Thierry Groensteen

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Avant-propos :
De Thierry Groensteen, on retient le plus souvent la marque indélébile qu’il laissa dans le monde clos de la bande dessinée au travers de la revue Les Cahiers de la Bande Dessinée. L’évocation de cette revue n’est certes pas très significative pour la génération des moins de 30 ans ; elle en demeure néanmoins, au cœur des expansionnistes et glorieuses années 80, l’expression de la volonté aboutie, d’offrir à la bande dessinée un support de presse intelligent, et surtout, respectueux du média. Thierry Groensteen, alors rédacteur en chef des Cahiers, devait par ailleurs contribuer personnellement pour plus de quarante interviews et près d’une centaine d’articles, en l’espace de 27 numéros (entre 1984 et 1988).
Après avoir été titulaire (jusqu’en 1990) de la chronique des bandes dessinées dans le supplément du quotidien Le Monde, il anime et dirige en collaboration avec Henry Dougier, la collection «Histoires graphiques» aux éditions Autrement. Aujourd’hui, directeur du musée de la bande dessinée, au sein du C.N.B.D.I.[1] (Angoulême), il publie régulièrement de remarquables ouvrages de vulgarisation, ou plus spécialisés et érudits (tous dévoués à l’édifice de la bande dessinée), essais et articles (notamment dans la revue 9e Art,[2] dont il est le rédacteur en chef).
Membre fondateur (aux côtés de Jean-Christophe Menu, Stanislas Barthélémy, Lewis Tronheim et Killoffer) de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle[3] ) créé en novembre 1992, il contribue activement (et parallèlement à ses fonctions de «gardien» du patrimoine) à l’émergence d’une bande dessinée nouvelle, et à l’établissement, définition, d’une théorie indispensable à la croissance de cette dernière.

[Franck Aveline (Juin 1998)|signature]

Thierry Groensteen : Très tôt, la lecture occupa la première place dans mes occupations d’enfant unique. J’étais un grand lecteur. Tout livre sur lequel je posais la main m’intéressait — même si, à l’époque, je lisais essentiellement des romans. Pour l’anecdote, les ouvrages qui ont le plus marqué ma jeunesse furent L’île Mystérieuse, Le Comte de Monte-Christo et Les Misérables. Bien sûr, la bande dessinée m’attirait également. Il était difficile d’échapper à cette dernière, car à l’époque, tout Bruxellois «tombait dedans étant petit»… ce qui n’est peut-être plus vrai aujourd’hui ?
Il existait d’ailleurs un très fort clivage entre les lecteurs respectifs des hebdomadaires Tintin et Spirou. Adhérer à l’un ou à l’autre contribuait véritablement à définir un enfant. Pour ma part je préférais Tintin. Ce qui dénote un certain esprit «sérieux» (rires)… Ce journal se caractérisait surtout par ses longues histoires aux intrigues bien charpentées. Tintin se démarquait de son principal concurrent en privilégiant l’Aventure, selon une approche dramatique et fort documentée. De son côté, Spirou cultivait beaucoup plus la fantaisie et la bonne humeur — quelquefois poussées à l’extrême sous le règne de Delporte !

