Matsumoto Taiyô

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Au sein d'une production japonaise qui apparaît parfois comme standardisée à l'extrême, rythmée par la course effrénée des magazines des grands éditeurs, Matsumoto Taiyô présente un cas remarquable: depuis un quart de siècle, il construit une œuvre éminemment personnelle et immédiatement reconnaissable, dont Sunny, sa dernière série, semble l'aboutissement le plus intime.

Xavier Guilbert : L’année dernière, vous avez fêté vos vingt-cinq ans de carrière. Qu’est-ce que cela vous fait ?

Matsumoto Taiyô : C’est vraiment étrange. Parfois, je rencontre des jeunes auteurs très talentueux qui ont moins de vingt-cinq ans, du coup beaucoup se disent que j’ai commencé à dessiner des mangas avant leur naissance. Quand certains me disent qu’ils lisaient mes histoires quand ils étaient à l’école primaire, ça me fait un choc ! Je ne suis plus un jeune auteur.

Xavier Guilbert : Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur vos débuts ?

Matsumoto Taiyô : C’est une période très difficile, car les éditeurs donnent énormément de conseils aux jeunes auteurs. Tant mieux si ça se passe bien, mais dans mon cas, j’avais tout juste vingt ans et je voulais faire les choses à ma façon. Je me demandais pourquoi mon éditeur n’arrêtait pas de me donner tous ces conseils à la noix. Une fois, j’ai même envisagé de changer de métier.

Xavier Guilbert : Je crois savoir que vous vous intéressiez plus au sport qu’au manga.

Matsumoto Taiyô : J’aimais le football, mais à vingt ans, je me suis rendu compte que je ne deviendrais jamais footballeur professionnel.

Xavier Guilbert : Beaucoup d’auteurs disent qu’ils adoraient dessiner depuis tout petits, qu’ils passaient leur temps à dessiner, et qu’ils rêvaient de devenir manga-ka. Ce n’était donc pas votre cas ?

Matsumoto Taiyô : Je dessinais quand j’étais petit, mais au collège j’ai eu envie de devenir footballeur, et à cette période je ne lisais presque plus de mangas. Mais à 14-15 ans j’ai compris que je ne pourrais jamais devenir footballeur professionnel, et à partir de ce moment-là, je n’ai plus eu de rêves. Mais en voyant mon cousin, Inoue Santa, qui faisait tant d’efforts pour devenir manga-ka, et en lisant Dômu, Rêves d’enfants, de Ôtomo Katsuhiro… C’est ma mère qui me l’avait acheté. C’était très classe. Jusqu’alors, j’admirais plutôt les musiciens ou les acteurs, et je trouvais les manga-ka un peu ringards et craignos.

Xavier Guilbert : Comme les salarymen ?

Matsumoto Taiyô : A l’époque, ça ne m’intéressait pas, mais aujourd’hui je suis en admiration devant les salarymen. C’est en lisant Ôtomo que je me suis dit que les manga-ka aussi étaient cools, et j’ai eu une furieuse envie de suivre les traces d’Ôtomo. Mais je n’avais aucune idée que les manga-ka étaient soumis à toutes ces exigences, et à une époque j’ai vraiment eu envie d’arrêter.

Xavier Guilbert : Votre première œuvre, Straight, racontait à l’origine l’histoire d’un joueur de baseball de 45 ans[1]. Aujourd’hui, vingt-cinq ans plus tard, les personnages de Sunny votre nouvelle série sont presque tous des enfants. Que s’est-il passé entre-temps pour que vous changiez de point de vue ?

Matsumoto Taiyô : Quand j’ai commencé, j’étais très jeune, et j’aimais beaucoup dessiner des personnages de quadra-quinquagénaires. Enfin, c’est toujours le cas aujourd’hui. En fait, j’ai toujours aimé dessiner les hommes âgés et les enfants, et je me sens très à l’aise pour le faire. J’aime beaucoup le personnage de Suzuki dans Amer Béton. Et puis d’habitude, quand il s’agit de séries sportives, tout le monde dessine des personnages jeunes. J’ai eu envie de faire quelque chose de différent, et l’idée d’un personnage quadragénaire m’a semblé très chouette.

