Thomas Cadène

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Propulsé sur le devant de la scène par les Autres Gens, Thomas Cadène est depuis deux ans incontournable dès qu'il s'agit de parler de bande dessinée numérique. Alors que sa « bédénovella » se dirige tranquillement vers sa fin annoncée, s'offrait l'occasion rêvée de revenir sur cette aventure -- dans un entretien (forcément) fleuve.

Xavier Guilbert : Donc, les Autres Gens, puisque l’on était arrivé là. Comment ça se met en place, d’où vient l’idée ?

Thomas Cadène : Je me fais refuser un projet. Partout. Et en plus, je vais être honnête, je pense, à juste titre. C’était le genre de projet, un truc post-apo, hyper complexe, beaucoup trop ambitieux… bon, j’avais très envie de le faire. J’avais trouvé même un style graphique, j’étais super content, très enthousiaste. D’ailleurs mon seul regret c’est ce «style graphique». Je pense que je n’avais jamais aussi bien dessiné que dans les dessins préparatoires de ce projet. Et comme depuis, j’ai beaucoup perdu… C’est mon petit regret.

Xavier Guilbert : C’est assez marrant, on te refuse un truc post-apo que tu as envie de faire, et tu te retrouves à faire une chronique quotidienne…

Thomas Cadène : Oh oui, rien à voir. Mais ça ne répond pas aux mêmes envies, en fait. Donc le truc post-apo tombe un peu à l’eau. Dommage. Enfin, peut-être heureusement pour moi. Mais le truc bizarre pour un auteur débutant comme moi qui n’a jamais rencontré le moindre succès, c’est que grâce à un rythme de parution relativement soutenu, j’arrivais à peu près, avec un peu d’illustration, à vivre du boulot. Et tout d’un coup, je me retrouve comme un con — rien du tout. Et là, c’est ce qui arrive tout le temps, on propose d’autres projets, mais ça prend du temps. C’est arrivé pendant la conférence de presse du PPIBDDM n°2, le festival qu’on avait créé avec Sébastien Vassant, à l’issue de laquelle — on était avec quelques amis. Il y avait Bastien Vivès, il y avait Aseyn, il y avait Sébastien Vassant, on était une petite dizaine. Et peut-être Singeon et Clotka, aussi, on s’est demandé ce qu’on aimerait faire, les trucs qu’on avait envie de faire en bande dessinée. Et moi j’expliquais que j’avais très envie de faire du feuilleton. Et là, un petit peu d’histoire perso. Au début des années 2000, vers 2002-2003, j’avais fait un premier feuilleton par Internet, par mail. J’envoyais des trucs — écrit, ce n’était pas du tout de la bande dessinée, c’était écrit, et j’envoyais tous les jours quelque chose, comme ça. Je crois que c’était à peu près quand j’étais serveur. Et comment dire ? Déjà, j’ai tenu peut-être un an à faire ce truc, c’était complètement barré. Mais c’est quelque chose qui me trottait dans la tête. Et comme tous les enfants qui ont été interdits de télévision petit, j’ai développé assez vite une passion pour la télévision, et pour toutes les séries, quelles qu’elles soient. J’ai été fan de Beverly Hills jusqu’à Six Feet Under en passant par les Sopranos et … je me suis fait un été Dallas et Dynasty en même temps, je n’ai pas d’a priori. J’ai beaucoup aimé Sheriff fais-moi peur, K2000, j’étais jeune, il faut me pardonner — tout. Alors que maintenant je suis devenu plus exigeant. Mon exigence est venue avec Twin Peaks que j’ai vu à sa première diffusion sur la Cinq — feue la Cinq. Et X-Files, dont j’ai vu le premier épisode également lors de sa première diffusion, par hasard. C’est fou d’ailleurs à quoi ça tient, tout ça. Ce premier épisode avait eu un effet incroyable sur moi. Donc bref, j’avais cette passion du feuilleton, j’avais déjà fait ça, pour moi, c’était naturel. De toute façon, cela se faisait déjà. Le moindre «blog bd» est un feuilleton. C’est un auto-feuilleton, mais c’est un feuilleton, c’est feuilletonnant. Et ainsi le jour où je me retrouve le bec dans l’eau et qu’on commence à parler de ça et qu’avec les collègues et amis, on commence à parler de ce qu’on veut faire, moi je commence à parler de feuilleton. Au même moment, j’étais très intéressé par tout ce qui était le travail collectif. Je n’ai jamais été dans un atelier, et je voyais quelques formules, soit dans le graphisme, soit dans la bande dessinée, de choses qui se faisaient à plusieurs, et j’aimais bien ça. Et donc en discutant avec notamment Vincent Sorel et Bastien Vives, dans ces premiers moments, petit à petit le truc s’est mis en place. Je leur soumettais des trucs, eux me disaient ce qu’ils en pensaient, et petit à petit je me faisais mon propre machin, et puis — et puis j’ai décidé de lancer la machine. J’ai réuni de l’argent, et voilà. En gros, c’est juste l’idée banale : si personne ne veut de toi, prends-toi par la main et fais ton truc. Donc j’ai réuni de l’argent, j’en ai parlé à quelques auteurs, et puis à tous les autres qui étaient dans mon entourage proche. Globalement, tout le monde était très enthousiaste, et on s’est lancés — on a commencé à bosser dessus mi-novembre 2009.

Xavier Guilbert : Juste pour revenir sur cette idée de collectif, ce n’est pas courant de se dire «on va faire un truc avec 25 ou 30 auteurs différents qui changent à chaque fois.» D’où est venue cette idée ?

Thomas Cadène : C’est pragmatique. C’est la quantité. En fait, il y avait plusieurs moyens. Soit c’était le studio à l’asiatique, et ça je ne voyais pas du tout comment je pourrais maîtriser un truc pareil. Soit on faisait le pari, et qui avait déjà été fait qui moi m’avait marqué, qui est le pari de la forme du cadavre exquis et qui est ce qui avait été fait dans les Chicou-Chicou. Alors c’est pas la même chose puisque c’est précisément un cadavre exquis et que le principe n’est pas tout-à-fait pareil, mais on voit dans Chicou-Chicou qu’on peut suivre une histoire où les personnages changent de gueule à chaque épisode. Ça ne pose aucun problème. Les lecteurs de comics le savent bien également.

Xavier Guilbert : Et donc déjà, à ce moment-là, tu étais dans l’idée d’un rythme quotidien ?

