Emmanuel Guibert

par

Suite et fin de cet entretien-fleuve en compagnie d'Emmanuel Guibert, mais également de ces amis qu'il porte désormais en lui. Où il sera question d'amitiés précieuses, de la rencontre du texte et du dessin, d'urgence et de mémoire.

XAVIER GUILBERT : Je trouve assez marquant que tu parles de tout cela comme si c’était ouvert à tout le monde. Alors que la manière dont tu vas vers les gens, dont tu les aides à accoucher de l’histoire qui est en eux, c’est véritablement exceptionnel. On évoquait plus tôt l’Atelier des Vosges que tu avais partagé avec Joann Sfar, David B. (avec lesquels tu as collaboré sur des livres), Lewis Trondheim, Christophe Blain, Marjane Satrapi… Ce sont des gens qui ont beaucoup travaillé sur l’autobiographie, alors que tu ne t’es jamais laissé tenter par l’expérience. Le seul livre dans lequel, finalement, tu te retrouves au centre, c’est Japonais, mais dans lequel à nouveau, tu parles des gens qui sont autour de toi. De temps en temps, tu es là parce que tu interagis avec eux, mais tu restes très effacé. Comme si le désir de porter l’histoire d’un autre était plus fort que celui de t’exprimer en ton nom…

EMMANUEL GUIBERT : Oui, bah je trouve que quand on fait des livres, quand on prétend intéresser ses contemporains à certaines histoires, on ne peut pas dire qu’on s’efface. On se pose un peu là, on fait des bouquins, on les signe… Mais après… (une pause) Oui, c’est certainement un fait, encore une fois, de personnalité ou d’intérêt. Je sais que aussi longtemps que j’ai fait des livres pour faire des livres, si j’ose dire, c’est-à-dire aussi longtemps que j’ai cru que ce qui était important, c’était le bouquin — parce que j’ai été formé à ça par le fait que je suis né au milieu des livres, que le livre est mon objet favori… J’étais embarrassé par une certaine crispation qui était celle de… l’élaboration de ce livre, la forme de ce livre, la réception de ce livre, tout cela était douloureux, parce que le but c’était le livre, et que si le livre, d’une manière ou d’une autre, était raté ou mal accueilli, j’avais tendance à en souffrir. Du jour où je l’ai rencontré lui (Alan), ce que ça a beaucoup changé, c’est que le livre est devenu le fruit de quelque chose qui pour moi est plus important, qui est l’arbre qui porte ce fruit. C’est-à-dire l’amitié pour quelqu’un, le fait d’écouter une histoire, le fait de la transmettre, le fait de travailler pour une personne ou dans le souvenir d’une personne. Donc ça a déplacé l’enjeu : les bouquins sont devenus pour moi (en tous cas ceux que je fais, pas ceux que je lis) des… oui, je n’ai pas de meilleure image : le fruit d’un arbre qui est l’arbre de la connaissance (rire) d’autrui. L’arbre de la connaissance d’autrui. La possibilité qui m’est offerte d’utiliser l’alibi d’avoir un outil en main, en l’occurrence un crayon qui me permet de tracer des cases et de mettre des petits personnages à l’intérieur, pour aborder des gens en leur disant : allons un peu plus avant et un peu plus profond qu’une simple conversation de hasard nous permettrait de le faire, passons du temps ensemble. C’est un alibi pour passer du temps ensemble, aussi. C’est l’alibi de la construction en commun de quelque chose, que ce soit une maison, un bateau, un plat cuisiné, etc., on se met à deux ou à trois, et on se dit : voyons ce dont on est capables ensemble, en mettant en commun histoire, savoir-faire, capacité d’expression, capacité d’écoute, etc. De ce jour, je n’ai plus voulu d’autre chose que ça, parce que j’ai trouvé que c’était formidable.

