligne.
Xavier Guilbert : Il y a beaucoup de choses là-bas. Il y a un long texte sur ton déménagement de South Beloit…
John Porcellino : Cet article ou cet essai, peu importe ce que c’est, sera dans King-Cat. C’est comme ça que commence le prochain King-Cat. Peut-être que beaucoup de mes lecteurs l’ont déjà lu là-bas, mais cela doit être dans King-Cat aussi. C’est l’endroit pérenne. C’est là où cela aurait été, si je n’avais pas eu le blog. Cet article aurait été le point de départ du prochain King-Cat.
Xavier Guilbert : Sera-t’il manuscrit, ou imprimé ?
John Porcellino : Je l’ai écrit à la main. (une pause) En fait, je ne tiens pas de journal, mais j’ai des piles de carnets de notes. Il n’y a rien dedans du genre : « Cher Journal, j’ai fait ceci aujourd’hui… », ce sont des listes de choses et d’idées, ou des phrases que j’aurais entendu quelqu’un dire et que j’aurais noté parce que j’aime comment elle sonne, ou des petits croquis. Ce sont plutôt des carnets de travail. Quand j’ai eu mon journal, je me suis dit délibérément : ce n’est pas pour le public. Donc je peux y être parfaitement honnête, je peux y dire tout ce que je veux dire, cela n’est pas obligé d’être joli ou bien, ou quoi que ce soit. Mais au final, beaucoup du journal s’est retrouvé dans King-Cat aussi.
Xavier Guilbert : Le journal se retrouve souvent mentionné dans les notes.
John Porcellino : Et dans Map of my Heart j’ai même inclus des parties du journal. Parce qu’il y avait cette honnêteté. Mais même si j’ai fini par en publier une partie, l’intention était claire : personne ne verra cela, je le fais pour moi-même. Et je peux être honnête, je n’ai pas besoin de cacher quoi que ce soit. Et à cause de cette honnêteté, il y avait là pour moi des choses très fortes, au point que — finalement, j’en suis venu à penser que je pouvais le partager avec les gens.
Je ne déteste pas Internet, mais je suis très vieux-jeu. Je dessine sur papier. Cette semaine, j’ai vu des gens qui s’y connaissent vraiment avec les ordinateurs : ils dessinent, puis ils scannent tout ça et retouchent sous Photoshop et déplacent des trucs — je ne sais pas trop. Je suis un peu envieux de ça, et en même temps, c’est … C’est déjà suffisamment difficile comme ça.
J’aime le fait qu’Internet m’a permis de me relier aux gens. J’ai toujours eu des lecteurs en Europe, ce qui était très excitant. Mais cela a toujours été difficile. Je veux dire, tu envoies une lettre, ça prend une semaine pour arriver, et puis ils la lisent, la mettent sur leur bureau, et peut-être une semaine plus tard ils t’écrivent une réponse qu’ils t’envoient, ce genre d’aller-retour. Maintenant, tu envoies simplement un email, et ils te répondent deux minutes plus tard. C’est bien, j’aime cette communication, et j’aime comme cela m’a relié aux autres. En particulier pour mes lecteurs Européens. Comme je te le disais, j’ai toujours eu des lecteurs là-bas, mais c’est toujours difficile. Maintenant, ils m’envoient des emails, ils me payent via PayPal, j’envoie le truc par la poste le lendemain et ça arrive là-bas. Ça facilite les choses. Peut-être la moitié de mes clients sont en Europe. J’aime ça, et j’aime aussi cette possibilité, parce que j’ai une forme d’obsession pour les choses et l’histoire et l’information, j’aime le fait de pouvoir taper quelque chose, et — pouf, tout ce que veux savoir se trouve là. Mais c’est aussi facile de se retrouver submergé, je dois faire attention. Sinon, une chose menant à l’autre, je passerais mon temps en ligne à apprendre des choses inutiles. (rire)
Xavier Guilbert : Je vois absolument ce que tu veux dire. Donc le prochain numéro, le #74, est pratiquement fini ?
John Porcellino : Oui, je voulais essayer de le terminer pour ce festival [Autoptic] dimanche. J’y passais des nuits entières, et je me suis rendu compte — je n’allais pas arriver à le terminer, mais je me suis dit : si je viens ici, je peux participer à l’atelier durant le jour, et la nuit je peux travailler sur mes pages, les nettoyer, et j’avais trouvé un imprimeur ici à Minneapolis pour pouvoir l’imprimer. Mais je n’ai pas eu de vacances — jamais. Je veux dire, on produit énormément de choses [à PFC], mais on s’amuse beaucoup. J’ai simplement envie d’être avec ces gens et de faire tous ces trucs, et de ne pas m’en faire. Tout est terminé, à part la couverture. Ce sera probablement fini dans quelques — c’est vrai, l’impression prend un peu plus de temps. Sans doute dans un mois, si tout va bien. Touchons du bois, il sera sorti.
