Sylvie Fontaine

par

Entretien abécédaire

Arts décoratifs

Quand j’étais aux Arts Déco, j’hésitais encore entre la photographie et le dessin. Finalement, le dessin l’a emporté en partie parce qu’on a besoin de presque rien pour dessiner : une feuille, un crayon et c’est bon. Pour la photo il y a l’appareil, la pellicule, le laboratoire, etc… C’est beaucoup moins direct.
C’est pendant cette période que j’ai commencé à observer de plus près. Pour dessiner, il faut savoir regarder. Je croyais connaître les choses, toujours les mêmes, familières, invisibles à force. J’ai du revenir à une sorte d’attention et de fraîcheur du regard. C’est une lutte parfois. L’œil glisse avec ennui sur le monde avec tant de facilité, sans rien voir, comme si tout était usé et poussiéreux. C’est pour ça aussi que j’aime les images inhabituelles, fantasques, bizarres parce qu’alors le monde semble différent, comme neuf.

Blanc


On a tendance à associer le blanc au rien, au vide, à une sorte d’attente neutre aussi, peut-être…
Le Blanc ne peut pas rester blanc. Il faut l’investir, l’envahir, le saloper un peu aussi pour le rendre moins aveuglant.
D’ailleurs quand je peins je n’aime pas peindre sur fond blanc. Je le barbouille, je le macule d’une teinte qui sera ma base, mon point de départ. Par contre en dessin, le blanc est mon point d’appui, mais j’ai tendance à aimer saturer ma feuille.
Le blanc et le noir dialoguent. Le noir n’a pas plus d’existence que le blanc. Le blanc ne fait pas trop parler de lui habituellement on s’occupe plus du noir, du dessin, de la trace, comme s’ils pouvaient exister l’un sans l’autre !
Le blanc c’est le volume, l’espace dans lequel le trait vient sculpter la forme qui s’y cache.
C’est le blanc qui a généré les milliards de dessins qui existent dans le monde. Tous sont nés de lui.
En bande dessinée le blanc c’est du temps. Le temps blanc qui se glisse entre les cases. C’est aussi un lieu — l’intercase — où l’imagination se déploie et travaille.

Couple


Main — Crayon ; Pinceau — Tâche ; Œil — Monde ; Lit — Lèvres ; Papier — Couleur ; Doigt — Con ; Bouche — Bouche ; Bite — Langue ; Fesse — Main ; Expo — Trompette ; Caramel — Beurre Salé ; Toile — Musée ; Pain — Fromage ; Guitare — Cinoche ; Sable — Peau ; Pied — Vulve ; Langue — Oreille ; Boots — Sentier ; Corps — Chaleur ; Herbe — Dos ; Café — Sucre ; Crasse — Ongle ; Soupe — Trempette ; Sourire — Soleil ; Livre — Azur ; Crêpe — Complète

Maintenant, intervertis les mots comme Fesse — Azur par exemple. A toi de jouer !

Dessin

Les images m’aident à vivre. J’apprécie la beauté ou l’équilibre qu’elles peuvent dégager. J’aime aussi les images hirsutes, leur sincérité et le sentiment du vivant qu’elles restituent. Pour moi, ce qui est dessiné existe, c’est une part du monde. On est souvent débordés par la profusion des images, animées ou non. C’est pour ça qu’on surfe, qu’on zappe, qu’on glisse sans voir vraiment. Il faut être capable de faire le tri pour arrêter de s’encombrer avec ce qui n’est pas nécessaire.

J’aime des dessins différents. Je suis touchée que des gens prennent la peine de dessiner leur vision. Ca me rend curieuse aussi. Je suis assoiffée parfois, comme si les images pouvaient me donner une chose dont j’ignore le nom mais nécessaire. Dans une expo, peinture, b.d., peu importe, si c’est bon, je suis touchée au cœur, émue aux larmes parfois comme si la vie débordait du cadre…

Exposition

Le plus agréable, c’est de la préparer. S’enfermer avec le papier et les couleurs avancer, par sauts de puces et parfois avec des bottes de géant. Après, les dessins sont lancés dans le monde, accrochés (pendus !), évalués, ignorés, observés, appréciés, oubliés. Souvent, pour celui qui dessine, le dessin est comme un morceau de lui-même. On s’identifie beaucoup à ce qu’on dessine. Ainsi on est exposé dans tous les sens du terme avec un sentiment d’être cruellement nu, crucifié au mur (il y a un dessin de Crumb qui exprime ça très bien, très radicalement) exposé au regard, à la moquerie, à l’indifférence ou à l’appréciation dans le meilleur des cas, des autres, les autres… pour qui les dessins sont — aussi — faits et qui s’en foutent parfois terriblement, les autres… foule anonyme, invisible, trop sollicitée, saturée. Les autres… comment les réunir autour d’un dessin, pour un moment de contemplation ?