Il est évident que si je devais me retrouver — alors, je passe déjà suffisamment de temps relativement seul (parce que j’ai une vie de famille, donc je ne suis pas du tout un homme seul), mais je passe suffisamment de temps comme ça, penché sur mon travail et concentré sur la fabrication de mes livres, pour chercher passionnément, quand je ne suis pas seul, à partager de très bons moments avec des gens — je ne sais pas comment dire… « selon mon cœur. » Qui, selon moi, en valent la peine. J’en connais beaucoup, j’ai de la chance, et en plus j’ai cet alibi de leur dire : prenons le temps nécessaire pour qu’une conversation immatérielle devienne un objet qui puisse circuler. Et comme au fond c’est une proposition assez flatteuse pour tout le monde, ça fait du bien de se dire ça. Moi, ça me fait du bien de penser que je vais pouvoir exercer mes maigres capacités sur un sujet qui m’intéresse. Alan, par exemple, pour parler de lui, à l’âge qu’il avait, avec la vie qu’il avait eue, la santé qu’il avait, ça lui a fait aussi du bien, j’en suis certain… qu’on se consacre tellement de temps, au point que je sois avec lui au moment où il a passé l’arme à gauche. Donc cela devient des aventures très gratifiantes, parce que… peut-être essentiellement pour la raison que je viens de dire, c’est-à-dire : parce qu’on se fait du bien.
On se fait du bien, il y a une espèce de certitude quantifiable que la pratique de l’amitié nous est bénéfique, à l’un et à l’autre. Ça se voit, ça se sent, ça nous apporte un confort qui peut même être matériel : il se trouve que Le Photographe est un livre qui a suffisamment attiré l’attention pour que, dans ce qui était hélas, parce qu’il était encore très jeune, dans les tous derniers mois de sa vie Didier puisse jouir d’un confort matériel qu’il n’avait jamais eu. Après coup, quand on pense à ces choses-là, on est réconforté, on a une espèce de sol sous ses pieds, parce qu’on se dit : un jour, j’ai suggéré à quelqu’un une collaboration qui s’est avérée bénéfique, pour l’un comme pour l’autre, qui en plus si tout va bien a suscité un lectorat qui lui-même est venu ensuite s’insérer dans tout ça, en racontant des histoires à son tour — là, pour le coup, ce serait sans fin.
Le nombre de rencontres que j’ai pu faire dans le monde entier avec des lecteurs, grâce à ces livres, pour moi, ça ne se compte plus. Je n’ai jamais réussi à m’y habituer, à m’en blaser en quoi que ce soit. Je trouve toujours extraordinaire qu’une personne, que deux personnes, que trois personnes veuillent bien s’asseoir pour que l’on discute ensemble de tout ça. Parce que je sais ce qu’est le rythme de vie de chacun, donc bien vouloir ouvrir une petite parenthèse pour que l’on échange à propos de ces travaux, je trouve ça éminemment réconfortant pour moi, et du coup, je ne me suis non plus jamais lassé d’en parler, alors que je suis très attentif au fait que quand on se répète, on a tendance à s’user et à dire les choses d’une manière qui petit à petit se désincarne, devient plus mécanique. J’ai l’impression qu’avec eux, parce que ces livres, en fait c’est eux, il n’en va pas de même. Je continue à vous les présenter, ça me fait plaisir. Ça me fait plaisir qu’ils puissent continuer à entretenir une conversation avec vous. Ça me fait plaisir que vous les appeliez par leur prénom — c’est souvent le cas. Ça s’appelle La Guerre d’Alan, L’Enfance d’Alan, Martha et Alan, donc les gens qui viennent à moi me disent : « alors Alan ceci, Alan cela… » Cet homme qui aimait beaucoup parler, qui aimait bien voyager, d’une certaine manière continue — c’est l’histoire que je vous raconte, mais elle me fait du bien et elle a un fond de vérité : il y a une conversation qui continue à s’entretenir, il y a des voyages qui continuent à se faire.
C’est pareil pour Didier : Didier était un arpenteur, grâce à ces livres on a pu exposer dans des lieux qui pour lui, paraissent totalement inaccessibles. Je regrette, évidemment — ça, c’est la grande saloperie de la Camarde de priver nos amis d’expériences qui les auraient absolument enchantés, et qu’on est obligé de vivre pour deux, et dont on est obligé de jouir pour deux. Je me retrouve dans des circonstances assez poignantes, parce que je me disais : si ils étaient là, ils seraient au comble de la joie. Moi, je me sentais intérieurement à la fois au comble de la douleur à cause de ça, et en même temps, mis en demeure d’être heureux pour deux. Ça, c’est aussi assez bénéfique, quand on vit des deuils. Qui, comme tous les deuils importants, non seulement nous marquent, mais nous amochent, nous blessent, nous amoindrissent. C’est d’obtenir réparation dans des circonstances où, tout d’un coup, on est appelé à jouir pour la personne qui n’est plus là, à sa place, de choses dont on n’aurait peut-être pas joui si on ne l’avait pas connue, mais qui, parce qu’on l’héberge dans la mesure où elle n’est plus là, résonne en nous. Il y a eu quelques circonstances comme cela, mais la circonstance de ce soir en est une : on est là, tous ensemble, et moi… d’abord, j’ai plaisir à vous sentir attentifs. Et puis je n’ai pas de peine à imaginer ce monsieur — il se serait sans doute mis sur son trente-et-un, ce soir, s’il avait su que cela se passait dans une librairie, mais moi je le vois plutôt dans sa canadienne et son blue-jean tire-bouchonnant sur ses chaussures. Si Alan était là, le fait que trois inconnus, de moi et de lui, ressentent un intérêt pour lui, il est évident que cela l’enchanterait, et donc ça m’enchante.

