Takahama Kan

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Si Taniguchi Jirô est considéré par beaucoup (et peut-être à tort) comme le plus «européen» des auteurs nippons, Takahama Kan pourrait bien être son équivalent féminin. Après une publication de ses dix premiers récits dans l’album Kinderbook et une collaboration avec Frédéric Boilet dans Mariko Parade, la talentueuse dessinatrice de 32 ans atteint une pleine maturité dans L’Eau Amère où elle nous dévoile la complexité des rapports humains au moment de ruptures souvent difficiles mais parfois étrangement tendres. Takahama Kan relève la saveur des émotions au travers de personnages ordinaires qui, par leurs rencontres, quitteront le sentier de la résignation. Avec 2 Expressos, elle nous offre aujourd’hui son premier «long» récit qui voit le jour dans la collection Ecritures des éditions Casterman avant même d’être publié au Japon.

Nicolas Verstappen : Je retrouve dans vos ouvrages une atmosphère particulière qui m’évoque le cinéma de Ozu Yasujirô[1] qui se caractérise par le «mono no aware». Ce sentiment pourrait se définir comme un élan de mélancolie éprouvé lors de la contemplation d’instants, d’êtres, ou de paysages que l’on sait éphémères.[2] L’un de vos personnages dit vouloir «fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve» et semble ainsi porter ce sentiment si particulier.

Takahama Kan : Je ne suis pas certaine d’éprouver un sentiment tel que le «mono no aware» car je suis une personne du XXIème siècle (rires). Cependant, j’ai développé une sensibilité particulière en grandissant sur mon île natale d’Amakusa.[3] Cette île est l’un des premiers endroits où les Catholiques prirent position pour s’étendre au Japon et elle fut le théâtre de plusieurs affrontements religieux entre le gouvernement (bouddhiste) et la population majoritairement composée de paysans très pauvres.[4] Le nombre de morts fut très important et cet événement mena à la création de plusieurs mythes semblables à celui de Bernadette[5] en France. Cette île est désormais devenue un endroit calme et paisible où la nature est particulièrement belle. Amakusa n’est plus une région pauvre aujourd’hui mais elle conserve une atmosphère emprunte de tristesse. Je pense que c’est de là que je tiens mon caractère mélancolique.

A ce passé historique, il faut aussi ajouter que je souffre de Trouble du Déficit de l’Attention[6] et de profondes dépressions saisonnières[7] (je crois que vous l’appelez «winter blues» en Europe). Mes émotions changent donc constamment du plus haut au plus bas, de la joie à la tristesse et inversement. Même les Brésiliens les plus enjoués font de la dépression ici ! C’est sans doute la raison pour laquelle mes ouvrages vous ont évoqué ce sentiment de «mono no aware»…

NV : Dans son introduction à votre récit sur le Festival d’Angoulême dans le Bang ! n°2, l’auteur écrit que certains ont tenté de trouver un qualificatif spécifique à votre travail au travers du mot «anti-oshare» que l’on peut traduire par «antichichi» ou «anti-élégant». Comment réagissez-vous à ce terme ?

TK : Lorsque j’ai écrit cette histoire pour Bang !, on assistait au Japon à des manières très peu intéressantes d’émuler la culture européenne. Par exemple, dans nos jeux vidéo comme Final Fantasy,[8] on ne retrouvait que des personnages avec des visages et des cheveux d’Occidentaux. Il en est de même dans les magazines de mode où l’on ne retrouve que des mannequins étrangers ou métisses. Ni petits pieds, ni yeux en amande… Tout nous disait «Admiration pour l’Europe». Venez au Japon, venez à Shibuya,[9] vous croiserez de nombreuses japonaises avec des cheveux blonds et des lentilles de contact bleues. On dit de ce mouvement[10] qu’il est «tendance» ou «élégant» («oshare» signifie «à la mode»). Il sévit aussi dans les mangas. Je pense que c’est une erreur. Se déguiser peut être drôle évidemment… mais…

Le temps s’est écoulé depuis et nous commençons aujourd’hui à traiter notre culture d’une manière plus appropriée. Certains s’aperçoivent enfin que nous devons engendrer une création originale qui nous est propre. Et cela même si notre complexe vis-à-vis de l’Europe n’a pas encore disparu…

NV : Comment définiriez-vous ce complexe face à l’Europe ? Puise-t-il ses racines dans la Seconde Guerre Mondiale ? Bien avant ?

TK : Mm… Les racines… L’une des raisons tient en effet de la défaite de la Seconde Guerre Mondiale et aussi de l’ouverture du Japon à l’Occident au XIXème siècle.[11] Bien que ce soit de l’histoire ancienne, les gens se souviennent encore de tout cela. Nous avons tendance à embellir les épisodes de guerre même si nous sommes conscients que l’invasion[12] fut une très mauvaise chose. Je crois que nous ne voulons pas penser que notre position d’«ennemi du monde» durant la Seconde Guerre Mondiale fut une perte de temps et c’est notre façon de l’exprimer. Ce type de problème de relations entre vainqueur et perdant est toujours difficile à solutionner.