Un beau jour, vers l’âge de 12 ans, j’ai eu la surprise de constater, en rentrant à la maison, que toute ma collection de bandes dessinées avait disparu. Mes parents avaient débarrassé ma chambre de tous mes albums, sans m’en avertir (seul Tintin avait trouvé grâce à leurs yeux). Ils m’estimaient devenu trop âgé pour continuer à avoir de telles lectures. Je n’ai jamais su ce que ma collection était devenue.
Sur le moment et très curieusement, cela ne m’a pas du tout traumatisé. Lecteur invétéré, je n’ai pas eu de mal à délaisser la b.d. au bénéfice de lectures plus «sérieuses». À la même période, non content d’être un dévoreur de livres, je commençais à en écrire… essentiellement des débuts de romans, car je ne suis jamais allé beaucoup plus loin que le premier chapitre. Mon ambition était alors de devenir écrivain.
Mais je suis revenu à la bande dessinée, en m’occupant du journal de mon lycée — en l’occurrence, l’École européenne de Bruxelles. Je me suis retrouvé responsable de la publication lycéenne, intitulée Buck — aucun rapport avec Buck Danny (rires) — sans en être pour autant l’initiateur, car le n°l était pratiquement bouclé à mon arrivée. Je devais par la suite éprouver beaucoup de difficultés à trouver et réunir des collaborateurs susceptibles d’y écrire. En revanche, ma classe comptait trois bons dessinateurs, dont on pouvait légitimement penser qu’ils feraient une carrière dans le dessin.
Au fil des numéros, je me suis retrouvé à écrire presque tout seul la totalité du rédactionnel sous divers pseudonymes, et par la force des choses, les dessins prirent une place plus importante au sein de la publication. Ces dessinateurs étaient des fans de b.d., et c’est naturellement qu’ils me ré-inoculèrent le virus par le biais du journal Pilote dont ils étaient de fervents adeptes et sur lequel nous nous précipitions chaque semaine. Notre journal fut publié entre 1972 et 1974 et bénéficia en quelque sorte de l’influence des meilleures années de ce grand magazine.
Pilote nous marquait tellement que nous empruntions notre propre langage à ceux du Concombre Masqué et d’Achille Talon… Le grand singe qui apprend à Tarzan comment pousser le fameux cri de la jungle était devenu, pour sa part, un personnage fétiche que nous citions abondamment. Nous parlions un langage codé, totalement inintelligible pour les gens alentour. Petit à petit, Buck s’est mué en un fanzine de bande dessinée, puisqu’on y trouvait, outre les travaux de mes trois camarades et des articles sur la BD, mes premières interviews de dessinateurs — ceux que nous avions sous la main — tels que Dupa, Dany, Vance, Craenhals, ou Hermann.

L’Indispensable : Tous des collaborateurs du journal Tintin…

T. G. : À ce moment-là, ce dernier était encore un peu mon horizon de référence. C’est avec plaisir que j’aurais rencontré les stars de Pilote, mais elles résidaient toutes à Paris et je n’avais malheureusement pas les moyens de m’y rendre. Un beau jour, nous avons été convoqués par le directeur du lycée. Celui-ci ne désirait plus cautionner notre journal qui, il est vrai, ne ressemblait plus beaucoup à une publication lycéenne classique ; or, Buck était alors imprimé gratuitement sur les presses de l’école. Nous décidâmes, fermement encouragés par le directeur, d’aller nous faire imprimer ailleurs !
Nous devenions ainsi un fanzine à part entière ; tout ceci coïncidait d’ailleurs avec la première grande vague de fanzines ; on pouvait notamment trouver Robidule à Bruxelles ainsi que Haga, Falatoff ou Biblipop (entre autres) à Paris. Comme nous pratiquions les échanges entre publications — nous nous diffusions mutuellement, avec Falatoff — j’avais beaucoup de correspondants que je n’ai jamais rencontrés pour la plupart. Un détail amusant toutefois, j’ai aujourd’hui pour collègue au C.N.B.D.I. Jean-Pierre Mercier, l’un des animateurs de Falatoff.
Vivant désormais sous la forme d’un fanzine indépendant, il nous fallait par conséquent payer un éditeur. Je me suis vite retrouvé seul à assurer cette charge, puisque tout le monde s’était détourné. J’ai donc puisé dans les économies que mes parents avaient laborieusement accumulées pour moi sur un livret d’épargne. Tout fut dilapidé en l’espace de trois numéros ! C’est à cette période que je fis la connaissance de Philippe Vandevelde — le futur Tome — qui devait publier ses premières planches dans Buck. Simultanément, je rencontrais les frères Pasamonik, qui devaient fonder plus tard les éditions Magic-Strip, où paraîtra mon premier livre, consacré à Tardi.[4]