XAVIER GUILBERT : Est-ce que ça en fait des livres qui sont plus faciles, ou plus difficiles à faire ? Surtout maintenant que tu es tout seul à les porter…

EMMANUEL GUIBERT : J’essaie de tout faire avec un maximum d’enthousiasme et d’intérêt, et je ne fais rien facilement. Il est évident que par moment, ça me pèse un peu. J’aimerais que les choses me viennent plus naturellement, mais… tous les livres sont des reptations, tous les livres sont des sinusoïdes avec des moments un peu haut et beaucoup de moments assez bas, des recommencements, de très longues recherches… et tout ça a son aspect parfois, je ne sais pas, harassant. Mais en même temps, l’essentiel de la rétribution d’un livre, je l’ai déjà quand je le fais. C’est-à-dire que ça pourvoit tellement en émotions d’être dans l’étant dans lequel vous mettent certains dessins, ou tout simplement l’adjonction d’une phrase en haut d’un dessin. Quand tout d’un coup l’effet de déflagration que fait cette phrase associée à ce dessin, on est le premier à l’absorber, à la ressentir, à le voir. C’est ce qui rend le travail de dessinateur de bande dessinée particulièrement agréable. On exerce un artisanat qui est un petit théâtre auquel on assiste, et on en est même les premiers témoins. C’est beaucoup moins aride que l’écriture. L’écriture consiste à laisser se développer dans sa tête un certain nombre d’idées, d’images, et d’essayer de faire en sorte que dans le trajet que font ces idées et ces images entre votre tête et le clavier sur lequel vous êtes en train de frapper, il n’y ait pas trop de déperdition, pas trop de maquillage, pas trop d’erreur, pas trop de fausseté. Et c’est une bagarre constante que je trouve très aride. Alors qu’il y a quelque chose d’assez enfantin dans le fait de faire des petits dessins pour raconter des histoires. On continue, on voit quelque chose se développer sous nos yeux.
Alors si en plus on dessine une personne qu’on a beaucoup aimé, d’abord on continuer à exercer une sollicitude vis-à-vis d’elle. C’est très agréable. Alan n’est plus là depuis 1999, c’est-à-dire bientôt vingt ans. Chaque fois que je me lance dans un livre qui lui est consacré, je l’ai avec moi, quotidiennement, devant moi, à ma charge si j’ose dire. Il faut que je l’habille, il faut que je le nourrisse, il faut que je le fasse se balader dans des univers dans lesquels il va pouvoir cheminer. Donc il faut que, si je dessine un arbre, j’imagine qu’il puisse passer derrière, grimper dessus. S’il y a une poignée de porte, il faut qu’il puisse l’actionner… Là aussi, ça a changé ma vision du dessin, parce qu’auparavant, j’aurais pu me dire, je ne sais pas : « ce dessin, je vais le faire pour montrer au monde ce dont je suis capable, et je vais essayer d’y mettre toute ma virtuosité, etc. » A partir du moment où je me dis : « ce dessin, je vais le faire parce que ça va être un précipité d’univers dans lequel mon camarade va continuer à vivre », c’est autre chose. C’est autre chose. La raison pour laquelle je dessine la rue ou la maison, c’est qu’il doit pouvoir marcher dessus. Pour qu’il puisse marcher dessus, il faut éventuellement que j’aie moi-même marché dessus, donc ça m’a fait beaucoup voyager pour aller à la source du renseignement. Et puis surtout, il faut que j’y place toute l’expérience que j’ai pu avoir moi-même de ce que c’est que s’asseoir au zinc d’un bar, entre le carrousel d’œufs durs et la salière ; je ne sais pas, de partager le lit de quelqu’un, de… d’arpenter un tapis de sol à l’étage des chambres de service d’un immeuble, etc. Tout ce qui se présente dans ces histoires me permet de caser des visions, des émotions, des choses ressenties, qui trouvent un petit exutoire, une place dans un livre, pour partir à la rencontre d’un lecteur qui se dira peut-être : « ah ben, cette forêt est bien vue, on a l’impression de s’y balader, il y a quelque chose. » Si c’est ça, c’est bien. Mais la première préoccupation est que dans la forêt en question, lui, il puisse s’y promener. Et que même, elle constitue une sorte de sanctuaire où il puisse rester, et être bien.