Xavier Guilbert : Zero raconte aussi l’histoire d’un boxeur sur le point de prendre sa retraite. D’habitude, les personnages de séries sportives sont plutôt des jeunes encore capables de tout avec des possibilités infinies étalées devant eux[2]. Mais chez vos personnages, on sent une certaine mélancolie, ils ont tendance à revenir sur leur passé.

Matsumoto Taiyô : Bien sûr, j’aime aussi les personnages jeunes qui se rapprochent de plus en plus de leurs rêves, mais je suis très touché par les histoires où le personnage est sur le point de voir son rêve prendre fin. Voilà ce que j’ai eu envie de raconter.

Xavier Guilbert : Le thème de la perte est très présent dans votre œuvre. Durant l’enfance, l’imaginaire et le réel sont indissociables, mais lorsque les personnages grandissent, cette unité est perdue. On retrouve cette idée dans GoGo Monster.

Matsumoto Taiyô : Dans Ping Pong, j’aime beaucoup le personnage de Sakuma, qui renonce au ping pong en plein milieu de l’histoire. J’aime dessiner ce genre de personnages, je leur trouve une véritable grandeur.

Xavier Guilbert : Vous avez commencé dans le magazine Morning chez Kôdansha, puis vous êtes passé chez Shôgakukan avec Big Comics et Ikki. Vu de France, vous êtes un auteur à part, du point de vue du style et des scénarios. Vos séries sont plutôt courtes comparées à celles des autres auteurs. Comment faites-vous pour développer cette approche singulière dans l’industrie du manga ?

Matsumoto Taiyô : Ces derniers temps, j’ai tendance à apprécier le fait que les éditeurs de mangas donnent aux auteurs beaucoup de conseils et de directives. Il y a à la fois des aspects positifs et négatifs. Avant, j’enviais beaucoup la manière de travailler des auteurs de bande dessinée franco-belge. Chacun travaille à son rythme, et les éditeurs se mêlent peu de leur travail. Aujourd’hui, j’aimerais ne pouvoir garder que les aspects positifs du système japonais.

Xavier Guilbert : A l’origine, le personnage principal de Straight devait être un homme âgé de 45 ans, mais à la demande de l’éditeur vous avez dû renoncer à cette idée et proposer un personnage jeune à la place. Depuis, vos histoires ont su garder leur singularité. La liberté créative est-elle quelque chose d’important pour vous ?

Matsumoto Taiyô : J’ai dit que le fait que les éditeurs de mangas donnent beaucoup de directives aux auteurs pouvait être une bonne chose, mais pour moi, il faut que l’éditeur comprenne ce que je veux faire et m’accompagne dans ce travail.
Comme vous le savez, dans les périodiques de mangas au Japon, les lecteurs sont appelés à voter pour leur série préférée, et en fonction de ce vote, les séries peuvent être annulées. Parfois, certaines séries mal classées sortent tout de même en version reliée, mais si les ventes sont mauvaises, les éditeurs se désintéressent complètement de l’auteur. On ne peut rien y faire, mais à force, comme tous les auteurs cherchent à plaire au public, les histoires finissent par toutes se ressembler. Il y a une sorte de modèle type à suivre pour tenir le lecteur en haleine, auquel je n’adhère pas du tout. Si on me demandait d’écrire ce genre de manga, j’en serais incapable.
Après vingt-cinq ans de carrière, les éditeurs ne me donnent plus autant de consignes. Maintenant, je veux pouvoir faire les choses à mon rythme, et je me soucie moins du succès commercial. Autrefois, j’espérais beaucoup que mes livres se vendent bien, mais en même temps je ne supportais pas qu’on me donne des directives à suivre. J’ai l’impression qu’à l’époque j’étais toujours en colère.

Xavier Guilbert : GoGo Monster est sorti directement en format relié, sans passer par la prépublication. C’est plutôt rare au Japon, n’est-ce pas ?