Thomas Cadène : Ah oui, ça c’est l’un des premiers trucs qui ont été mis en place. En fait, s’il y a eu cette exigence pragmatique, c’est parce que moi j’avais fondé mon modèle sur la récurrence et sur la quantité. Il fallait que ce soit fréquent et je n’envisageais pas que ce soit une page ou trois cases. Pour moi, il fallait permettre l’immersion sans aller jusqu’à la saturation — arriver à trouver une sorte d’équilibre. Equilibre qui s’est trouvé pour je ne sais quelle raison, autour de 36 cases. Je serais incapable d’expliquer pourquoi, au début c’était entre 30 et 50, et finalement, en cases écrites de scénario, il y a en moyenne 36 cases tout le temps. Une sorte de chiffre d’or des Autres Gens. A partir du moment où on avait cette quantité-là, on était obligés de trouver une solution pour la gérer. Après, il y avait aussi l’envie. J’avais autour de moi à peu près une quinzaine d’auteurs que j’aimais bien. Ça donne envie, on a envie que tous ils bossent là-dessus. La seule exigence, c’était une exigence de réalisme. Tout le monde ne pouvait pas travailler sur les Autres Gens, parce qu’il fallait traiter le réel sans distance. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles on a créé le résumé, avec cette distance. Celui qui est chargé du résumé, il peut dézinguer ce qu’il veut à partir du moment où il est factuellement juste. Donc voilà, la sélection — à partir du moment où les auteurs étaient capables d’exprimer le réel d’un point de vue très très premier degré (parce que le premier degré était vraiment fondamental), à partir du moment qu’on avait ça, c’était bon. Mais moi, j’étais un peu couillon. Au début, j’ai beaucoup hésité pour Loïc Sécheresse, dont j’adore le travail, mais je ne savais pas trop si ça pouvait coller sur une chronique quotidienne, à Paris, de jeunes qui vont dans des bars boire des coups. Et finalement, il est devenu l’un des auteurs piliers, parce que ça s’est imposé, et qu’évidemment ça apportait quelque chose. Et ce qui était pragmatique au départ, est devenu un enjeu artistique vachement intéressant — en tous cas pour moi à traiter. Et c’est devenu très intéressant aussi pour le lecteur, très vite. On craignait qu’il y ait une réticence. Et très honnêtement, on a eu des réticences sur le modèle, on a eu des réticences sur plein de choses, sur le sujet — mais sur le dessin, quasiment rien. Ca a été pratiquement un enthousiasme immédiat. Alors je me fais peut-être — je suis peut-être dans un déni de réalité, il faudrait que je me replonge dans les trucs de l’époque. Je me souviens de quelques réflexions : «c’est difficile» — mais globalement cela a été balayé très très vite.

Xavier Guilbert : En ce qui me concerne, il y a un ou deux moments où ça ne marche pas très bien…

Thomas Cadène : Il y a plein de moments où ça ne marche pas.

Xavier Guilbert : … notamment dans l’âge de certains personnages.

Thomas Cadène : Il y a ça, et puis il y a … l’âge des personnages, ce qui m’a fasciné c’est que — ce que cette diversité de styles et de rapports à l’histoire a apporté, c’est que les dessinateurs, comme on n’était pas sur un projet au long cours comme on a l’habitude de traiter en tant qu’auteur, j’étais le seul à être dessus tout le temps. Eux, ils arrivaient, et ils avaient une sorte d’image très évidente des personnages. Et donc, ce que cela a apporté, c’est la lecture des auteurs, une lecture parfois, que je n’ai pas pu… comment dire ? Par exemple, un truc que personne n’imagine, les personnages de Faustine et Hyppolite, en théorie, ils ont 35 ans. On a l’impression qu’ils en ont 40. Louis, qui est le «méchant», mais moi j’aime bien ce personnage, c’est une sorte de personnage un peu trouble, ambivalent et manipulateur — un méchant, disons. Lui, il était sensé avoir 45 ans. On dirait plutôt qu’il en a 55. Ce qui est intéressant là-dedans, c’est qu’au début j’ai un peu lutté, et puis j’ai vite compris que cela apportait de l’intérêt. C’est-à-dire qu’en fait, le dessinateur arrivait et il lisait lui-même le récit, comme un lecteur. Les dessinateurs étaient très rigoureux, ils respectaient complètement le scénario — c’était l’une des règles fondamentales. J’ai toujours été d’une fermeté absolue là-dessus. Comme tout le monde bosse ensemble en même temps, on ne peut autoriser la moindre liberté sur le récit lui-même. Mais en revanche, c’est très libre sur la manière de le raconter. Et finalement, chaque auteur arrive, et lit le truc. Par exemple, il y a un des personnages, qui est le personnage de Stéphane. Au début, c’est une sorte d’ectoplasme, l’agent immobilier qui devient une sorte de sex toy de l’héroïne, puis il part en voyage avec elle et il se révèle différent de ce que l’on pouvait penser, puis il revient et il est devenu un type formidable. Et pendant toute sa période où il était ectoplasme, aucun dessinateur n’a été capable de le dessiner. Il change de tête — il est non-identifiable, c’est impossible de le reconnaître. On le reconnait parce que l’on sait qu’il est là, parce qu’il y a les génériques, parce qu’il y a son nom sur sa gueule. Et ça, je trouvais presque ça plus intéressant encore que s’il était identifiable. Ça ne posait pas de problème à la lecture puisqu’il était dans le générique, mais cela disait clairement que c’était un personnage insaisissable, finalement. Et c’était drôle de le voir, ça rajoutait une dimension au récit. Ce n’était pas quelque chose de volontaire, je ne vais pas m’inventer un mythe qui n’est pas le mien, c’est quelque chose qui s’est rajouté en plus et que j’ai trouvé fascinant à regarder, quand je recevais les épisodes. Pour la petite histoire, Stéphane Vaubert a deux référents, c’est Matt Damon d’abord dans Syriana, et ensuite dans Jason Bourne. Donc c’est le même acteur, avec la version cadre sup’ sans intérêt particulier, et la version super-héros. Donc il était identifié, il était assez facile à reprendre, ce n’était pas un problème. Et pourtant, par le récit, les dessinateurs n’y arrivaient pas. Pareil pour Mathilde. Mathilde, les lecteurs se sont mis à la détester très très vite, malgré moi, et les dessinateurs aussi. C’est évident ! Même encore aujourd’hui, l’épisode de lundi 7 mai, le lendemain de l’élection, j’avais écrit un truc — c’est Sylvain Savoia qui a fait le dessin, et j’avais fait une sorte de dialogue entre Mathilde et Stéphane assez positif pour elle. Et il l’a dessinée très dure, et ça change entièrement la nature du personnage, et du coup du dialogue. Et j’adore ça. Parce qu’il n’y a pas de trahison, le récit ne bouge pas, il ne change rien à la situation, mais il m’oblige d’une certaine manière par rapport au personnage. Parce que lui perçoit ce personnage de cette manière-là, comme les lecteurs.

Xavier Guilbert : Pourquoi s’être limité à cette répartition ? A partir de quel moment as-tu décidé que tu allais être celui qui allait gérer la quasi-totalité du scénario ? Tu parlais de cadavre exquis, il y avait aussi la possibilité de dire : ben voilà, chaque mois on change de scénariste.