XAVIER GUILBERT : C’est intéressant, parce qu’il y a une phrase que je dis souvent. C’est que le livre que fait l’auteur, et le livre que lit le lecteur, sont deux livres qui peuvent être différents. Parfois ils se rencontrent, mais…

EMMANUEL GUIBERT : Ils ne peuvent être que différents.

XAVIER GUILBERT : Chacun y apporte des choses qui lui appartiennent. Et là s’installe une troisième personne qui est Alan, avec qui tu construis ce récit, et il y a une sorte de relation tripartite qui s’installe, entre les souvenirs d’Alan, les impressions que tu y as projetées, et les impressions que nous-mêmes allons projeter dans ce que tu nous proposes à vivre sur la page. Et qui crée véritablement une conversation.

EMMANUEL GUIBERT : J’ai souvent dit que j’ai fait quand même en sorte dans ces livres de laisser la place libre pour le lecteur. Raison pour laquelle, contrairement à d’autres livres comme ceux que peut faire mon copain [Etienne] Davodeau, etc. — il y a des auteurs qui, pour des raisons parfois d’ailleurs d’honnêteté intellectuelle, décident de se mettre en scène eux-mêmes, en train de poser la question à leur interlocuteur…

XAVIER GUILBERT : Joe Sacco en est un très bon exemple, avec une acuité et une intelligence rare.

