Sophie Dutertre

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Dans sa maison de la banlieue parisienne, l’espace impressionnant de la grande pièce commune nous accueille. Aux murs, les grandes toiles de son compagnon José Baldomero imposent leurs scènes ouvrières de l’Homme devant les gigantesques machines de l’industrie lourde.
Plus loin dans la pièce, plusieurs structures de marionnettes surplombent un établi dédié à l’univers de Guignol. José et Sophie animent cette célèbre marionnette lyonnaise, dans un théâtre de poche parisien. Un escalier central nous mène à la petite mezzanine où Sophie Dutertre a installé son atelier. De nombreux livres d’illustrations, de peinture, et quelques bandes dessinées, bordent l’espace. Le Livre est partout présent dans ce lieu de vie.
Sur l’établi, un rouleau, des encres d’imprimerie, des gouges attendent… car Sophie sculpte plus qu’elle ne dessine. Elle construit son trait en évidant son support de création, le bois. Tous ses bois gravés sont rangés sous le plan de travail, ils gardent définitivement les traces de l’énergie du geste de l’artiste. Sophie Dutertre insuffle à cette technique séculaire du bois gravé une étonnante modernité.

L’Indispensable : Comment s’est effectué le choix du travail sur bois ?

Sophie Dutertre : Quand j’étais aux Arts-décos, la gravure était un cours optionnel. Son atelier était le seul endroit où on vous foutait la paix, où vous faisiez ce que vous vouliez. Personne pour vous diriger. On vous donnait des conseils techniques pour la réalisation et c’est tout … le rêve ! Subitement, je me suis mise à faire des gravures sur bois.
De toutes les images que j’avais précédemment faites, c’était les premières qui me plaisaient vraiment. La gravure est une façon d’aborder l’image qui nécessite un geste artisanal simple et incontournable. Plus je me sers du geste, plus je creuse. Je creuse ce qui va être blanc et ce que je laisse en épaisseur, en le contournant, sera le trait noir. C’est un processus inversé. Par ce geste, ce qui s’exprime est très simple.

Il y a bien sûr, un crayonné préparatoire très précis. Au début je ne faisais aucun crayonné. Je gommais sur ma plaque de bois pendant des heures, et je ressortais souvent frustrée par un trait qui aurait été mieux placé différemment … maintenant, j’exécute plein de crayonnés rapides sur des feuilles de papier calque, afin de ne garder que ce qui m’intéresse. Ensuite, je le reporte au carbone sur ma plaque de bois.
C’est un système très pratique parce que je peux dessiner mon image à l’endroit et facilement la reporter à l’envers comme le nécessite la gravure. Toute la partie construction de la gravure s’effectue donc au crayon, avec le geste qui lui appartient. Quand je grave, je ne vois pas vraiment l’image mais j’ai vraiment la sensation de fabriquer.
Je fais mes gestes de façon assez consciencieuse en travaillant vraiment dans l’idée, car je pense savoir ce que sera le résultat final. Je n’essaie pas de tendre vers un but précis mais tout d’un coup, il m’apparaît, en sortant de la presse. C’est très clairement une façon d’annihiler le doute dans la création.
La gravure possède un côté mécanique, décliné par le geste et l’outil. Elle a toujours été considérée comme mineure, ce qui m’avantage par rapport à la peinture, car je ne suis pas obligée de penser à Rembrandt tous les jours. De toutes façons, peindre est une torture pour moi.

L’I. : Vous ne travaillez jamais dans le trait visible ?

S. D. : C’est curieux et génial à la fois ! Quand j’imprime l’image, elle apparaît comme si elle était déjà imprimée dans un livre, manufacturée, et reproductible à l’infini. C’est un tout. Chaque trait, chaque dessin au trait me paraît important.
En fait je ne saurais pas juger mon travail tout au long de son exécution. De plus, il me semble aberrant de présenter un dessin comme un stade définitif. Mon croquis préparatoire est très rapidement exécuté. Ce qui me permet de toujours garder (du moins j’essaie) un résultat graphique tendu. Si c’est trop précieux, trop précis, ça se ramolli très vite. Après, tout le côté un peu hachuré vient du geste et de l’outil. Quand je grave, il faut que le geste soit rapide lui aussi.

L’I. : On a une image de précision et de minutie de la gravure sur bois.

S. D. : Pour moi, c’est avant tout, un contact plutôt brutal. C’est aussi ça qui me plaît. Au moment de l’exécution, je ne me pose pas de questions, je suis décisive et rapide, je m’y jette complètement. L’absence de finesse ne me gêne absolument pas.
Quand vous travaillez dans une direction, vous faites l’impasse sur beaucoup d’autres pistes. Si j’essaie de réfléchir dans l’abstrait à ce que je peux ainsi exprimer, c’est évident que je ne vois rien. Par contre, si je dois travailler sur un thème précis, le sujet arrive de lui-même.
La variation dans mon travail s’exprime dans le sujet plus que dans la manière. Selon les supports, presse ou non, pour lesquels je travaille, je réalise des images différentes et toujours de manière naturelle. La liberté vient des gens qui s’adressent à moi et de la diversité de leur demande. Ils me procurent l’opportunité d’une conception extrêmement variée.