Thomas Cadène : En fait, j’avais envie de ça. Au début, cela faisait partie des options qui étaient envisagées, et je crois que c’est Bastien qui m’a dit, si je me souviens bien, je crois que c’est lui qui m’a décomplexé. En fait, j’avais envie d’écrire. J’avais envie de raconter. Le principe des Autres Gens, c’est le temps réel, c’est de suivre la vie des personnages. Et donc, j’avais envie de jouer à Dieu. J’osais pas trop, au début, voilà, j’exposais des idées de cadavre exquis. Mais sur du feuilleton, c’est quand même particulier, l’idée c’est quand même d’avoir quelque chose qui se tienne. Dès qu’on a dit, «ah non, c’est mieux si c’est écrit par une seule personne», j’attendais ça, j’avais très envie. De la même manière que dès le départ, j’avais décidé que je ne dessinerais pas. Je voulais m’interdire de dessiner, parce que je voulais être libre d’écrire ce que je voulais. Dès qu’on dessine, on se fait du sur mesure. En tous cas, quand on n’est pas — quand on ne sait pas tout faire, comme c’est mon cas, on se fait du sur mesure. C’est pas grave, ça n’empêche pas, il y a mille histoires sur mesure intéressantes à raconter. Mais sur du feuilleton, sur du réel, sur du quotidien, je n’avais pas envie de ça, j’avais envie d’être libre de raconter ce que je voulais. Ça, ça répondait à une vraie envie de récit. Après, ce qui a gâché — ce qui l’a rendue vraiment difficile, ce n’est pas la quantité de travail sur le récit lui-même, c’est la quantité de travail liée au projet.

Xavier Guilbert : Tu dis que vous avez commencé à travailler dessus en novembre 2009, les premiers épisodes paraissent début mars, et pour te suivre sur Twitter régulièrement, visiblement il y a des moments où c’est un peu plus charrette que d’autres. En termes d’organisation, ça a été … phénoménal ?

Thomas Cadène : Horrible. Dès le début, on a perdu pied, en fait. On a commencé, on avait un mois d’avance, à peu près. En fait, là aussi, il s’est passé des choses circonstancielles qui… On a un peu précipité le lancement parce que j’étais persuadé que tout le monde avait dans ses tiroirs des milliers de projets numériques. Pour moi, dans ma tête, tous les éditeurs s’y étaient enfin mis, ce n’était pas possible autrement. Je ne sais pas d’où je sortais ça, parce qu’à l’évidence j’étais mal informé, puisqu’on attend toujours. Et je me disais, c’est quand même couillon, nous on est un peu fragiles, ce serait quand même bien de démarrer vite, histoire d’avoir un peu le temps de s’installer avant de se faire écraser. Et donc, on commence en mars. Je n’avais pas calculé qu’en mars il y a le Salon du Livre. Il faudrait que je réécrive l’histoire, histoire de m’accorder du crédit pour ça, quand même. Mais c’était le meilleur lancement marketing de la terre, parce que c’était le Salon du Livre l’année du gros clash entre les auteurs et les éditeurs sur les droits numériques. Je ne sais pas pourquoi — comme quoi il devait y avoir un truc dans l’air numérique, parce que j’étais persuadé que cela allait sortir, mais ce n’était pas ça que j’attendais. J’attendais les projets des éditeurs, je n’attendais pas le clash des auteurs.

Xavier Guilbert : C’est l’annonce d’Iznéo.

Thomas Cadène : Ah voilà. J’étais pas complètement à coté de la plaque, alors. C’était donc là Iznéo.

Xavier Guilbert : Oui, puis l’année d’après ils ont fait «Bande Numérique», mais c’était la première annonce d’Iznéo.

Thomas Cadène : Nous on arrive dans cette période, cette effervescence, et on devient un projet symbole : des auteurs «sérieux», dont certains connus et reconnus, qui se lancent tous seuls. Et donc, je me suis retrouvé submergé par les demandes diverses et variées, et donc j’ai commencé à prendre du retard tout de suite. Et surtout, j’ai commencé à réaliser que Les Autres Gens, cela impliquait de ma part de faire aussi des RP, et puis ensuite de gérer des auteurs, de gérer des plannings des auteurs, de gérer le paiement des auteurs, de gérer les droits, de gérer les invitations, de gérer… un milliard de trucs auxquels je n’avais jamais pensé. Et c’était passionnant, mais c’est ça qui m’a épuisé très vite. A partir de là, on a été en flux tendu. On arrivait à avoir deux-trois semaines d’avance, et là sur les six derniers mois, jusqu’à à peu près début mars, on était à une semaine. C’est-à-dire que c’était du flux tendu permanent. Et là maintenant, on avait un mois d’avance il y a pas longtemps, et aujourd’hui on est à un peu plus de deux semaines d’avance. C’est rien. C’est rien du tout. C’est miraculeux qu’on n’ait jamais loupé un jour. Euh … si, on a loupé la … non, on l’a même pas loupé, j’étais persuadé de louper un jour il y a pas longtemps, parce qu’un dessinateur s’est pété la main, mais en fait en voyant mon désespoir sur Facebook, il a pris les crayons et il a fait l’épisode, malgré la main. Incroyable. Mais quand j’y pense, je me dis que c’est incroyable que ce ne soit pas arrivé à d’autres moments. Au début, j’essayais toujours d’avoir les épisodes quelques jours avant, pour — maintenant, je les ai… l’épisode de demain, je l’ai découvert terminé cet après-midi. Super beau, d’ailleurs, c’est Thomas Mathieu qui l’a fait, il est génial.

Xavier Guilbert : Donc, quand tu dis «une semaine d’avance», c’est de ton côté.

Thomas Cadène : Ah non non, c’est la livraison du scénario. Ah non, deux semaines d’avance sur les épisodes, ce serait extraordinaire. (rires) Ce serait du luxe. Non non, c’est impossible. (rire) Ah ça fait rêver. Deux semaines d’avance, c’est la livraison du scénario, le dessinateur a deux semaines d’avance.

Xavier Guilbert : Tu parlais à un moment de chronique du réel — tu veux en plus coller à la réalité. Je te vois être tout embêté quand il pleut un jour alors qu’il ne pleut pas dans la bande dessinée. Ou la question de l’élection qui vient de se passer…