Matsumoto Taiyô : Si je me souviens bien, je suis allé à Angoulême deux ans avant la sortie de GoGo Monster. Bilal n’était pas là, mais j’ai pu rencontrer Nicolas De Crécy, Moebius, et Michelangelo Prado, un auteur que j’aime beaucoup. En voyant leur travail, j’ai eu le sentiment d’être encore maladroit, à la fois au niveau du dessin et du scénario. Eux étaient très talentueux et disposaient de tout leur temps pour produire leurs albums, tandis que moi je devais pondre un chapitre par semaine. Je ne pouvais pas espérer rivaliser avec eux dans ces conditions. J’ai eu envie d’écrire un manga dont je sois entièrement satisfait, mais le système japonais de prépublication ne me permettait pas d’atteindre ce genre de résultats. C’est à partir de cette époque que j’ai commencé à travailler avec M. Egami, un de mes éditeurs. Il m’a soutenu, mais M. Hori était plus perplexe. En tout, j’ai passé presque trois ans sur GoGo Monster. Sur le plan financier, ça a été car je suis du genre économe !

Egami Hideki (éditeur de Matsumoto Taiyô) : Dans mon métier, il faut toujours avoir à l’esprit qu’on s’adresse aussi à des lecteurs qui lisent le magazine pour la première fois et découvrent une série en cours de route. Mais je voulais m’écarter de cette manière de faire ; travailler non pas sur un feuilleton télé, mais sur un long-métrage. Alors que je me lamentais sur le manque de projets de ce type, Matsumoto est venu me proposer GoGo Monster.

Xavier Guilbert : A-t’il été difficile de retourner au format hebdomadaire, après cela ?

Matsumoto Taiyô : Oui, surtout sur le plan de la concentration. Aujourd’hui, je travaille pour un mensuel. La date de remise des planches est fixée à l’avance, et je sais le temps dont je dispose pour faire mon découpage, les crayonnés, l’encrage, etc. Je reste plus facilement concentré car je sais que je n’ai pas le droit à l’erreur. Mais quand on a tout le temps qu’on veut devant soi, c’est très compliqué de rester concentré. Quand je travaillais sur GoGo Monster, je revenais un nombre incalculable de fois sur les planches que j’avais terminées, et je n’arrivais plus à savoir si c’était bon ou pas. Je me rappelle qu’après avoir fini les 400 premières pages, j’ai eu envie de tout laisser tomber. Je voulais retravailler plein de choses, ça n’en finissait plus. Les auteurs de bande dessinée franco-belge sont sans doute habitués à cette méthode de travail, mais pour les Japonais, habitués à devoir tenir des dates de rendu, tenir compte des remarques de l’éditeur, c’est très difficile de travailler avec autant de liberté.
Après GoGo Monster, je n’ai plus voulu renouveler l’expérience, et je ne voulais plus travailler sur ce type de long format (450 pages d’un coup). J’aimerais pouvoir travailler sur la couleur, essayer de me mettre au niveau de ce qui se fait en Europe. Je pourrais faire quelque chose en une centaine de pages, mais ça me prendrait encore trois ans… De plus, il paraît que maintenant Nicolas De Crécy ne met plus ses albums en couleurs lui-même.

Xavier Guilbert : Comment avez-vous découvert la bande dessinée européenne ?

Matsumoto Taiyô : Quand j’avais vingt ans, je suis venu à Paris pour participer à un article sur le Paris-Dakar. Comme ça ne m’intéressait pas du tout, j’ai fait la tournée des librairies et j’ai découvert la bande dessinée franco-belge, Bilal, Moebius. J’ai été tellement impressionné que j’ai même pensé m’installer en France ! Comme je ne lisais pas le français et que très peu de choses étaient traduites, je ne m’intéressais qu’au dessin. Aujourd’hui, Hara Masato traduit par exemple les albums de De Crécy, mais quand je les lis, je me rends compte à quel point l’histoire et le propos sont complexes.

Xavier Guilbert : J’ai lu quelque part que Garo avait été créé spécifiquement pour publier Shirato Sampei, Com pour Tezuka Osamu — et Ikki pour vous. (Egami Hideki acquiesce avec enthousiasme)

Matsumoto Taiyô : C’est la première fois que j’entends ça ! Ça met une sacrée pression !

Xavier Guilbert : Pouvez-vous comparer vos expériences chez Big Comics et chez Ikki ?