EMMANUEL GUIBERT : Voilà, Joe Sacco est là pour dire « je ». Moi, le temps que j’ai passé avec ces gens, qu’encore une fois j’ai trouvé en même temps trop court et constamment stimulant… Ma fièvre, c’est de me dire : si ça reste entre les quatre murs entre lesquels ces conversations se sont tenues, ça ne va pas. Il y a quelque chose de beau, là, quelque chose de précieux. C’est la matière première de sa vie, c’est la matière première de la mienne qui est en train de passer ; tout ce qu’on voit dans nos vies, on le paye du prix de notre vie, puisqu’il y a un moment où il va falloir que ça s’arrête. C’est précieux. Il faut qu’on se dise et qu’on se redise à quel point c’est précieux, parce qu’on est constamment menacés de l’oublier. On est constamment menacés d’oublier qu’il y a quelqu’un dans les gens. Moyennant quoi, on peut les froisser, les déchirer, les jeter à merci. Et je me suis dit : tiens, quelqu’un comme lui, qui est peut-être typiquement le genre de personne à qui on fond on ne prendrait pas la peine de consacrer un cycle de livres, pour la raison qu’ayant fait la guerre, il n’en a pas été un héros particulièrement remarquable ; pour la raison qu’ayant mené une vie d’employé civil dans des bases américaines, ça n’a pas généré des histoires du genre celles qu’en règle générale on raconte. Donc je me suis dit : peut-être que c’est d’autant plus parce que cet homme a eu ce qu’on appelle, mettons, « une vie simple »… cela dit, Seconde Guerre Mondiale, excusez du peu, il s’est quand même passé un certain nombre de choses. Je ne connais personnellement pas de vie simple, d’ailleurs. En tous cas, je me suis dit : voilà, la démonstration (s’il y en a une) que je voudrais faire à travers ces livres, c’est au fond, l’aspect extraordinairement précieux de la vie, de la psyché humaine, du regard humain sur les choses, de la capacité qu’on a à communiquer les uns avec les autres, de ce que c’est l’expérience. Parce que si au fond je veux montrer ce que le temps fait à quelqu’un c’est parce que je veux montrer aussi ce que quelqu’un apprend au fil d’une vie. Tout cela, ce sera peut-être d’autant plus efficace que cela viendra précisément de quelqu’un qui n’est pas un grand gourou, qui n’est pas un soldat particulièrement mémorable. Et je me suis dit : voilà, comme ce qui me plait le plus en lui, c’est sa personnalité, prenons les outils et le temps nécessaires pour qu’à la fin des fins (et je n’en suis pas à la fin des fins, loin de là, puisque j’ai encore pas mal de livres à faire si tout va bien), pour qu’à la fin des fins on ait rencontré une personnalité, et qu’on se soit peut-être dit à peu près ce que je me suis dit, c’est-à-dire : c’est beau, quelqu’un.
C’est beau, quelqu’un de cet acabit, de cette trempe, de cette épaisseur… qui a fait ces erreurs, qui a considéré pendant de nombreuses années qu’il était passé à côté de son existence, qui a été malheureux comme les pierres à cause de ce que la vie lui a fait. C’est-à-dire le priver de sa mère à onze ans par un décès extraordinairement brutal ; le propulser dans une guerre dont il est confortable de dire après coup qu’il s’en est sorti comme un roi, mais il se trouve que chaque matin, quand il se réveillait pendant cette guerre, il ne savait pas s’il serait en vie le soir-même… Donc là aussi, il y a une espère de volonté de dire, que quand on réécrit le passé, on fait souvent bon marché, pour la raison qu’on connaît la fin de l’histoire, du sentiment qu’avaient les gens quand ils étaient dedans. Sa capacité qu’il avait à me mettre dedans, mais hic et nunc, dans l’histoire au moment où il était en train de la vivre, était aussi une grande qualité qu’il avait en tant que narrateur. Parce que beaucoup de gens qui vous racontent des épisodes du passé, ont tendance à vous fournir, avec ces épisodes, la vision que vous êtes sensé en avoir depuis le point que l’on occupe aujourd’hui. Ils vous donnent à la fois l’épisode en question, et ils vous disent aussi ce qu’il faut en penser. Alan (c’était l’état second dont je vous parlais tout à l’heure), il essayait de se replacer dans les chaussures de l’homme qu’il était vingt, trente, quarante, cinquante ans auparavant, et de me délivrer un message depuis là-bas, sans surinterpréter, sans y accrocher quelque morale que ce soit, en faisant confiance à mon écoute pour que cette petite histoire m’édifie. Pour que moi, j’y trouve la quantité d’information nécessaire pour accroître ma culture générale, accroître ma propre expérience, réfléchir, etc.

XAVIER GUILBERT : As-tu déjà commencé à travailler sur l’adolescence d’Alan ? Quand tu as abordé Martha et Alan, t’es-tu dit : bon, je commence cette tranche-là, et quand ce sera terminé, je passerais à la suite ? Ou as-tu des morceaux épars un peu partout qui ne demandent qu’à être traités ?