Thomas Cadène : En avril j’ai vraiment été emmerdé par la météo, parce que tout le monde était au soleil dans la série. Mais ça, ça m’a un peu passé. Il y a un moment où j’étais vexé chaque fois que le temps n’allait pas. Pour la gestion de l’actualité, par contre, j’ai assez vite compris qu’il fallait le prendre en décalé. Sauf, pour les trucs comme l’élection présidentielle, je ne pouvais pas faire autrement. Mais par exemple, les trucs incontournables et en même temps très difficiles à gérer car à la fois très brutaux et sur la durée — par exemple Fukushima et DSK — ça, on les a traités en décalé. Fukushima, on a un personnage qui est japonais, forcément elle est impliquée, mais comme elle vit dans le monde entier, elle est tout le temps dans un avion, donc ça va. Au bout d’un moment, elle se met à parler de son pays, et il y a un dialogue que j’ai essayé de faire le plus juste possible, mais là ça devient très difficile de se mettre dans la tête d’une japonaise … mais c’est vachement intéressant aussi. Après tout un scénariste passe son temps à se mettre dans la tête de ses personnages. Et pour DSK, c’était très particulier parce qu’il y a un personnage, le personnage de Louis, bien avant l’affaire de DSK, tous les dessinateurs me disaient que le personnage auquel il leur faisait penser, c’était DSK. Maintenant, j’essaie de me demander… mais si, il y avait déjà eu des histoires. Et donc, c’était drôle — enfin, drôle. Ce personnage-là, le personnage de Louis, est un personnage qui a une vie sexuelle particulièrement débridé, qui est adepte de SM et il est familier d’une prostitution très haut de gamme complètement assumée. Et tout d’un coup, on est rattrapé par la réalité. Ce n’est pas la même chose, mais c’est comme si son modèle, d’un coup, devenait encore plus… Mais en même temps, on ne sait pas ce que c’est, on ne sait pas ce qui est vrai, on ne sait rien. Et ça dure. Et on ne peut pas faire semblant que ça n’existe pas parce que l’on s’est inscrit dans le réel. Donc on est obligé à un moment ou un autre de le mentionner. Et là, je l’ai mis, cela doit faire deux lignes de dialogue, où le personnage de Louis — j’aurais pu le faire chez le personnage d’Henri, qui est très politisé — je l’ai foutu chez Louis, un journaliste l’interroge, sans doute sur des affaires ou l’économie ou je ne sais quoi, et lui parle de DSK de manière incidente, et il lui répond de manière très laconique et clôt la conversation. Ca permettait de le mentionner, de faire une sorte de lien, et puis de le sortir du récit. C’est aussi là que je me suis rendu compte que coller au réel, et coller à ces choses-là, en temps réel, ça implique un rapport très difficile, et je ne voulais pas que tout d’un coup la série ne tourne qu’autour de ça. Je ne voulais pas qu’on ne parle que du contexte. Donc finalement, ça faisait partie du projet, et cela fait encore partie de l’intérêt, au moins en tous cas pour moi au niveau de l’écriture, mais cela devient — ce n’est plus le sujet principal. Cela ne l’a jamais vraiment été, c’est plus un moyen de contextualiser une action ou d’illustrer un dialogue par un exemple concret. Après, évidemment, pendant la campagne, c’était presque du défi. L’épisode de lundi dernier, le lendemain du second tour de l’élection présidentielle, j’avais écrit les deux versions. Enfin, c’est un épisode un peu plus court, et Sylvain (Savoia) avait une dizaine de cases qui étaient écrites en double, en cas de victoire de Sarkozy ou de Hollande, les deux étaient envisagés. Mais les enjeux du récit étaient exactement les mêmes. Si Sarkozy avait gagné, les «cliffhangers» du scénario et de l’épisode auraient été les mêmes.

Xavier Guilbert : Je me rends compte que l’on a assez peu parlé de l’aspect politique dans tes bouquins. Et pourtant, c’est assez présent chez toi, tu ne t’en caches pas, et c’est aussi très présent comme ressort (parfois de manière un peu caricaturale) dans Les Autres Gens, et ce, dès le départ (alors que les histoires de fesses, étonnamment, arrivent beaucoup plus tard). Est-ce que c’est un mouvement naturel de ta part, ou est-ce que tu as dû te contrôler pour éviter que cela ne se déplace trop sur des terrains politiques ?

Thomas Cadène : Non. Je n’ai pas du me contrôler. La politique est présente tout de suite et même le cul, finalement, est très politique dans Les Autres Gens. Je me suis un peu limité mais pas plus que ce que la raison commande pour une œuvre de fiction dont ce n’est pas LE sujet. Mon propos autour des Autres Gens est très politique dans un sens très large, plus peut-être même qu’il n’est «sociétal»… je ne sais pas trop comment l’expliquer mais j’ai l’impression que mon regard n’est pas vraiment le regard de chronique qu’il est censé être, ou du moins, s’il l’est qu’il est aussi décalé, décalé vers quelque chose d’autre, les courants, les moteurs. C’est une petite obsession chez moi, le moteur. Si on parle dans un sens large, nous avons tous un projet politique qui est l’aiguillon de ce qui nous fait avancer. Dans quoi nous nous inscrivons, vers quoi nous voulons aller. Même l’absence d’un tel moteur est un révélateur.

Xavier Guilbert : Du côté organisation, tu parlais de Matt Damon comme référence visuelle pour Stéphane. Avais-tu une sorte de bible et de «character sheet» pour tes dessinateurs, ou étaient-ils tous lecteurs des Autres Gens ? Comment cela fonctionnait-il pour briefer les dessinateurs ?

Thomas Cadène : Il y a des GoogleDocs avec des fiches pour les lieux, les personnages, je précise aussi les looks, les coiffures, les voitures, les meubles… Donc oui les dessinateurs sont très encadrés sur ces questions là. Par ailleurs j’essaie d’être totalement disponible.

Xavier Guilbert : En posant cette question, je me rends compte aussi qu’il y a une forme de «diversité visible» qui m’évoque pas mal certaines pubs dans le métro, avec tous les quotas remplis au sein des personnages : le beur, l’asiatique, le gay, la brune, la rousse, etc. — c’était conscient ou totalement fortuit ?)

Thomas Cadène : Les deux. Je suis personnellement soucieux d’essayer non pas de tout mettre mais de ne pas être trop «monochrome» (à tout point de vue, y compris sociologique, sexuel, social, culturel, ethnique…). Mais après c’est plusieurs choses. Par exemple Kader est presque un personnage concept : bardé d’étiquettes, il ne peut en porter correctement aucune. Ni immigré, ni deuxième génération, arabe non musulman, provincial de bonne famille, ni homo ni hétéro, pas à gauche, libéral mais rapidement plus très fan de Sarko etc. Yukiko n’était pas la caution asiatique, elle correspondait là aussi à l’idée d’un personnage qui d’abord devait définir Louis. En ce qui concerne «la brune, la rousse» c’est beaucoup plus simple : c’est une question pragmatique d’identification des personnages. C’est un élément simple de reconnaissance immédiate, Camille c’est «la rousse», Mathilde, «la brune».

Xavier Guilbert : De manière générale, tu réussis à garder tout ce petit monde dans la tête, ou as-tu besoin toi-même de réviser parfois ? Et est-ce difficile d’assurer à chacun de ces personnages sa voix propre ?

Thomas Cadène : Si je me souviens de ce qui fait avancer mon personnage, de son objectif dans la vie pour dire ça de manière un peu lourde, si je me souviens d’où il vient et de ce qu’il a traversé alors ça coule tout seul. Je me mets dans la tête de celui qui parle, toujours, quel qu’il soit. Quand un personnage a été absent un peu longtemps du récit ou qu’il est trop secondaire pour avoir un background riche, là parfois, je rame un peu, ça devient peut-être un peu mécanique. Mais bon, finalement, ça aussi ça participe d’une écriture de feuilleton, les personnages «utiles», les personnages «outils». Non ?