Matsumoto Taiyô : J’ai connu les tout débuts du magazine Ikki, et comme en général c’est M. Egami qui sélectionne les auteurs, à l’époque de Number Five, j’ai eu l’impression d’être entouré de manga-ka qui partageaient mes ambitions. D’un autre côté, c’était presque devenu gênant, comme une équipe de foot où tout le monde jouait milieu de terrain… J’ai bien failli m’en aller !
Chez Big Spirits, j’avais non seulement le sentiment qu’on ne m’accordait pas beaucoup d’attention, mais surtout, il n’y avait aucun autre auteur comme moi. C’est un magazine très centré sur les ventes, et mes envies étaient de moins en moins compatibles avec leurs objectifs commerciaux. Ils voulaient faire du divertissement. Je le respecte totalement, mais je pense qu’il y a de jeunes auteurs plus doués que moi pour cela. J’écris depuis toujours avec ma femme, et quand nous avons commencé à travailler sur Sunny, nous nous sommes dit que cette série n’était pas à sa place chez Big Spirits. Avec M. Egami, je peux suivre mes idées. Pour Le Samourai bambou, c’était différent, car Eifuku Issei (le scénariste) et moi voulions vraiment faire du divertissement, et Spirits nous semblait être un bon choix pour la prépublication.

Xavier Guilbert : Vos histoires sont très diverses (le sport, la science-fiction, le récit historique) et votre dessin a beaucoup évolué, mais votre style reste immédiatement identifiable.

Matsumoto Taiyô : Je ne sais pas trop ce qui créé cette unité… Pour ce qui est des histoires, je m’efforce toujours de mettre en scène des personnages pour lesquels j’ai de l’affection.

Xavier Guilbert : En même temps, certains personnages incarnent une part sombre de votre univers, comme Itachi dans Amer Béton, les ombres qui surgissent la nuit dans Number Five, les corbeaux etc.

Matsumoto Taiyô : Oui, je cherche à montrer à la fois l’ombre et la lumière. Pour moi, l’ombre n’est pas quelque chose d’entièrement négatif, je ne cherche pas à l’occulter.

Xavier Guilbert : J’ai l’impression que même dans vos séries les plus « réalistes », vous ne pouvez vous empêcher d’incorporer des éléments « grotesques », comme la matrioshka, le personnage de Taro dans Sunny, ou Kikuchi dans Le Samourai bambou.

Matsumoto Taiyô : Ça m’amuse beaucoup. J’adorais dessiner Kikuchi. Le personnage de Taro est basé sur quelqu’un de réel, mais plus « normal », quelqu’un de maigre et qui porte des vêtements comme tout le monde. Mais j’ai voulu en faire un personnage plus amusant au niveau visuel. J’aime dessiner des personnages qui font tache dans le décor, qui ont l’air de venir d’un autre univers.

Xavier Guilbert : En lisant notamment Ping Pong, on comprend que vous aimez les scènes d’action…

Matsumoto Taiyô : C’est vrai, et je suis doué pour ça. C’est très physique, de dessiner une scène d’action.

Xavier Guilbert : Contrairement aux shônen manga classiques, qui se bornent en général à enchaîner les scènes d’action, vos histoires alternent action et moments plus calmes, parfois mélancoliques. Chez vous, une fois la scène terminée, le lecteur est amené à réfléchir sur le sens du combat auquel il vient d’assister et à ce qui va suivre. Dans Number Five, chaque combat se terminait par la mort d’un personnage, et se trouvait ainsi chargé de sens et d’émotion.

Matsumoto Taiyô : Je crois que si on se contente de dessiner des scènes d’action, on finit par lasser le lecteur. Je m’efforce consciemment de bien espacer chaque combat, mais ce sens du rythme me vient naturellement. Dans Ping Pong, j’ai vraiment fait attention à raconter autre chose qu’une succession de matches.

Xavier Guilbert : Dans Le Samouraï bambou particulièrement, le héros n’arrête pas de trouver des excuses pour éviter de se battre, et vous semblez jouer avec les codes et les attentes inhérents au manga de genre.

Matsumoto Taiyô : C’est aussi parce que c’est un de mes amis qui a écrit le scénario. Je crois qu’il a fait exprès de limiter les scènes de combat. Dans les films et les mangas de samouraï, le meurtre n’est jamais montré de manière réaliste. Il y a tellement de morts qu’au bout d’un moment, le lecteur ne ressent plus la gravité de l’acte. C’est ce que nous avons voulu éviter. Kikuchi est un assassin, mais il tue rarement. J’aime beaucoup ce manga, mais il ne s’est pas très bien vendu.