Vint le moment d’entamer des études supérieures. Je désirais m’orienter vers les Lettres, mais mes parents, estimant que cela ne débouchait sur aucun métier, s’y opposèrent. Ils me poussaient vers le Droit ou les Sciences économiques dont je ne voulais absolument pas entendre parler ! Le journalisme apparut alors comme une solution de compromis ; l’écriture y était présente et cette formation ouvrait sur une culture générale assez éclectique. J’effectuai donc quatre années d’études en journalisme dans ce qui s’appelait l’Institut des Hautes études de communication sociale. Cette école se trouvait à Tournai, le fief des éditions Casterman.
La bande dessinée m’intéressait toujours, même si je n’avais aucun plan de carrière dans ce domaine. A l’issue de ces études, devenu journaliste professionnel, j’ai travaillé tout d’abord pour les publications de la Commission des communautés européennes, pour lesquelles j’écrivais des articles sur la politique agricole commune, les «montants compensatoires», etc… ce qui ne me passionnait pas beaucoup, il faut l’avouer. J’ai démissionné de ce poste, que je ne supportais plus, au bout de trois ans. J’ai également collaboré au quotidien Le Soir, en rédigeant des critiques de spectacles et quelques articles plus politiques. Je continuais par ailleurs, de loin en loin, à participer pour le plaisir au rédactionnel de quelques fanzines.

L’I. : En ce sens, la bande dessinée n’était donc pas une passion !

T. G. : Bien au contraire ! C’était une passion ! Mais d’une part, il fallait bien vivre ; d’autre part, ce n’était pas, et ça n’a jamais été — Dieu merci — une passion exclusive. J’aime la littérature et le théâtre tout autant que la bande dessinée. Je suis certes devenu un professionnel de la bande dessinée, mais il y a de la place pour bien d’autres passions dans ma vie. A titre d’exemple, je fais du théâtre amateur depuis l’âge de quinze ans, et je n’ai jamais cessé.

L’I. : Il ne fut donc jamais question d’un plan de carrière conduisant à votre situation professionnelle actuelle…

T. G. : Non ! Évidemment, avec l’arrivée d’enfants dans votre vie et l’alourdissement, inévitable au fil des ans, de vos charges financières, vous commencez à raisonner en terme de carrière. Il est d’ailleurs légitime, à un moment de votre existence, de chercher à capitaliser le travail déjà fourni et le début de notoriété acquis, le cas échéant, dans un domaine particulier. Je bénéficie aujourd’hui d’un certain nom dans le domaine de la bande dessinée… et il me faudrait repartir de zéro s’il me venait l’envie, demain, d’écrire sur le cinéma, un domaine où personne ne me connaît ; ce serait très excitant mais aussi aléatoire…
Je suis loin d’être un monomaniaque de la bande dessinée, ce que je n’hésite pas à reprocher à beaucoup de soi-disant «spécialistes» du genre qui, hors de celui-ci, ne connaissent à peu près rien. Quand on n’a rien vu ni lu, on ne possède aucun point de comparaison permettant d’apprécier les qualités, les ambitions et le niveau artistique d’une bande dessinée. Je ne citerai personne, mais on suivra sans peine mes pensées (rires).

Alors que je terminais mes études de journalisme, Didier Pasamonik et moi-même avons été contactés par un libraire-éditeur bruxellois répondant au nom de Bédéscope — rien à voir cependant, avec la société qui existe aujourd’hui sous ce même nom. Celui-ci nous demandait de concevoir un magazine d’information sur la bande dessinée, à périodicité mensuelle. L’idée était de concurrencer, et si possible, de détrôner Les Cahiers de la bande dessinée — dans leur version Schtroumpf[5] — qui paraissaient alors trois ou quatre fois par an. La bande dessinée souffrait réellement de l’inexistence d’une telle revue. Pendant un an, nous nous sommes tous deux attelés à la mise au point de ce projet éditorial… jusqu’au jour où nous nous sommes aperçus que notre «patron» était quelqu’un d’assez peu recommandable, et qui de plus ne tenait pas ses engagements. Nous n’avions aucun local à disposition, ni la moindre ligne téléphonique…

L’I. : Il s’agissait par conséquent d’engagements financiers !