Xavier Guilbert : Vous vous lancez en mars. Globalement, on peut dire que cela a été plutôt un succès. Vous avez rapidement eu une communauté — tu parlais des lecteurs qui ont rapidement détesté Mathilde. Les rapports avec cette communauté ont été comment ? Surtout quand, en tant qu’auteur, scénariste principal et grand architecte, tu te retrouves face à une communauté qui te dit clairement qu’elle n’aime pas le personnage principal, et en même temps c’est cette communauté qui paye…

Thomas Cadène : C’est pas grave. Parce qu’elle en aime d’autres. Je pense que cela m’aurait emmerdé si — mais ils me le disaient parce qu’ils aimaient les autres. Si ils n’aimaient aucun personnage, ils auraient simplement arrêté de payer, et puis voilà. Le truc, c’est qu’en fait, je pense, c’est l’explication que j’apporte, je me plante peut-être complètement — je pense qu’ils ont adoré détester Mathilde. Et puis je me suis rendu compte que Mathilde en fait n’est que rarement un personnage, elle est plutôt une zone concept, un point d’ancrage, de dynamique, de rejet ou autre. Parfois elle surgit à nouveau comme un vrai personnage et les lecteurs sont un peu déstabilisés, mais c’est aussi ce qui fait l’intérêt de la chose. Mathilde portait à chaque fois mes intentions d’auteur, mes intentions longues (le concept sur lequel je prétendais fonder telle ou telle période)… Et comme mes intentions se heurtaient à leurs limites, comme elles glissaient de manière parfois vertigineuse (de mon point de vue) vers une approche, une thématique inattendue, imprévue, Mathilde dérivait aussi, de la même manière. Le personnage de Louis était ma maîtrise, Mathilde ma dérive. J’allais dire «pas dans le sens nautique» et en même temps si… En même temps c’est complètement ça, dans le double sens.

Xavier Guilbert : Ce que je voulais dire aussi, c’est qu’un auteur de bande dessinée n’a pas un rapport aussi direct avec ses lecteurs.

Thomas Cadène : Surtout en cours d’écriture.

Xavier Guilbert : C’est aussi l’un des aspects dont on parle rarement sur le numérique, c’est cet aspect d’interaction. On le voit dans la presse politique en particulier, des journalistes qui se retrouvent à discuter de pied à pied avec des gens qu’avant ils ne regardaient que de très loin.

Thomas Cadène : En fait, la discussion en elle-même m’intéresse beaucoup. Mais ça, c’est peut-être lié au fait que je suis né sur Internet, en tant qu’auteur, dessinateur, etc. Je n’ai aucun problème avec ça, même si je me fais piéger assez rapidement, assez facilement, dans le débat un peu trollesque. Si je le fais, c’est parce que je le veux bien, c’est parce que j’aime ça. Donc, j’ai un point de vue assez clair sur le lecteur et son commentaire. Je le lis, j’y suis très très attentif, je le respecte énormément. Pour moi, il a un vrai sens et un intérêt. En revanche, je refuse de l’autoriser à prendre part à l’histoire. Ça n’est pas son job. Il peut me dire que ça ne lui plait pas, si ça ne lui plait pas ça m’intéresse qu’il me dise pourquoi. Exactement comme quand je lis un critique sur une de mes bande dessinée me dire «elle est nulle» ou pas. Ça m’intéressera d’essayer de comprendre pour quelle raison il n’aime pas. Mais en revanche, je ne veux pas qu’il me dise ce qu’il veut que je fasse de ces personnages. Dans un feuilleton, c’est le risque principal. Après, pour être totalement honnête, comme on est dans une écriture permanente, et un rapport permanent au lecteur, je ne vais pas faire semble que cela n’influe pas. C’est évident que quand ils me disent «on déteste Mathilde» … mais ce qui est intéressant, c’est que l’influence va plus être d’essayer de les piéger dans leurs sentiments vis-à-vis du personnage, que d’essayer de la transformer en une sorte de personnage idéal que d’un coup ils devraient se mettre à aimer. J’ai été très marqué par Six Feet Under pour ça. Dans Six Feet Under, le personnage de Nate (qui est sans doute le personnage principal pendant un bon moment), il est plutôt sympathique au début, et pendant une ou deux saisons, il est simplement abject et assez égoïste. Et parallèlement et de manière décalée, sa nana du début, Brenda, avant que lui ne devienne assez insupportable, le devient elle-même. Ce qui est drôle, c’est qu’on se met à la détester, à se dire en tant que spectateur, «casse-toi, elle te tire vers le bas, lâche-là». Comme dans la vie, comme on le fait avec des potes. Et puis tout d’un coup, c’est lui qui devient insupportable. Et pas de manière illogique, dans sa logique de personnage confronté à des circonstances qui font que. Et tout d’un coup, il se retrouve avec une autre fille qui correspond à cette logique-là. Et on se met à souhaiter ardemment qu’il récupère la fille qu’on a détesté la saison d’avant. Exactement comme dans la vie. Et ça, c’est quelque chose qui pour moi, était une révélation quand je regardais Six Feet Under, sur le concept de la série. C’est-à-dire que j’ai découvert, dans Six Feet Under, qu’on pouvait faire évoluer les personnages. Ce que l’on ne peut pas faire, ou de manière très difficile, ou alors, sauf si c’est le sujet en soi, mais pas à cette échelle-là dans un one shot. Dans des séries qui décrivent la vie sur un temps quasi-réel, on peut décider qu’un personnage va vivre un événement, ou va évoluer et va devenir odieux ou pas. Six Feet Under m’avait permis de découvrir la richesse du décalage sur nos vies. C’est banal, on sait tous que c’est un des intérêt de la fiction, la double distance : assez loin pour qu’on observe, assez prêt pour qu’on s’implique et qu’ainsi on s’enrichit humainement. Le feuilleton trop stéréotypé d’une certaine manière s’interdisait ça. En collant à une forme de réel, de temporalité on observe enfin ce qu’on ne voit pas. Ce sont des poncifs mais à lire, à voir, pour moi c’est quelque chose d’infiniment précieux. À écrire c’est simplement passionnant. Donc le fait que le lecteur déteste un personnage, c’est plutôt motivant parce que d’une, le personnage existe en tant que force dans le récit, et surtout cela me donnait envie, non pas de le transformer pour le rendre aimable, mais de continuer à le faire évoluer. Moi c’est un personnage que j’aime beaucoup et je veux réussir à faire comprendre ça, à faire passer ça. Je n’y arrive pas. Je lutte, mais je n’y arrive pas. Et c’est drôle de voir que je n’y arrive pas, parce que d’une certaine manière, l’effort est saboté par les dessinateurs. Parce que eux-mêmes ressentent à peu près la même chose. Et ça, je serais sur une bande dessinée avec un seul dessinateur, ce serait réglé depuis longtemps. Là, je ne peux pas. Enfin, je pourrais, mais je n’ai pas envie, parce que c’est devenu au fur et à mesure de l’aventure et de l’écriture, un des intérêts vraiment principaux. C’est-à-dire d’avoir un récit extrêmement maîtrisé suivi d’une sorte de digestion par le dessinateur qui amène de très nombreuses surprises.