Xavier Guilbert : On trouve dans votre travail des hommages à Ishinomori Shôtarô, à la série de livres pour enfants Guri to Gura, à Doraemon… Ce sont des œuvres qui vous ont marqué dans votre enfance ?

Matsumoto Taiyô : Tout à fait. Avec Number Five, j’ai voulu faire quelque chose d’amusant, en faisant référence à tout ce que j’aime : Ôtomo Katsuhiro, Mœbius, Cyborg 009… Après le 11 septembre 2001, il me semblait que le monde entier broyait du noir, et j’ai eu envie de faire quelque chose de léger, d’un peu idiot et innocent. Mais au fur et à mesure que j’écrivais, je me suis mis à réfléchir sérieusement au concept de « paix ». A l’époque, on disait que pour obtenir la paix, il fallait défendre le Bien. Mais une fois qu’on se situe du côté du Bien, ça veut dire qu’on identifie ceux qui ne partagent pas nos idées comme étant forcément du côté du Mal, et je ne supportais pas cette manière de schématiser les choses. La série s’est mise à prendre de l’ampleur d’elle-même, comme sous le coup d’un effet boule de neige.

Xavier Guilbert : On y trouve régulièrement des pages de résumé de l’histoire, et qui donnent un peu l’impression d’être là autant pour le lecteur que pour l’auteur. L’écriture de Number Five était-elle en partie improvisée ?

Matsumoto Taiyô : Oui, dans une certaine mesure. Par exemple, j’avais lu une fois un critique qui parlait du groupe Spitz, et qui disait : « Ce serait merveilleux si le monde entier pouvait être à l’image de Spitz. » Sur le coup, je me suis dit que c’était une jolie formule, mais en y réfléchissant, j’ai trouvé ça très inquiétant. Et si le monde entier se mettait à ressembler à une seule personne ? Au début, je voulais écrire quelque chose de plus léger, mais au bout d’un moment, j’ai arrêté de réfléchir et je me suis mis à écrire à l’instinct. Je savais comment je voulais terminer l’histoire, mais j’ai écrit sans me fixer de repères ou d’objectifs, comme je l’ai fait pour Ping Pong. J’ai été extrêmement influencé par le climat social de l’époque, et au bout d’un moment je ne savais plus trop où j’en étais, et j’ai eu envie d’arrêter.
Après la publication dans Ikki, ma femme et moi avons beaucoup retravaillé la série, et nous nous sommes dit que plus jamais nous n’écririons de cette manière.

Xavier Guilbert : Vous utilisez beaucoup de symboles associés à vos personnages, au point que leurs noms sont de véritables emblèmes. C’est le cas de Kuro (« noir ») et Shiro (« blanc ») dans Amer Béton, mais également dans Ping Pong avec les personnages principaux, mais aussi Dragon et Akuma [Démon]. Ou encore dans Number Five, chacun des « Numbers » portant un caractère phonétiquement proche de leur nombre associé : Oh (1, « roi »), Nin (2, « compassion »), San (3, « désastre »), Shi (4, « mort »), etc.

Matsumoto Taiyô : C’est vrai, par exemple pour Tsukimoto dans Ping Pong. « Tsuki » veut dire « la Lune », et c’est un personnage un peu mélancolique. Pour Hoshino, « hoshi » veut dire « étoile », c’est donc un personnage brillant, une vraie star, justement. Je choisis les noms de mes personnages pour qu’on comprenne facilement leur caractère. Il y a d’autres exemples, assez évidents pour les lecteurs japonais.

Xavier Guilbert : Est-ce le nom qui détermine le caractère de vos personnages, ou est-ce que vous les baptisez simplement de manière à les distinguer facilement ?

Matsumoto Taiyô : Un peu des deux. Parfois, j’y pense dès le début, parfois je le fais juste pour m’amuser, sans trop réfléchir. Ça m’aide à me souvenir de quelle manière chacun est censé se comporter.

Xavier Guilbert : Printemps Bleu, Amer Béton et Ping Pong ont tous trois été adaptés au cinéma. Que pensez-vous des films qui en ont été tirés ?