Féminin

C’est de la bombe. Les femmes ont la main verte. Elles ont le pouvoir de fertiliser tout ce qu’elles touchent. Pas la peine de faire les connes en talons aiguilles et mamelles galvanisées ! Les femmes sont des géantes, comme Zita ma bien-aimée héroïne. Elles ont des corps charnus explosifs et courent à poil dans les rues de cités trop petites pour elles.

Giraud/Moebius

Giraud/Moebius, le créateur hybride. C’est le MONUMENT ! Un dessinateur merveilleux. Tu peux t’attarder sur son dessin, contempler. Chez lui, les blancs ne sont pas vides. C’est de l’espace. Un espace où errer, se promener. Ses déserts avec personnages produisent des sons cristallins. Il est capable de traduire des sensations très fines, délicates comme des fleurs qui se déplient lentement. Je pense surtout à ses compilations d’illustrations chez Casterman en disant ça.
Il aurait pu être «uniquement» un très bon dessinateur en étant Gir mais il a atteint le génie en devenant Moebius, en s’ouvrant à un monde qu’il portait. En plus d’une exacte et harmonieuse organisation de son talent, le génie présente la particularité de concrétiser parfaitement l’esprit de son époque (les années 70 pour Moebius). Il la condense, la tient au creux de sa main pour nous l’offrir. En plus, Moeb se paye le luxe de réussir la fusion Gir/Moebius dans les derniers Blueberry ! La virtuosité réaliste de Gir alliée à la grâce de Moeb. Le tout est d’un équilibre superbe.

Harmonie

Le dessin de Moebius a longtemps représenté pour moi une sorte de zénith, une perfection à atteindre. Mais ce réalisme là doit se pratiquer quotidiennement, sinon ça ne marche pas. Et de toute façon, il faut avancer seul. Ma route est sinueuse mais au moins, elle m’appartient. Ce que je veux dire par là, c’est que mon harmonie à moi ne peut pas ressembler à celle de Moebius. Ca a l’air tout con mais il faut parfois du temps pour intégrer des trucs très simples.

Illustration

L’illustration j’aime ça mais en même temps c’est chiant. Tu montres un dossier de personnages et on te demande d’illustrer un article sur un chien écrasé (vécu !). Bien sûr il faut s’intéresser à tout. On peut tout transformer.
Je n’aime pas le côté définitif d’une seule image que tu rends au client. J’aime en faire plusieurs ; c’est sûrement pour ça que je fais de la bande dessinée ! Une seule image ça n’est pas possible. Il en faut plein. C’est comme les mots. Il faut des phrases, des discussions. Et puis comme ça, dans la série de dessins, j’ai un sentiment de vie plus grand. A regarder, un dessin tout seul c’est très bien. On peut en tirer beaucoup de plaisir. Mais à faire, il en faut plein. Dessiner c’est un mouvement. Ca n’est jamais fini. J’ai besoin de la série parce que j’aime faire bouger mon dessin, qu’il ne soit pas toujours le même. En dessin, j’aime bien l’infidélité. Je ne m’identifie pas à un seul type de dessin.

Jeunesse

La jeunesse, on comprend mieux ce que c’est quand elle s’est définitivement envolée. C’est une sorte d’éclat ou de grâce totalement naturelle, absolument pas volontaire ni réfléchie. C’est un état. Qu’on quitte quand on ne peut plus fredonner «Tiiiime is on my siiide, yes it is… » avec les Rolling Stones d’un cœur léger.

Kitsch

Na pas avoir peur du trop, c’est le secret d’un kitsch réussi. Il y a aussi le kitsch qui se scratche mais c’est une autre histoire…

Livres

Sans les livres, je n’existerais pas. Je serais morte, chauve, trouée, suspendue quelque part dans une horrible pièce sombre.
Les livres m’ont sauvé la vie cinquante fois minimum. J’ai têté leur lait typographique avec reconnaissance et avidité depuis que je sais lire.
Je me souviens de ma fierté de lire tout haut, sans buter sur aucun mot, sagement assise tandis que ma mère s’activait autour de moi, Le Livre de la jungle et je me souviens comment j’étais Mowgli à ce moment là. Je me souviens de tempêtes émotionnelles, de floraisons de sensations traversant les pages et moi, me dilatant infiniment pour recevoir tout ça.