Mais ceci dit, ces évolutions de personnages-là, elles ont existé. Le personnage de Manu dans les Autres Gens, au tout début, tout le monde le déteste. C’est normal, il est comme tout le monde. Tout le monde s’est détesté — on est nombreux en tous cas, moi le premier à s’être détesté dans cette situation-là, c’est-à-dire le copain un peu loser, amoureux transi. Là encore le risque n’est pas dans le sentiment qu’il provoque mais dans le fait de frôler le stéréotype banal. Et bizarrement, ils ne s’en sont pas vraiment rendus compte, les lecteurs, et ça ça m’a fait plaisir d’autant plus que cela a été assez rapide — je peux quasiment même dire où ça s’est produit. Tout d’un coup, il est devenu le personnage central, favori, archi-favori, l’idole de tous les lecteurs. Il s’est passé à peu près la même chose pour Camille. Et ça c’est vachement intéressant. Finalement, je crois que Mathilde, je ne peux pas lutter, parce que je crois que Mathilde, comme je disais, elle est un personnage trou noir, elle est un personnage qui n’existe pas, elle est un personnage en négatif. Donc de toute façon, elle relève presque plus du concept, plus du révélateur que d’autre chose. Moi je la ressens, je l’écris en tant que personnage, mais c’est la galaxie qui compte. Mais sur quasiment tous les autres personnages, s’il devait y avoir par exemple des courbes de popularité chez les lecteurs, je pense que tous ils ont connu des courbes fluctuantes. Et les lecteurs ne s’en rendent pas forcément compte. Et ça, c’est quelque chose à écrire, et à voir se mettre en place dans le dessin, et à voir ensuite dans le retour du lecteur, c’est une expérience fascinante et vraiment passionnante. Parce que ça ouvre — pour moi, ça m’a ouvert, au niveau de mon écriture. L’influence du lectorat — il y a un personnage qui meurt à un moment dans les Autres Gens. En fait, il y a deux personnages qui meurent. Le premier personnage qui meurt, l’impact a finalement été plus limité que je ne pensais. Mais pour le deuxième, je savais que l’impact serait beaucoup plus important. Le premier est mort pour des raisons de cliffhanger, de tension, et de nécessité dramatique. Sa mort était une évidence. Il avait fait son temps dans le récit. Le deuxième est mort parce que — comment dire, cela m’a presque fait peur d’oser le tuer. A tel point que je me suis dit — et ça c’est le fait d’être dans cette sorte de contact permanent avec le lectorat — il faut que je soigne particulièrement l’écriture de tous ces épisodes-là, donc il était hors de question de les refiler à quelqu’un d’autre, je devais assumer. Il faut que je soigne le casting des dessinateurs. Et il y a eu quatre ou cinq épisodes entre le moment de la mort et l’enterrement qui étaient — parce que je savais que d’une certaine manière, j’étais déjà en train d’être regardé par les lecteurs. Quand c’est arrivé, ça a été cataclysmique (j’exagère un peu mais à notre échelle, pas tant que ça). Au-delà de ce que j’avais imaginé. On était à la limite des insultes.

Xavier Guilbert : Tu ne t’es pas retrouvé dans une maison, attaché au lit ?

Thomas Cadène : Non, mais c’était extraordinaire. Parce que j’avais tout de suite … c’est une expérience qui est assez extraordinaire. J’étais déjà dans l’écriture de la suite, on était déjà dans la suite, et j’avais des retours de lecteurs qui, alors même qu’ils lisaient la suite, me parlaient de leur deuil. Et de ceux qui m’insultaient en me disant que c’était dégueulasse de faire ça, pour qui je me prenais ?

Xavier Guilbert : En même temps, dans l’arsenal de choses — tu parlais tout-à-l’heure de Dynasty ou de Dallas, tu sors quand même à peu près toutes les ficelles qui s’y trouvent. Il y a la personne qui vient du passé et dont on ne savait pas qu’elle était là avant, etc. Et donc la mort c’est effectivement l’un des ressorts, même si c’est celui qui est le plus définitif… même s’il y a toujours la possibilité de faire «oui, mais en fait, il était amnésique, et…»

Thomas Cadène : Non, pas là. En l’occurrence, ce qu’il y a de fabuleux dans la mort, c’est que c’est effectivement définitif, et que surtout c’est un révélateur. Le truc particulier, c’est que … je suis sur Les Autres Gensdans un processus d’écriture des personnages qui fait que, et ça je pense que c’est valable dans toutes les séries et je pense que je ne m’en rendais pas compte parce que je ne l’avais pas fait, mais les personnages ont une logique qui leur appartient, et qui m’appartient de moins en moins. Au fur et à mesure qu’ils accumulent de l’expérience, ils fonctionnent tous seuls.

Xavier Guilbert : La plupart des auteurs te disent ça. Je me souviens de Daniel Clowes qui parlait de Ghost World, et qui disait qu’au bout d’un moment ces personnages existaient, et qu’il n’avait plus qu’à leur donner des situations pour exister.

Thomas Cadène : C’est exactement ça. Sur les Autres Gens, c’est arrivé assez vite. Je me suis rendu compte que j’avais prévu — au début, j’avais un tableau, voilà ce qui va arriver. On arrive au moment où telle situation doit arriver, la situation arrive, j’écris mon dialogue, j’écris ma situation — c’est juste bidon. Ça ne marche pas, parce que le personnage n’est pas du tout — ne va pas du tout réagir comme ça. Donc j’oublie ce que j’avais prévu, je me garde ma situation, et puis je laisse le personnage me raconter son truc, et ça fonctionne. On est dans cette sorte de double écriture. Je suis effectivement dans l’écriture du feuilleton, typique. Ca je l’assume, je n’ai aucun problème avec ça, je tire toutes les ficelles qui faut, et je n’hésite pas à avoir recours aux pires effets du cliffhanger téléphoné — et téléphonique, même. Le nombre de «Allô ?», de «Quoi ?» que j’ai utilisés, c’est juste indécent et scandaleux. Mais bon, merde, un épisode par jour, j’ai le droit. D’autant plus que ça a son charme. Il y a donc cet aspect-là qui me plait beaucoup, parce que c’est drôle, parce que c’est un jeu aussi et à côté de ça, il y a l’incroyable puissance de — tout simplement on construit un monde, et ce monde-là se met à vivre. Et ça, c’est quelque chose de fantastique. C’est à la fois très artificiel et … Dans l’écriture, j’ai un rapport double, à la fois une écriture qui repose sur des artifices, et à la fois une écriture qui est portée par le torrent d’une sorte de vie fictive mais extrêmement riche et autonome. Et ça aussi, c’est un des aspects les plus intéressants dans la conception des Autres Gens.

Xavier Guilbert : Et par rapport à ça, la décision, au bout de deux ans, d’arrêter, comment en es-tu venu là ? Est-ce que ce n’est pas difficile, justement, de se dire : «là, il y a un point, et après ça s’arrête».