Matsumoto Taiyô : Je pense que j’ai eu beaucoup de chance, car ce sont tous de bons films. Ce n’est pas toujours le cas avec ce genre de projets. Je ressens toujours de l’appréhension durant la phase préparatoire, mais ensuite, même quand on me demande mon avis je ne dis pas un mot et je laisse les réalisateurs faire leur travail.

Xavier Guilbert : La musique est très présente dans Ping Pong et Printemps Bleu, et les choix artistiques correspondent bien à votre univers, notamment le groupe Thee Michelle Gun Elephant pour Printemps Bleu.

Matsumoto Taiyô : Pour Ping Pong, c’est le groupe Supercar qui a composé la bande originale. Je me considère très chanceux de ce point de vue.
Mais pour être franc et pour revenir aux films, il y a une différence entre la manière dont les répliques sont jouées par les acteurs et celle que j’avais imaginée quand je travaillais sur les mangas. Quand j’écris, j’ai toujours en tête des intonations très précises, et c’est normal qu’il y ait un décalage avec le jeu des comédiens. Quand je regarde une adaptation cinéma d’une de mes histoires, ça me gêne toujours. Mais ça ne veut pas dire pour autant que ma vision soit la seule valable. Je pense que c’est la même chose pour tous les auteurs dont les mangas se voient adaptés en films. Mais on finit par s’y habituer et à se ranger du côté des acteurs.
Quand les réalisateurs écrivent des scènes entièrement nouvelles, ce qui a été le cas dans Printemps Bleu, ça ne me pose aucun problème. Mais dès qu’il s’agit d’un dialogue que j’ai écrit, je suis incapable de regarder la scène comme n’importe quel spectateur. Je pense que c’est pareil pour les autres manga-ka. Certains disent parfois qu’ils ont « beaucoup apprécié » l’adaptation de leur manga en film, ou au contraire qu’ils n’ont pas aimé, mais je pense qu’ils sont comme moi et qu’ils ne peuvent pas le voir d’un œil objectif.

Xavier Guilbert : Combien de temps passez-vous à vous documenter et à préparer une série avant de vous mettre à véritablement dessiner les premières planches ?

Matsumoto Taiyô : Cela dépend beaucoup des cas. Pour Ping Pong, ça a été très long, car je ne connaissais rien à ce sport. J’ai réalisé beaucoup d’entretiens, j’ai lu des livres. En tout, ça a dû me prendre un an. Pour Sunny, la période de préparation a été très courte, environ six mois. J’aime bien passer une année à me documenter, c’est le moment le plus amusant. Une fois que je commence à faire le découpage de la première planche, je retourne aux contraintes du travail, le nombre de pages limité, la maladresse de mon trait. Mais pendant la phase de préparation, je suis entièrement libre, j’ai l’impression de dessiner mieux que n’importe qui… Si je pouvais, je passerais mon temps à ça.

Xavier Guilbert : L’enfance est très présente dans votre travail. Quels souvenirs conservez-vous de votre propre enfance ?

Matsumoto Taiyô : J’ai vécu une enfance est très proche de ce que je raconte dans Sunny. A l’opposé, Amer Béton est une vision déformée de l’enfance. Des gamins qui s’attaquent aux adultes à coups de tuyau pour les détrousser, ça n’existe pas. Mais dans Sunny, je m’inspire de choses que j’ai réellement vécues. Amer Béton représente le monde dont je rêvais étant enfant, Sunny est plus proche de la réalité. La réalité étant plus, comment dire… triste. J’aime tous les personnages de Sunny, mais en réalité, il y avait des élèves avec lesquels je ne m’entendais pas, on pleurait plus souvent le soir, et les bâtiments de l’école étaient plus sales… De ce point de vue, Sunny garde des éléments idéalisés, mais cette série s’approche plus de mes souvenirs d’enfance.

Xavier Guilbert : L’enfance est un thème très présent dans votre œuvre, mais est traitée d’une manière assez particulière, il me semble, dans Sunny.