Et je travaille sur un livre pour Drawn & Quarterly, avec du contenu entièrement inédit. Il y a trois histoires, et cela traite de mes problèmes de santé. Tant physique que mentale.
Xavier Guilbert : C’est la première fois que tu fais quelque chose qui ne soit pas paru dans King-Cat ?
John Porcellino : Oui, enfin, j’ai fait ce livre Thoreau at Walden. Mais pas avec mes comics à moi.
Xavier Guilbert : C’est amusant, avec Thoreau at Walden, puisque l’on parlait d’Internet — ce livre n’est même pas mentionné sur ta page Wikipedia. Il n’y est pas, pour je ne sais quelle raison.
John Porcellino : Wikipedia, tu sais, c’est Wikipedia.
Xavier Guilbert : Ce que je veux dire, c’est que ce n’est qu’après coup que je me suis rendu compte qu’il n’y était pas.
John Porcellino : Pour moi, le livre de Thoreau m’est aussi profondément personnel que le reste.
Xavier Guilbert : Vu les thématiques, cela semble normal. Comme pour le Zen.
John Porcellino : Il y a trois choses qui me font me sentir mieux quand je suis vraiment déprimé : le punk-rock, le Zen, et Thoreau. C’est ma Trinité. Quand je me sens déprimé ou contrarié, je me tourne vers eux, et ils me rappellent : « Ah oui, d’accord. Calme-toi. » Me rappellent ce que je suis.
Ce livre, le nouveau livre, est une forme d’expérimentation. J’ai un certain nombre de récits plus longs — j’en ai un d’écrit, j’ai seulement besoin de l’encrer, que j’ai dessiné… il y a sept ans. Mais je ne l’ai jamais terminé. Jamais encré. L’idée était d’essayer de faire ces recueils de King-Cat — il y a un recueil qui pourrait être prêt à n’importe quel moment. Mais avec ces récits plus longs, d’essayer de faire quelque chose de la longueur de Perfect Example qui paraîtrait seulement en livre. On verra, c’est le premier, et je vais voir comment ça se passe. C’est intéressant, parce que King-Cat est vraiment — c’est mon focus. C’est le territoire où je reviens, que je veux toujours conserver. Mais les livres ont quelque chose de bien aussi. Et j’aime les livres presque autant que j’aime les ‘zines. J’aime l’idée que mes livres sont là-bas, dans le monde. Ils sont un peu différents, mais participent toujours de la même chose. Comme je te disais, on verra. Quand j’ai commencé à faire les livres, c’était un test. Perfect Example était simplement un test : faisons ce livre, et voyons ce qui arrive.
Xavier Guilbert : En réfléchissant avec ce que l’on disait au début — tu disais que tu pouvais faire de la bande dessinée tant que cela restait en dessous du radar — quand on regarde le livre King-Cat Classix : c’est un gros livre avec un jaquette, cela donne beaucoup de poids à l’ensemble, d’une certaine manière. J’imagine que des gens ont découvert ton travail comme ça, non ?
John Porcellino : Oh, très certainement. Et c’est le truc avec les livres. Quand je dis que c’était un test… je fais des ‘zines, et ils atteignent un certain nombre de personnes, mais dans un certain sens, c’est auto-limitant. Ils ne vont pas atteindre tout le monde, naturellement. Mon intérêt pour les livres était de trouver d’autres personnes que mon travail intéresserait, qui, s’ils se retrouvaient devant un ‘zine, ne seraient pas — mais si c’est un livre… de ne pas les tromper, mais c’est la forme dont ils ont besoin pour réussir à rentrer dedans. Je me suis toujours senti un peu bizarre par rapport à ce livre, parce que c’est un livre cher avec une couverture cartonnée — mais en même temps, j’aime les livres et je voulais que ce soit un beau livre. J’ai fait le calcul : King-Cat fait 32 pages pour $3, soit à peu près 10 cents par page. King-Cat Classix fait 384 pages pour $30, donc en réalité c’est une meilleure affaire que d’acheter le ‘zine. Et pour moi, ça a été — okay, c’est bon. (une pause) C’est bien d’avoir un livre comme ça. (une pause) Je pense que d’avoir un livre comme ça a permis à des gens, certaines personnes, peut-être, de penser… « S’il y a un livre comme ça, peut-être qu’il faudrait que j’y jette un œil et que je le prenne au sérieux. » Je ne sais pas trop. Je ne sais pas comment cela fonctionne, mais je pense que cela a joué un rôle. « Voici ce livre, c’est par Drawn & Quarterly, ils publient de bons trucs, peut-être que c’est bien aussi, je devrais regarder, voyons voir ». (rire)
[Entretien réalisé le 17 août 2013 à Minneapolis, dans le cadre de PFC#4]
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