Thomas Cadène : J’en suis venu là à cause de tout ce qu’il y a à côté des Autres Gens. Je suis épuisé. Je pense que, je n’aurais eu que l’écriture, je n’arrêterais pas. Je suis fatigué, il y a trop de chose, c’est trop lourd à gérer, et puis il y avait aussi l’idée que j’avais l’impression de pouvoir assurer un résultat quand même honorable. Et de me dire maintenant, on ne va pas se perdre non plus, on ne va pas poursuivre pour poursuivre inutilement, ou alors pas sous cette forme-là. C’est ça aussi. Je n’exclue pas — j’en sais rien, mais quand on a porté ça, quand ces personnages ont cette richesse-là, c’est évident que je ne peux pas m’empêcher d’imaginer leur avenir. Mais en tout cas, sous cette forme-là, ce n’est plus possible. Je n’en ai peut-être pas fait le tour, mais je pense que c’est un bon moment aussi d’arrêter. Mais c’est clair qu’au début je disais, on y sera peut-être encore dans dix ans, et ç’aurait été fabuleux. Je ne sais pas, peut-être qu’il faudra faire — c’est Buffy qui avait fait ça, avec Angel, une sorte de spin-off. En tous cas, ce que je sais, c’est que je ne le ferai plus tout seul. Si les éditeurs veulent se bouger le cul à porter des trucs comme ça, pourquoi pas ? Mais moi, plus jamais, plus jamais je porte un truc comme ça sans moyens suffisants. C’est trop lourd et pas assez intéressant. Monter un projet pareil c’est passionnant. Je n’ai pas envie de gâcher ce plaisir de construire dans la paperasse. Donc voilà, la décision elle est liée à plusieurs choses, elle est liée à la fatigue, et à l’envie d’arrêter quand c’est bien. Et puis aussi, comment dire ? Un peu une sorte de — on a réussi, on prend la photo maintenant. On va éviter que ça se casse. Sur le numérique, il y a eu suffisamment d’échecs, de gadins. Là, ça fait plus de deux ans que ça existe, on a prouvé ce qu’on avait envie de prouver. Tout le monde a été payé, c’est un modèle où l’on a réussi aussi bien, je l’espère et je le crois, autant du point de vue artistique et économique, on a réussi à prouver ce qu’on voulait prouver. Donc voilà, cette situation-là est bien, on évite de tout gâcher.

Xavier Guilbert : Dans l’entretien sur OWNI, tu évoques un budget de départ de 25 000€ et environ 1200 abonnés. Pour la question du budget — c’était pour quel genre de poste de dépense ? Les serveurs, la solution de paiement ?

Thomas Cadène : Les premiers épisodes, d’abord. Le premier poste de dépense c’est les dessinateurs, les scénaristes. Ensuite il y a ce que ce premier poste implique : le comptable, c’est une assez jolie dépense annuelle. Mais au début il y avait toutes les galères, les avocats, la société… Et puis aussi le graphiste pour le site, le développeur etc. Rien n’a été fait gratuitement sur Les Autres Gens. Si quelqu’un dit le contraire c’est que je lui dois de l’argent.

Xavier Guilbert : Au niveau des abonnés, comment ça s’est mis en place ? Je sais que vous avez régulièrement fait des offres d’essai, des promos. Le recrutement a-t-il été progressif, ou avez-vous eu d’emblée un noyau dur qui ne vous a plus quitté ? Et quid des lecteurs perdus en chemin ?

Thomas Cadène : On a eu un beau noyau mais aussi beaucoup de lecteurs venus tard et devenus passionnés vite. Peut-être grâce à un effet immersif rapide lié à la lecture rapide et massive de toutes les archives. Les perdus, il y en a eu plein, c’est la loi du genre. Je ne sais pas où ils sont, ils ne me donnent pas de nouvelles. Les promos, les concours tout ça, ça donnait des résultats variés et relativement résiduels par rapport à des dynamiques habituelles. Mais c’était tout de même un vrai plus, une manière d’offrir une porte d’entrée. Il y avait tellement de résistances de la part des internautes liées au fait d’avoir un compte, de payer, tout ces trucs qui soudain nous faisaient passer dans le camp des méchants.

Xavier Guilbert : Quand tu parles des réticences des internautes vis-à-vis du paiement, est-ce que c’est une position qui a évolué avec le temps ? D’ailleurs, quelle solution d’abonnement les gens prennent-ils le plus souvent ?

Thomas Cadène : Très honnêtement ça n’a plus rien à voir. Il y a deux ans c’était un débat enflammé et un peu ridicule, deux ans plus tard, c’est plutôt retombé. Les modèles de pure player d’info payant ont fait leurs preuves, ils fonctionnent, ils proposent de la qualité, certains gratuits (pas tous, loin de là) ont trouvé leur limites, les questions du livre, de la bande dessinée numérique, du cinéma avec la VOD ou de la musique avec les offres Deezer, Spotify et autres ont permis (avec nous sur le domaine spécifique de la bande dessinée) de montrer qu’Internet est un univers de diversité des modèles. Que proposer un paiement, s’il est bien pensé n’est pas une insulte au lecteur et que ce modèle là ne signifie pas le rejet du gratuit. Payant et gratuit peuvent cohabiter en bonne intelligence, bref, ce débat-là, à mon sens n’a plus la même teneur. On a sérieusement gagné en maturité aussi bien du coté de l’offre que du côté des usagers, des lecteurs.

Xavier Guilbert : Pour la version papier, c’est Dupuis qui est venu vous voir, ce n’était pas le plan au départ. Pour l’instant, tu en as quel retour ? Et puis ce sont quand même de gros bouquins qui sortent avec une fréquence assez élevée, avec en plus un volume double pour l’été. Est-ce que c’est quelque chose qui a été facile à faire passer, et est-ce que tu penses qu’ils vont aller au bout ?

Thomas Cadène : J’espère qu’ils vont aller au bout de la première saison. En tous cas, ils ont acheté la première saison. Mais je pense. Parce que la première saison, elle est pas si loin que ça, ça fait quinze bouquins, c’est supportable. Ils se vendent plutôt bien si on considère ce dont il s’agit — je dis ça par rapport au fait que c’est une série un peu «emmerdante» à vendre, parce qu’elle est particulière. Pour un éditeur, un collectif, en soi, c’est déjà un cauchemar. Donc voilà, là on est dans un truc un peu bizarre, collectif, énorme donc relativement cher et à grosse fréquence. Mais par exemple, pour le premier bouquin, j’ai découvert ça il y a trois jours, on touche des droits. C’est la première fois que ça m’arrive. Je vais devoir redistribuer encore des droits d’auteurs. Pas énormément, mais voilà. Donc ça s’est plutôt bien vendu (on a dépassé les 10 000 ex pour le premier volume), et les autres se vendent pas mal. Mais c’est évident qu’on est sur une série, donc ça va s’éroder. Je ne sais pas jusqu’où ils iront, mais à mon avis ils iront — en tous cas ils ont l’air d’être motivés pour aller jusqu’au bout de la première saison. Et comme j’ai écrit la première saison pour que ce soit une fin, ça me paraît très faisable … j’espère qu’ils le feront, en tous cas c’est l’intention qu’ils proclament, c’est ce qu’ils ont acheté, et ça permettrait d’avoir quelque chose de cohérent, éditorialement parlant. Après, je ne suis pas certain qu’ils iront jusqu’à la saison deux, parce que l’on n’a pas un impact éditorial, économiquement je veux dire, suffisant pour ça. Mais cela peut changer. Par exemple, un de mes projets c’est la rediffusion gratuite sur un autre site, en mode — comme fait Trondheim, que l’épisode le plus récent chasse le plus ancien, de façon à ce que les abonnés ne soient pas floués, qu’il y ait toujours le site qui existe. Mais qu’il y ait une sorte de nouvelle vie gratuite. Ça voudrait aussi dire une multiplication des nouveaux lecteurs, et éventuellement donc un nouvel intérêt. La version papier, c’est aussi un enjeu éditorial économique. L’enjeu artistique a été résolu assez vite. Mon exigence première était de ne pas trahir, et de faire très simple. Et ça, ils ont plutôt bien respecté, même si il y a de temps en temps des découpages de cases qui me font un peu bondir, mais bon. Globalement, ils ont quand même fait du bon boulot, je trouve. On se retrouve avec des bouquins avec une dizaine ou une quinzaine de styles différents, une dizaine ou une quinzaine de traitements de couleur différents, et l’air de rien on s’est retrouvés avec des bouquins de 200 pages bien foutus, et je trouve qu’ils ne sont pas si chers que ça, puisque l’on est à 15€ pour 200 pages. Ce qui n’est pas trop cher, même si pour moi effectivement, par rapport à la fréquence ça me paraît cher. Donc Dupuis a quand même fait un pari fou, l’a assumé qualitativement et éditorialement de manière exemplaire. C’était loin d’être gagné.