Métamorphose

Métamorphose, c’est un autre mot pour «mouvement perpétuel». Mouvement lent, profond, processus irrépressible en nous, autour de nous.
C’est sous l’impulsion de dessinateurs comme Picasso ou Moebius — des testeurs / manipulateurs qui essaient tout ce qu’ils peuvent — que la polymorphie est apparue dans mes dessins. L’envie de jouer, moi aussi. L’histoire de l’art n’est que mutation constante de la forme (compactée, déchirée, atomisée, tiraillée, vidée, etc… ). De la forme humaine. Tout bouge en nous. Il y a l’effarement, du monstrueux dans la mutation de la forme. Mais il y a aussi comme un secret de la matière qui nous est révélé : la matière mute sans arrêt, elle danse. Une danse folle mystérieuse et très intrigante. Quelque chose de sidérant et d’implacable. On n’y échappe pas. Moi, je m’entraîne à voir et dessiner les passages d’une forme à une autre.
Le livre idéal, celui que je voudrais faire dans mes rêves, c’est celui où tout change à chaque page : une chose en entraîne d’autres : d’un chou émerge un tabouret, d’où un visage qui génère une montagne … ce genre de truc qui n’a pas vraiment de sens mais qui serait une pure jouissance ; la forme qui danse et qui fait la fête, ivre d’elle même et du grand jeu polymorphique !

Nature

On a échangé l’inquiétude de la nature à notre porte contre la chaleur et le confort.
En ville, la nature est devenue une vaste présence invisible. Elle nous entoure et nous englobe en silence.
Dernièrement, j’ai fait quelques photos de cette présence ténue mais têtue de la nature en ville : des touffes d’herbe décoiffée qui s’accrochent aux mornes trottoirs, qui émergent vigoureusement d’une fissure de béton, et disputent la place aux canettes métalliques et aux papiers gras…
J’adore l’entêtement silencieux du végétal à pousser n’importe où. J’aime cette vitalité tranquille et sinueuse. Nous, citadins, la seule nature qui nous reste, c’est notre corps. En nous, la nature toute entière, vaste et minuscule territoire à explorer.

Onirisme

Capacité à faire des volutes. C’est intéressant d’entraîner son esprit et sa main à faire des lignes droites. Et des volutes.

Parenthèses

Sac à main sans fond (         ) d’où on ramène ce qu’on veut, selon les besoins du moment : des cacahouètes sucrées-salées, des petits cailloux ramassés sur la plage qu’on peut mettre en bocal après pour faire de la confiture de vacances, des interrogations, des caleçons de garçons, du far breton aux pruneaux, du rouge à lèvres, un petit livre de poésies incomplètes à achever soi-même, une souris blanche endormie qu’il faut laisser rêver, des miettes de galette, une paire de claques et les gants qui vont avec pour atténuer le choc, des brimborions, quelques réponses, un demi canard laqué acheté dans la rue à Chinatown, une bonne paire de chaussettes pour l’hiver, une mini radio en plastique orange, un tube de crème hydratante, du papier blanc, un stylo …
Compléter la liste si nécessaire.

Qualités

Parlons plutôt de celles de quelqu’un d’autre, ça sera plus facile (j’en ai trop, je ne saurais pas par où commencer… ).
Crumb par exemple, je suis épatée par sa totale sincérité, sa manière de se mettre en scène. Il semble désinvolte alors qu’il est très habile. Son dessin est très charnel et ce qu’il dessine est souvent cru mais il n’est jamais déplacé.
J’aime plein de dessinateurs, remplis de merveilleuses qualités comme Blutch, Will Eisner pour son incroyable souplesse, Mattotti dans un autre genre. Ce qui emporte mon adhésion c’est quand les qualités humaines rejoignent les qualités graphiques, comme ceux dont je viens de citer les noms.

Revues

Qui ont rythmé mon enfance. Il y a eu Tintin et Pif Gadget et après une période sans rien, je suis passée à (A suivre). C’était du plaisir pur, une attente délicieuse à chaque fois. J’avais l’impression de participer à quelque chose de bien, d’important. Je repoussais mes propres murs. Ca me nourrissait vraiment.
Je n’ai jamais retrouvé ça depuis la fin d’(A suivre). Je ne sais pas si c’est parce qu’il n’y a plus de magazines B.D. valables ou si c’est parce que j’ai changé et que ce plaisir-là, si complet, était celui d’une époque, d’un âge.