L’I. : Les limites de cette technique semblent cependant vite être accessibles.

S. D. : La gravure est complètement limitée et c’est justement ce qui la rend très intéressante. Les contraintes sont très fortes et, de plus, je m’en impose d’autres. J’ai une optique et je m’y tiens, mais certains créateurs vont dans des directions complètement différentes à partir de la même technique. C’est très fascinant de constater l’éventail des possibilités à partir d’un moyen d’expression aussi simple.
Des fois, je me dis que j’en aurais peut-être ras le bol un jour, que je ne saurais plus quoi faire. Mais pour l’instant cela ne m’est pas encore arrivé. A chaque fois je réussis à trouver des désirs.

L’I. : Comment s’inscrit la couleur dans votre démarche ?

S. D. : De différentes façons. Par exemple, en gravant des plaques de bois (une par couleur), et en jouant avec leurs superpositions. Comme je suis pour une économie de moyens, je me limite car je pourrais graver dix plaques de couleurs différentes, mais cela m’apparaît quand même trop complexe.
La mise en couleurs dépend aussi de la destination de l’illustration. Si elle doit être reproduite en quadrichromie, je préfère travailler comme je l’ai fait pour le livre Bombilla, en séparant moi-même les trois couleurs primaires de l’imprimerie standard, me procurant alors un éventail assez large à partir de moyens limités. Les masses se séparent ainsi de façon très simple.
Je peux également utiliser la technique classique de la bichromie (comme pour Guignol lorsque j’ai superposé du vert et du rouge). Beaucoup des livres que j’aime sont ainsi réalisés, ça me plaît énormément de le faire à mon tour. Je peux aussi concevoir des livres à partir d’une gravure en noir et blanc et la colorier par la suite au pochoir. C’est ainsi qu’étaient fabriquées les images d’Epinal, et l’imagerie populaire en général

L’I. : Avez-vous la volonté de vous inscrire dans une certaine tradition de la gravure ?

S. D. : Pas du tout. Au départ, il ne s’agit que d’une rencontre avec un outil et par la suite de ses contraintes. Je n’ai aucune culture graphique. Ce n’est qu’en débutant la gravure que j’ai commencé à regarder des travaux comme l’expressionnisme, par exemple. Mais c’est seulement en travaillant petit à petit la gravure, que j’ai pris conscience par hasard, de l’existence de correspondances avec la tradition, avec l’imagerie populaire, avec les journaux … tout ce que je ne connaissais pas du tout auparavant. La tradition s’est fait connaître à moi, mais ce n’est pas elle qui a fait naître mon envie de travailler la gravure.

L’I. : Comment imaginez-vous la préhension de vos images par les enfants ? L’économie que vous choisissez est-elle motivée pour que les enfants s’investissent dans l’image et ainsi se l’approprient plus facilement ?

S. D. : Quand je conçois une image je ne pense pas au lecteur. Je pense surtout à mon propre désir par rapport à l’image et au degré de liberté qui s’y rattache. Si je travaille pour les mômes, je sais que je pourrais faire des images irréalisables pour Libération ou pour Le Monde. Ensuite, je pense à ce que j’aime dans les images et à ce que j’aimais quand j’étais petite, même si c’est un peu déformé par le souvenir.
Gamine J’aimais beaucoup les livres et la lecture — ça n’a pas changé — même si les bouquins aux textes interminables accolés aux images m’énervaient. Je ne les ai jamais lu ces grands albums qu’on m’offrait tout le temps… J’en regardais les images pendant des heures mais je ne lisais que trois phrases avant qu’ils ne me tombent des mains. Ces livres n’étaient pas pratiques, trop grands, trop lourds, ils puaient la poussière, et leurs histoires étaient interminables.
Mais chez ma grand-mère, je n’avais à lire que ce type d’ouvrages lors des après-midi de pluie. Je trouvais néanmoins fascinant ces vieux livres d’aventures ou de prix scolaires du 19e, qui contenaient beaucoup de grandes images et juste une petite phrase au-dessous de chacune d’elles. Ils avaient des titres incroyables et je m’amusais beaucoup à reconstruire des histoires complètes à partir des images. J’essayais de savoir qui était le héros, ce qui se passait autour de lui… C’est en quelque sorte ces sensations que j’exprime aujourd’hui dans mon travail. Je fais toute seule mon petit livre et c’est très satisfaisant.

L’I. : Le récit possède une place très importante dans vos images. ne serait-ce que par l’apparition symptomatique, dans beaucoup d’entre elles, d’une petite phrase. Comment vous appropriez-vous le récit ?