Matsumoto Taiyô : Que ce soit dans les films ou les mangas, je trouve que lorsque les enfants sont montrés depuis un point de vue adulte, ils apparaissent comme des sortes de créatures étranges, je n’aime pas trop ça. Moi, j’essaie de situer mon regard au même niveau qu’eux. Comme j’écris avec ma femme, c’est en général elle qui conçoit les personnages féminins, les attitudes. Plus que moi, c’est elle qui ajuste les détails. Je m’inspire aussi de mon neveu, qui passe son temps à remuer et à piailler…
C’est difficile de se prononcer maintenant, mais j’ai peur qu’avec l’âge, quand j’aurai par exemple soixante ans, je ne porte un regard trop nostalgique sur l’enfance. Cela faisait longtemps que je voulais écrire cette histoire, mais je ne me sentais pas capable à mes débuts. D’un autre côté, je ne voulais pas laisser passer trop de temps, car je craignais de me mettre à idéaliser les choses. Ce que je raconte dans ce manga a réellement eu lieu, et avant de commencer à écrire, j’ai d’abord réfléchi aux conséquences que cela aurait pour eux et pour moi. J’ai failli ne pas écrire cette histoire.

Xavier Guilbert : Dans Sunny, la narration change souvent de point de vue, passant d’un personnage à l’autre. Ce procédé d’écriture vous a-t-il posé des difficultés ?

Matsumoto Taiyô : Non, pas tant que ça. Au début, je voulais me concentrer sur Junsuke. Les autres ont tous des personnalités bien différentes, mais ça n’a pas été dur de me mettre dans leur peau.

Xavier Guilbert : Sunny est une chronique de la vie quotidienne des personnages, il n’y a aucun enjeu de compétition.

Matsumoto Taiyô : Oui, à part le jour de la fête du sport !

Xavier Guilbert : L’action de Sunny semble se situer à la fois de nos jours et dans un passé récent (vingt ans en arrière), par le biais de références furtives.

Matsumoto Taiyô : J’ai beaucoup d’affection pour les choses du passé, et je fais exprès d’introduire des éléments anachroniques dans mes histoires. Par exemple, dans GoGo Monster, il y avait un moment un téléphone noir en bakélite, alors qu’à l’époque plus personne n’en utilisait. Mais je l’ai dessiné parce que j’aime ce genre d’objet un peu ancien. D’ailleurs, je crois bien que je n’ai encore jamais dessiné de téléphone portable dans un de mes mangas. C’est pareil pour les télés à écran plat, je pense qu’il faudra que je m’y habitue avant de pouvoir en dessiner une. Je n’aime pas trop dessiner les objets trop récents, je me sens plus à l’aise et je prends plus de plaisir à dessiner des objets anciens. Quand je dessine quelque chose de vieux, ça fonctionne mieux visuellement.

Xavier Guilbert : Le troisième tome de Sunny vient de sortir au Japon, combien de temps la série va-t-elle encore durer ?

Matsumoto Taiyô : Je suis en train de dessiner le dernier chapitre du quatrième tome. Je pense que l’histoire se terminera en six volumes, mais rien n’est vraiment décidé. Il y a un certain nombre de chapitres que j’ai envie d’écrire, mais parfois c’est difficile de les relier entre eux. Il faut donc écrire des chapitres de transition, et c’est pour ça que la série devient plus longue que prévu.

Xavier Guilbert : Il arrive souvent que les personnages finissent par échapper au contrôle de leur auteur, est-ce le cas pour vous ?

Matsumoto Taiyô : Oui, très souvent, par exemple dans Ping Pong, notamment avec le personnage de Sakuma. Je n’avais pas prévu qu’il deviendrait aussi cool ! Mais ce n’est pas tellement le cas dans Sunny, car l’histoire me touche directement et j’apparais moi-même de temps à autre.

[Entretien réalisé le 9 mai 2013, durant le Toronto Comic Arts Festival. Retranscription et traduction à partir du japonais par Aurélien Estager. Cet entretien a été publié dans une forme condensée dans le numéro 2 de la revue Kaboom]

Notes

  1. Cette série courte (deux volumes) parue en 1987 n’a depuis pas été rééditée, à la demande de Matsumoto Taiyô lui-même.
  2. Les Japonais apprécient particulièrement cette période de la vie située entre adolescence et âge adulte (appelé seishun), où tout est encore possible. Au même titre que la floraison des cerisiers, c’est son aspect éphémère et fragile qui suscite la fascination. A noter que le titre du recueil Printemps Bleu (Aoi Haru en version originale) de Matsumoto Taiyô est une sorte de jeu de mots sur le terme seishun, correspondant à une autre lecture des caractères qui le composent.
Entretien par en juillet 2013