Sonorités

Ca m’arrive souvent d’avoir une bande son sur un dessin. Sur des illustrations aussi. Je me souviens d’une double page sur les dinosaures avec un tricératops effaré au premier plan. C’est son souffle oppressé et bruyant qui me guidait pour dessiner.
Bien sûr il y a les onomatopées, tout le grand bruit que peut faire la bande dessinée. Et c’est là qu’on se met à aimer le silence. Le vent qui souffle, les bruissements.
Le bruit ça peut claquer comme une couleur. Une forme, ça peut sonner. J’aimerai bien savoir chanter la forme. Ca ferait des trucs bizarres expérimentaux. Des bruits de casseroles, des harpes, des gongs. De l’ocre jaune, du vermillon, du gris…

Tentation

La tentation, ça pourrait être de ne dessiner que pour soi, tout le temps, sans jamais montrer ses dessins. Rester cachée, ne pas s’exposer. Ni à la critique, ni aux louanges qui nous font dévier du chemin.
Mais même si je m’en plains, il est bon finalement que le fruit du travail soit montré. Se confronter à l’indifférence ou à tout autre réaction, même si c’est douloureux, ça permet de se situer sur une carte imaginaire des beaux arts et de la B.D.

Utopies

Un monde où les éditeurs te payent pour faire des livres.

Vertiges

Essayer de penser à tout, vraiment à TOUT ce qui existe, en même temps. Maintenir la sensation-pensée le plus longtemps possible.
Pour commencer, penser à soi, à tout ce qui fonctionne à l’intérieur du corps : le cœur bat, le sang pulse, l’air entre et sort, échanges gazeux, électriques, irrigation, les fluides se ruent dans les vaisseaux, tumulte invisible, bouillonnement organisé, l’œil bouge à la surface du visage, voit le ciel, puis les humains, milliards d’humains remplis de fluides, de pensées, d’émotions, les routes comme des canaux, transportant les êtres les uns vers les autres, les uns contre les autres, sillonnant l’espace et le ciel, large, le soleil, les étoiles tourbillonnant, pulsant dans le cosmos et nous, là…

Western

Le Western, c’est vraiment un genre masculin par excellence. Les femmes y sont presque toujours des figurantes apeurées. Les hommes tiennent le devant de la scène. C’est l’histoire réécrite par les hommes pour les hommes.
La vie de Calamity Jane est touchante à cause de ça, cette solitude féminine, même si elle s’efforçait de ressembler à un homme, de neutraliser la femme en elle. Ses lettres à sa fille sont l’expression de cette souffrance d’être une femme dans un monde brutal. Mais dans le fond, elle ne s’en sortait pas si mal.

Xénophilies

Le jour promettait de rester morne et gris quand j’abordai Xénon. Mais plus j’approchai, plus la lumière changeait. Je passais la célèbre frontière, l’esprit plein de questions, un peu inquiète. Est-ce que mon costume allait convenir ?
Contrairement à chez nous, le trajet commençait par la lettre N. Je ne savais absolument pas quelle lettre je devais chercher ensuite. Je décidai de m’en remettre au hasard caché dans mes souliers qu’on appelle intuition quand tout se passe bien. Les balises dansaient mollement comme des jeunes filles ivres. Des jumeaux charismatiques me saluèrent en désignant un mur d’où suintait une phosphorescence verte et nacrée. Je fredonnais «I AM THE WALRUS … » pour me donner une contenance. Je passais près du fameux grand bazar bleu. La lettre O clignota jaune-orange avec un petit bruit de corne de brume.
Une femme au manteau d’humeurs vagabondes me sourit. Elle était nue sous les vapeurs mauves de l’étoffe. Je lui rendis son sourire. Elle était immense, belle comme une statue en mouvement. J’aurai aimé garder son sourire accroché en moi longtemps, très longtemps.
Elle dit d’une voix délicieusement rauque : «Bienvenue à Xénon».

Yo-yo

Au temps des yoyos, je n’étais pas yéyé. Pas question pour moi de pratiquer le yoga sous le magnolia en mangeant de l’aïoli et murmurant suavement : oh yeah ! Tant pis !

Zeugma

Tout est zeugma et zeugma est dans tout. Car enfin, la nature elle-même est très zeugma si on regarde bien. Je suis persuadée que nous vivons — c’est une chance ! — une époque totalement zeugmatique. En effet qui oserait nier la présence du composite, l’éloquence du bizarre et la force de l’hybride en ces temps tumultueux que nous vivons ?
Le zeugmatisme est un mouvement artistique existant mais qui reste à théoriser. Des savants fous, dans leurs laboratoires graphiques, combinent d’impossibles et dépaysantes figures. Je suis à fond pour le zeugmatisme polymorphique, sorte de grand pied graphique intégral que prendrait nécessairement tout adhérent au mouvement.

Mots interrogatifs de Jessie Bi, réponses éclairantes de Sylvie Fontaine.
Commencé en décembre 2005, terminé en janvier 2007.

Bibliographie :
Là-Bas, La Cafetière, 2000
Cubik 1, La Cafetière, 2001
Cubik 2, La Cafetière, 2003
Changer Tout, Les Oiseaux de Passage, 2002
Calamity, BFB, 2004
Le Poulet du Dimanche, Tanibis, 2007

Entretien par en février 2007