EMMANUEL GUIBERT : Oui, je ne me suis pas encore remis. Ca me taraude toujours un peu, parce que comme tout le monde, je sens le temps passer, et je me dis : j’aimerais que ce cycle s’achève et soit fini, le premier en tous cas. Mais il se trouve en même temps que je crois que pour retendre l’élastique, j’ai besoin de ressentir une certaine hantise, à un moment, que les choses doivent être faites. Pour que cette urgence revienne, je m’autorise pendant en général deux ans, deux ans et demi, à faire tout autre chose. Donc c’est le cas en ce moment, je travaille sur d’autres bouquins, sur d’autres façons de vivre, d’autres travaux. Mais enfin, j’ai plus ou moins prévu qu’à la fin de l’année prochaine, je reprendrais les choses où je les ai laissées. Cela consiste toujours pour moi d’abord à le réécouter. Quand je travaille, je n’écoute plus sa voix. Mais quand je prépare les livres, je la réécoute. Alors d’abord je repasse par les sensations que j’avais en l’écoutant. C’est évidemment une façon de recharger les accus qui est très forte, parce que la voix des amis disparus, quand on l’a captée, on peut avoir de prime abord une certaine réticence à replonger dans ces bandes, en se disant : d’abord, c’est du passé, ça va me remuer parce qu’il n’est plus là… Et j’ai souvent fait l’expérience que dès qu’on se remet à écouter, d’abord on revient au présent du récit, et puis on rit quand c’est drôle, on s’emeut comme on était ému au moment de l’écouter, mais on est de retour dans la vie. Donc j’ai trouvé qu’il n’y avait rien de morbide à ça, que c’était une activité au contraire qui était assez nourrissante. Je reviens volontiers aux cassettes, je les écoute, et je recommence à retrouver une espèce de chronologie dans toutes ces anecdotes qui m’ont souvent été racontées de façon disparate, au fil des années. Il faut que je les recouse ensemble, si elles m’ont été racontées deux fois, que j’aille chercher dans l’une et dans l’autre les mots les plus significatifs, les mieux choisis, pour les assembler, etc. Ca, ça prend aussi un certain temps — ça prend à peu près autant de temps que le dessin. Quand je vous dis ça, en fait, je me lance dans des cycles qui durent trois-quatre ans de travail. Jusqu’au jour où, tout d’un coup, je me réveille en me disant : ça y est, c’est fini, je peux porter ça à l’Association, ils peuvent le publier.