NV : Pour en revenir à votre travail et à votre récit dans le Bang ! n°2, comment avez-vous découvert les auteurs que vous y citez (comme François Schuiten, Joann Sfar ou Frédéric Coché dont les gravures d’anges vous hantent) ?

TK : J’ai assisté au Festival d’Angoulême en 1993 et c’est là que j’ai rencontré la plupart des artistes que je mentionne. Cela m’a donné l’idée d’écrire un récit sur le sujet à l’époque. Frédéric (Boilet)[13] était séduit par ce projet et il m’a conseillé. Il m’a aussi trouvé le magazine dans lequel publier cette histoire (à savoir Bang !).
Ma première impression en découvrant les livres de Frédéric Coché fut extraordinaire. Je m’en souviens encore.

NV : Le manifeste de la «Nouvelle Manga»[14] de Frédéric Boilet semble vous avoir séduit aussi.

TK : Oui, en effet. Lorsque j’ai fait la connaissance de Frédéric, je rencontrais quelques problèmes avec un grand éditeur japonais. J’ai été très touchée à la lecture de son manifeste.

NV : A quel genre de problèmes faisiez-vous face ?

TK : Mm… Les grands éditeurs japonais interviennent beaucoup trop sur tout ce qui touche à l’histoire et au dessin car ils ne désirent réaliser que de grosses ventes. Cette pratique affecte la motivation de l’auteur. Je ne voulais pas faire une histoire émouvante typique. Je ne dessine pas de lolitas à forte poitrine. Je ne pouvais donc pas poursuivre ma collaboration avec eux.

NV : Comment s’est déroulée votre collaboration avec les revues qui ont publié les histoires courtes regroupées par la suite dans les recueils de Kinderbook et L’Eau Amère ?

TK : Les histoires de Kinderbook étaient destinées à la revue Garo, une partie des récits de L’Eau Amère au magazine Erotics F.
Ecrire des histoires courtes pour une revue est une expérience intéressante, bien plus que d’écrire directement pour un album à mon sens. Dans une revue, beaucoup de lecteurs différents lisent mes récits et pas uniquement mes «fans». En plus, nous sommes payés deux fois (rires). Les auteurs doivent cependant se plier aux lignes éditoriales de chaque magazine.

NV : Vous avez donc débuté votre carrière dans la mythique revue alternative Garo. Cela revêt-il une importance particulière à vos yeux ?

TK : Garo était une revue incroyable mais elle connut d’importants problèmes durant ses dernières années d’existence. Je n’ai d’ailleurs jamais été payée. Je garde donc un assez mauvais souvenir de cette collaboration même si je suis reconnaissante à l’éditeur de m’avoir publiée dans ses pages.

NV : Avez-vous été influencée par des auteurs de cette revue ? Par d’autres manga-ka ?

TK : Mes influences artistiques sont Milan Kundera, des auteurs de Roman Noir comme Raymond Chandler, Charles Bukowski, Yamada Fûtarô,[15] Gabriel Garcia Marquez, Ôe Kenzaburô. Bukowski m’a influencé plus particulièrement. J’ai pleuré à chaque lecture d’un de ses romans (rires). C’est triste, sentimental. Je ne pense être influencée par aucun auteur de bandes dessinées à l’exception de Frédéric Boilet.

NV : Faut-il voir l’influence de Frédéric Boilet dans la présence de plus en plus marquée de la sensualité voire de l’érotisme dans vos œuvres depuis votre collaboration sur Mariko Parade ?

TK : Mm… Pour les histoires courtes de L’Eau Amère, c’est l’éditeur qui m’a donné l’ordre d’écrire «des choses érotiques et sentimentales» (rires). En réalité, la notion de genre m’intéresse assez peu. 2 Expressos est une comédie. Je projette d’écrire une tragédie ensuite.
Mais il est vrai que Frédéric a influencé ma façon de représenter l’érotisme. Avant de le rencontrer, je n’avais jamais dessiné de scène érotique. C’est mon professeur (rires). Depuis les lecteurs au Japon me considèrent comme une auteur de bande dessinée érotique…

NV : Vous passez de l’érotico-sentimental à la comédie et bientôt à la tragédie. Avez-vous peur de rester figée dans un genre ?

TK : Mm… Il est certain que de travailler uniquement dans un genre me lasserait vite. J’ai un peu peur de tomber dans une forme de routine (du moins celle que je suis en 2010). J’ignore si cela changera à l’avenir. Je voudrais pouvoir toujours porter un regard neuf sur mon travail.

NV : Est-il exact que votre nouvel album baptisé 2 Expressos paraît en Europe avant même d’être édité au Japon ?

TK : Oui. Casterman est mon premier éditeur. Ils m’ont fait directement la proposition.

NV : Sera-t-il publié au Japon en épisodes dans une revue ou directement en album ?

TK : 2 Expressos ne passera pas par la case «revue». Il sera imprimé sous forme d’album.