Xavier Guilbert : Sinon, la sortie de la version papier a-t-elle eu un impact sur vos abonnements ?

Thomas Cadène : Assez peu. Un peu par la nouvelle médiatisation que ça a entrainé mais on n’a pas eu un effet très frappant.

Xavier Guilbert : Est-ce que cela touche des publics radicalement différents, ou y-a-t’il beaucoup de recouvrement entre les deux populations ?

Thomas Cadène : Tout dépend du sens par lequel on aborde la question. Et c’est d’ailleurs très riche d’enseignements. Notre public d’abonnés semble être plutôt acheteur de la version papier mais nous avons beaucoup plus de lecteurs papier que web (ce qui est assez normal même si c’est inhabituel dans la configuration web/papier) donc, en toute logique, une bonne partie d’entre eux se contrefout de ce que nous faisons sur le web. Une autre partie s’y intéresse mais n’adhère pas au format, au mode de lecture, au type d’implication que ça implique ou que sais-je. Le web et le papier, en ce qui concerne les Autres Gens c’est aussi deux manières de lire. L’une dans le flux, en y consacrant 5 minutes par jour ou 20 par semaine, l’autre, plus classique, qui correspond à un mode de lecture plus «hors du temps», qui implique confort, concentration, immersion. Pour cette lecture beaucoup de lecteurs préfèrent alors un livre. Et je peux le comprendre. D’autant plus que nous n’avons aucune «application» numérique qui pourrait proposer quelque chose de chouette pour tablette. Enfin il y a les gens, très nombreux qui n’en ont simplement jamais entendu parler avant d’entrer dans la librairie. Ceux-là ne sont pas des arriérés qui ne vont jamais sur Internet (ça n’existe quasiment plus), ils nous rappellent simplement que sur le net nous avons des parcours balisés, des usages répétitifs, que nous empruntons souvent les éternels mêmes itinéraires et partageons nos infos ou nos bons plans avec quasiment toujours les mêmes personnes. En gros, sur le net on passe en permanence à côté d’un milliard de trucs passionnants. D’ailleurs c’est ce qui fait la force de Twitter par exemple qui permet d’aller au delà de son cercle… Même si dans tous les cas on restera toujours très certainement dans une forme d’entre-soi. Les outils de prescription numérique ne sont pas encore mûrs à mon sens, il y a des pistes mais quand on parle de culture non geek, on parle de film de cinéma, de télé ou de livre papier… rarement de séries web en vidéo ou des Autres Gens ou de toutes ces choses qui se tentent. Les journalistes ne sont pas encore nombreux à être familiers, c’est tellement touffu, ça fonctionne selon des codes tellement différent que les grilles restent encore à inventer. Alors en attendant c’est le LOL ou le scoop qui domine et la culture fonctionne encore un peu dans ses réseaux. La double diffusion des Autres Gens m’a donné en tout cas cette impression-là. Je me plante peut-être complètement ceci dit, je ne suis pas un spécialiste.

Xavier Guilbert : Une fois que Les Autres Gens s’arrêtent, pour le site, le but c’est de le laisser en ligne combien de temps ?

Thomas Cadène : Non non, le but, c’est de continuer l’exploitation. C’est un truc que je — tout va dépendre, c’est toujours pareil. Si dans deux ans il ne génère plus le moindre revenu, là on se posera des questions. Mais dans ce cas-là, je pense que je filerai un pdf global à tous les abonnés. Parce que le principe, c’est que les abonnés ont un accès, je ne vais pas les priver. L’idée, c’est que le site reste. Là aussi, on pense numérique, on parle de tous les aspects économiques, et les modèles, etc. Avec Les Autres Gens, ce que j’ai découvert — et c’est aussi l’une des raisons de l’arrêt d’ailleurs, c’est la frustration liée à cette découverte-là — c’est que je n’exploitais les potentialités du truc qu’a minima. Concrètement, je sais que je suis passé à côté de tout ce que j’aurais pu faire. Il n’y a pas une bibliothèque abonné aux Autres Gens. J’ai offert des abonnements parce que c’est trop compliqué à gérer. Économiquement, j’arrivais peut-être à l’équilibre rien qu’avec l’abonnement aux bibliothèques. Enfin, ce que j’ai actuellement en lecteurs plus les bibliothèques. Ce que je veux dire c’est que j’ai eu un milliard d’idées, j’exagère à peine, que je n’ai pas pu exploiter, parce que je n’avais pas le temps, pas les compétences techniques, pas les contacts. C’est pour ça que je deviens fou quand j’entends un éditeur qui dit : «oh là là, il y a pas de débouchés, il y a pas d’argent, il y a pas de machin.» Bien sûr qu’il y a des choses à faire. Il suffit simplement de penser différemment. Vraiment. Donc par rapport au site. Le site d’origine aura toujours vocation à exister pour accueillir la lecture des archives. Et si finalement pour telle ou telle idée je trouve les partenaires, je trouve les ambitions, les moyens, il y aura ce site. Il y a mille possibilités. Et bien sûr, surtout, on n’a pas du tout exploité la possibilité de lecture sur mobile, alors que c’est la base. Parce que d’une part Apple ne voulait pas, et d’autre part parce que le développement des applis était compliqué. Ça reste à faire. Ce n’est pas parce que la bande dessinée est finie qu’on ne peut plus le faire. D’habitude, on procède plutôt à l’inverse : on attend qu’elle soit finie pour commencer à l’exploiter. Donc maintenant, finalement, on arrive juste au moment où la plupart des autres commencent. On a fini, on a une quantité phénoménale de bande dessinée à proposer à la lecture, comment on fait ? La question est toujours pertinente. Donc si si, il y a des choses à faire. Je dis bien : j’arrête la production, je n’arrête pas l’exploitation.

Entretien par en juin 2012