S. D. : Je ne sais pas vraiment si je commence à travailler par une image ou par une phrase. J’ai des tas de cahiers où je note plein de petites phrases que j’essaie, de façon un peu simple, de mettre en résonance avec une image. Certaines de ces phrases font naître des images et créent l’interaction. Ensuite, selon les associations, je peux aboutir à un sentiment très optimiste ou un peu cynique…
La nature du récit naît de cette association. C’est comme une petite expérience. C’est amusant de faire un texte qui colle complètement à l’image, qui soit juste un descriptif de l’image ou au contraire de jouer à créer un décalage. La même phrase peut alors apparaître comme plus apaisante ou inquiétante.
La présence d’une phrase dans mes images relève de mon désir de jouer à l’imprimeur. En réalisant dix et peut-être même vingt illustrations tournant plus ou moins autour d’un même problème, d’un même thème, elles finissaient par prendre la forme d’une histoire.
Par la suite, je me suis dis que j’allais en faire un livre, pour moi. Il fallait donc que j’imprime mes textes. Mais il était difficile de trouver des caractères typographiques qui puissent résonner facilement avec l’image. J’ai ainsi logiquement décidé de les graver à même l’image. Cela me procure également une indépendance. Mon dessin et mon texte existent comme je le veux et de plus, sont liés l’un à l’autre. L’autoproduction de livres relève aussi de ce même plaisir.

L’I. : Est-ce que votre geste rapide, violent, n’est pas une façon de donner au récit des possibilités plus variées (avec l’intrusion du bruit dans vos images…) que n’aura pas un geste très posé ?

S. D. : C’est en travaillant sur le spectacle de Guignol que j’ai pris conscience des similitudes avec mon travail. Il m’est apparu évident qu’il s’agissait du même monde. Quand Guignol — qui n’existe qu’au travers d’un univers aux moyens très limités, et à la préhension frontale — tape avec son bâton sur le gendarme, il fait un boucan pas possible ; mon dessin, c’est pareil.
Guignol, c’est un petit castelet fermé où les marionnettes sont portées à bout de bras, rendant ainsi le geste contraint et limité. Il faut donc se donner entièrement à chaque représentation, pour trouver de la richesse et faire vivre un univers au cœur de ces contraintes.
En exécutant mes premières gravures, je pensais toujours à Guignol de façon lointaine. Je n’en ai aucun souvenir précis, mais de mon travail l’affiliation à Guignol me semblait évidente au vu de mes réalisations bichromie bleu et rouge et aux bonshommes barbus. Les gestes de mes personnages ne sont pas très fluides, même plutôt raides. Leurs déplacements sont également très figés, mais ils nous permettent quand même d’imaginer immédiatement le mouvement ou l’action.

Aujourd’hui, quand je fais des marionnettes, je me sens immergée dans le même système de valeurs et de correspondances. C’est une façon identique de s’exprimer.
Les personnages se font toujours face ou sont représentés dos à dos, certains dans le dos des autres, tant chez Guignol que dans mes illustrations.
En complément à tout cela, leurs expressions se doivent d’êtres reconnaissables. Bien que leurs regards diffèrent, ils naissent tous du même geste. Pour creuser le blanc de l’œil, c’est toujours la même démarche, je ne change techniquement qu’un tout petit peu mon angle d’approche.
Cependant, même si mon trait a déjà beaucoup évolué, il ne me paraît pas spécialement plus juste aujourd’hui.

L’I. : La gravure sur bois ne génère-t-elle pas le danger de la répétition, de l’automatisme, malgré commandes et travaux nouveaux ?

S. D. : À chaque travail, des contraintes comme celle du format par exemple, amènent une remise en question ; d’où mon passage des très petites illustrations pour l’Encyclopédie antipodiste aux images très grandes de Bombilla. Il faut toujours chercher et garder la lisibilité.
Pour le moment je trouve une réponse à chacune de mes questions, même s’il est vrai que cette réponse est un peu monolithique et obsessionnelle. Je travaille pour beaucoup de médiums et d’éditeurs différents, la liberté n’est donc pas la même selon le travail et la demande. Les univers étant très différents, pour l’instant je ne m’ennuie vraiment pas.
Si je fais Guignol, c’est parce que l’occasion m’en est donné et non pas pour quitter la gravure quelque temps afin d’aller prendre l’air. C’est l’occasion qui fait le Gnaffron. Il me semble que beaucoup de possibilités et d’opportunités s’ouvrent à moi pour le moment. Plus j’en fais et plus j’ai envie d’en faire. La moelle épinière de tout cela restant encore et toujours le plaisir

Propos recueillis par Bruno Canard & Franck Aveline.
Précédemment publié dans L’Indispensable n°2 en Octobre 1999.

Entretien par en octobre 1999