NV : Est-ce que de signer directement chez un éditeur français à modifier votre approche du travail ? Le fait d’avoir des Européens comme premier lectorat a-t-il eu un impact sur votre écriture ?

TK : Je n’ai rien modifié en vue de satisfaire un lectorat européen. Les émotions humaines sont communes à tous les pays. Je m’en suis aperçue en écrivant l’histoire courte pour le Bang ! en France. Durant mon travail sur 2 Expressos, j’ai donc pensé à tous les lecteurs, Européens et autres (dont mes lecteurs japonais).

NV : C’est votre premier «long» récit. Avez-vous ressenti une appréhension particulière au moment de démarrer ce projet ?

TK : Mm… Au départ, j’avais le sentiment de ne pas être capable de bien dessiner à cause de la pression. Aujourd’hui je sais que cette pensée négative était causée par une dépression. Après m’en être remise, j’ai pu commencer à dessiner sans aucun problème même si la situation n’avait pas réellement changé. Je vais entamer le nouvel album mais je vais d’abord prendre de courtes vacances avant d’attaquer ma nouvelle histoire (rires).
Pour le moment, je me sens vraiment bien. J’ai envie de faire plein de choses comme de m’aventurer sur l’Amazone ou parcourir la Route de la Soie à dos de chameau. Ne plus souffrir de la dépression est merveilleux (rires) !

[Entretien réalisé par courrier électronique entre février 2009 et avril 2010, publié initialement dans le troisième recueil «L’œuf ou la plume?».]

Notes

  1. Ozu Yasujirô (1903-1963) : réalisateur majeur du cinéma japonais. Ses films, comme Printemps Tardif (1959) ou Le Goût du Riz au Thé Vert (1952) évitent les effets dramatiques mais privilégie des plans fixes pour donner une intensité à son approche poétique de la narration.
  2. La contemplation de la très courte floraison des cerisiers du Japon revêt par exemple une grande importance symbolique pour les Japonais.
  3. L’île d’Amakusa est située au large de Kyûshû, la plus méridionale des quatre principales îles de l’archipel japonais. Elle est donc au plus près de la péninsule coréenne.
  4. Takahama Kan fait mention ici de la «Rébellion de Shimabara» qui eut lieu en 1637-1638 sur l’île de Shimabara et les îles Amakusa. Face aux persécutions religieuses à l’encontre des paysans convertis au christianisme, ces derniers se révoltèrent, menant à un conflit sanglant qui débouchera sur la fermeture totale du Japon aux Occidentaux durant près de deux siècles.
  5. Bernadette Soubirous, qui déclara avoir été témoin des apparitions de la Vierge à Lourdes. On prêta en effet des pouvoirs miraculeux à Amakusa Shirô, un samourai chrétien qui mourut à l’âge de 17 ans lors de la défense du château de Hara.
  6. Ou TDA. Trouble neurologique caractérisé par des problèmes de concentration.
  7. Ou TAS. Les Troubles Affectifs Saisonniers se rapportent à une forme de dépression liée à un manque de luminosité naturelle (merci Wikipedia).
  8. Créée en 1987 au Japon, cette série de jeux de rôles sur console est devenue l’une des plus connues et des plus populaires à travers le monde.
  9. Quartier de Tokyo connu pour être le lieu de rendez-vous branché de la capitale avec ses boîtes de nuit, son agitation permanente et son pont d’Harajuku où se réunissent un petit nombre d’adeptes du «cosplay», l’art de copier la tenue de personnages de mangas, de jeux vidéo ou simplement d’enfiler des vêtements gothiques ou à froufrous rose bonbon.
  10. Pour exemple, le style «oshare kei» reprend des éléments vestimentaires punk, rock et metal et les associe avec des couleurs vives et acidulées du rétro-80.
  11. Sous la menace de bombardements américains («politique de la canonnière»), le Japon signa la Convention de Kanagawa en 1854 qui mena au traité de 1858, ouvrant le pays au commerce avec les Occidentaux et le menant à la restauration des pouvoirs de l’Empereur et au début de l’ère Meiji (1868-1912).
  12. L’expansionnisme japonais s’intensifie durant l’ère Shôwa à partir de 1926. Après l’annexion de Taïwan (1895) et de la Corée (1910), le Japon s’empare de la Mandchourie chinoise en 1931, d’une partie de la Chine continentale (1937) et de l’Indochine (1940).
  13. Frédéric Boilet est l’initiateur de la «Nouvelle Manga», a été directeur de collection Sakka chez Casterman de 2004 à 2008, et est co-auteur avec Takahama Kan de Mariko Parade dans la collection Ecritures de Casterman.
  14. Dont le manifeste est disponible sur le site de Frédéric Boilet.
  15. Yamada Fûtarô (1922-) : écrivain japonais célèbre pour ses romans policers, auteur de la saga des Parchemins Ninja (Ninpôchô).
Site officiel de Takahama Kan
Entretien par en juin 2010