Je crois que l’échange, le commerce humain, c’est notre boulot en ce bas monde. Si les métiers qu’on fait ne sont pas tournés vers ça, ce sont des métiers qui sont voués à nous assécher et à nous rendre malheureux. Et malheureusement, même des métiers qui sembleraient pouvoir favoriser le contact humain, souvent, tels qu’on les pratique, non seulement ne le favorisent pas, mais deviennent des sortes d’obstacles, et rendent tout le monde très malheureux. Je fais un beau métier, puisqu’en touchant du bois, j’arrive à gagner ma vie en racontant des histoires à mes contemporains, et je me suis dit que ça ne rimerait à quelque chose que si à la source de ce métier, il y avait une pratique des échanges humains qui me permette de raconter des histoires qui, auparavant, moi-même m’ont fait considérablement vibrer, que j’ai trouvées dignes d’être racontées parce qu’elles sont intéressantes, édifiantes, belles, et donc… pour ça, il faut exister, il faut voyager (mais enfin, comme disait Pessoa, pour voyager il suffit d’exister), il faut rencontrer, surtout, et puis se mélanger sans restriction avec les gens qui nous paraissent, d’une façon ou d’une autre, bienfaisants, intéressants. Alors personne n’est 100 % bienfaisant, il faut pouvoir prendre aussi les problèmes qui vont avec.
Aucune amitié n’est idéale, tout est ambivalent. Mon amitié avec Alan a été belle en ce sens que, par exemple, je ne crois pas qu’il y ait eu le moindre malentendu entre nous, et je n’ai pas eu à me forcer pour être avec cet homme jusqu’au bout de sa vie, quand bien même le bout de sa vie, malheureusement, a été très chargé en épreuves et que mes yeux ont vu des choses qu’ils auraient mieux aimé ne pas voir. Dans le paquet, si j’ose dire, que constitue une relation humaine, si il y a quelques traits comme par exemple l’admiration, une sorte de secrète admiration qu’on porte à un être qu’on côtoie, parce que de temps en temps, dans son for intérieur, on se dit : « ah il est bien. C’est bien ce qu’il vient de faire. Le mot qu’il vient de dire, pas mal. L’attitude qu’il vient de prendre dans telle circonstance, pas mal. » Donc on le crédite à l’intérieur de soi. Ensuite, il y a des choses qui interviennent aussi à son débit : tout d’un coup il dira quelque chose de moins inspiré, voire de parfaitement dégueulasse, et une sorte de jeu de balance se crée en nous, entre le bien que nous fait cette personne, le respect qu’elle nous inspire, l’amour qu’elle nous inspire, et puis éventuellement, la haine, la détestation, le mépris qu’elle peut nous inspirer aussi dans telle ou telle circonstance. Cela peut concerner tous les secteurs de notre existence, évidemment : notre couple, la relation que l’on peut avoir avec nos parents, avec nos propres enfants, notre entourage immédiat, nos amis, etc.
Il y a une chose, c’est qu’on constate que le mal que nous font les gens, parfois à leur insu d’ailleurs, a tendance dans cette espèce de balance, dans cette espèce de compte intérieur que l’on fait en permanence de la relation qu’on entretient avec autrui, a tendance à juguler et parfois effacer le bien qu’ils nous ont fait. Certaines personnes peuvent se dévouer admirablement à quelqu’un pendant des années, et puis tout d’un coup, sur un mot de travers, sur une attitude qui révèle un trait de caractère qui peut-être ne s’était pas manifesté jusque là ou qu’on n’avait pas voulu voir, tout d’un coup la relation cesse, les choses s’effondrent. Pour qu’on aime profondément les gens, je pense qu’il faut qu’il y ait eu pas mal de moments, ou en tous cas des moments forts de ce que j’appellerais l’admiration, ou une espèce d’amour ressenti à l’intérieur de soi très substantiel, très consistant, pour qu’on se dire : même quand ça va merder, je ne vais pas laisser tomber, je vais rester là parce que je sais que cette personne en vaut la peine. Même si elle est en train de me menacer avec son couteau (rire), je n’oublie pas qu’il y a eu des jours où elle a su trouver les mots, trouver les gestes pour me faire du bien. Et cette espèce de reconnaissance du ventre, je trouve que c’est important pour que les amitiés s’installent et perdurent.
Je l’ai constaté avec lui, ce n’était pas quelqu’un de facile, à cause de traits de son caractère, et puis aussi de ce que la vie lui infligeait. Ce n’est pas facile d’être facile quand on est malade, par exemple. Mais j’avais vu le cristal à l’intérieur de cet homme, et je ne le perdais pas de vue. Je me disais : même dans les moments difficiles, il y a ça, il ne faut pas oublier qu’il y a ça. Et je trouve que quand même souvent, la fidélité aux gens paye (c’est-à-dire rester ensemble, ça vaut le coup), si on acquiert petit à petit la capacité à s’alerter l’un l’autre sur les moments où on mésuse de la relation, on est désagréable, je ne sais pas, on se fait du mal — si on arrive à se les signaler, et petit à petit à en réduire l’impact dans nos vies. Donc c’est intéressant, parce que la relation humaine oblige à se conduire en permanence. Parfois on l’oublie, parce que si elle est prise dans une certaine routine, un laisser-aller se met en place, assez naturel, mais qu’on finit toujours par payer, tôt ou tard. Je trouve que ça implique une certaine vigilance, d’être les uns avec les autres, mais dès lors que cette vigilance est au service d’un regard assez bienveillant, qui est indexé sur des expériences vécues, de bons moments, vraiment d’amour partagé, parce que c’est cette personne, et qu’en dépit de tous ses défauts on l’aime bien. Je trouve que oui, ça vaut vraiment le coup, contre vents et marées, de rester.

[Entretien réalisé en public à la librairie Le Divan, le 14 décembre 2016. Merci à Charline pour l’organisation et l’accueil. L’introduction avec la description de la première rencontre avec Alan provient d’une autre rencontre dans une autre librairie, rencontre pour laquelle mon enregistreur m’avait lâchement laissé tomber, avec tous les regrets que l’on imagine.]

Entretien par en mai 2017