T. G. : Tout à fait, mais nous avons également décidé de ne pas poursuivre cette collaboration pour toutes sortes d’autres raisons. Nous étions cependant allés très loin dans la réalisation de ce projet, puisque nous avions présenté une maquette du premier numéro à la Convention parisienne de la BD qui, cette année-là, se tenait à la Mutualité. Je me souviens parfaitement des visages blêmes de Jacques Glénat et d’Henri Filippini lorsqu’ils passèrent devant notre stand et tombèrent en arrêt devant notre «bébé». Cette revue n’est jamais parue et j’en conserve toujours précieusement la maquette.
Nous avions décidé que chaque numéro de ce qui devait s’appeler Bédéscope magazine contiendrait un dossier consacré à un auteur particulier, mais aussi des articles de fond et une partie actualités. C’était, par conséquent, une préfiguration de ce qu’allaient être Les Cahiers de la bande dessinée, lorsque j’en reprendrais ultérieurement la charge de rédacteur en chef. Je m’étais beaucoup investi dans la préparation du dossier consacré à Tardi, initialement prévu pour le numéro trois. Je trouvais vraiment dommage de ne pas réutiliser tout ce travail ; aussi l’idée germa, en accord avec Didier et Daniel Pasamonik, d’en faire la base d’un livre sur Jacques Tardi. Je n’imaginais toujours pas que le premier ouvrage sur la bande dessinée serait suivi d’autres.
Par chance, le livre connut un certain retentissement, m’ouvrant par ailleurs les portes d’(A Suivre), où je devais officier pendant quelques années. Petit à petit, je me suis spécialisé dans le domaine de la bande dessinée, au fil des sollicitations dont je faisais l’objet et que, journaliste débutant, je n’étais pas en mesure de refuser.

L’I. : C’est à ce moment précis qu’arrive la revue Les Cahiers de la bande dessinée…

T. G. : A mon avis, cette revue était à bout de souffle lorsque j’ai commencé à y collaborer. Elle existait depuis 1969 et avait donc préexisté à la création officielle des éditions Glénat. Au départ, c’était un simple petit fanzine que Jacques Glénat, étudiant en médecine, réalisait à peu près seul. Plus tard, mieux imprimés et distribués, les Cahiers avaient fini par devenir une revue connue, mais il est vrai qu’il y avait peu de concurrence à l’époque.
Au moment où j’ai commencé à y collaborer, aux alentours de 1982-1983, plus personne ne s’ en occupait réellement… Elle était devenue une sorte de publication marginale au sein des éditions Glénat alors en pleine croissance. À tour de rôle, certains des collaborateurs de la maison, comme Henri Filippini et Jean Léturgie, ou des «extérieurs» comme moi-même, prenaient en charge le rédactionnel d’un numéro particulier. Ils faisaient alors tout le travail que cela impliquait, pour une somme forfaitaire absolument dérisoire… les articles payés, il ne restait quasiment rien pour se payer soi-même ! Nous livrions donc aux éditions Glénat, un travail «clef en main», prêt à paraître.
Ce système aléatoire ne garantissait malheureusement pas l’assurance d’une périodicité régulière et encore moins une continuité rédactionnelle. Nous-mêmes ne savions pas quel serait le sujet du dossier suivant ! Je me suis personnellement occupé, à cette époque, des numéros consacrés à Willy Vandersteen, Guido Crepax, Peyo, Comès et j’ai collaboré au dossier sur Bilal. Cependant, pour toute personne désirant écrire un article théorique ou rédiger une étude concernant un aspect particulier de la bande dessinée, aucun support de presse n’était proposé.
Nous étions quelques-uns à ressentir ce manque et j’avais toujours ce remords de n’avoir pu faire naître Bédéscope magazine. De ma propre initiative, j’ai donc rédigé et envoyé à Jacques Glénat un petit mémorandum lui proposant de donner à sa revue une nouvelle dimension. Par chance, mes propositions le séduisirent. Après une seule rencontre, à Bruxelles, il me donna «carte blanche».
Le démarrage des Cahiers fut pour le moins acrobatique, car nous étions alors au mois d’octobre et Glénat tenait absolument à ce que la nouvelle formule soit lancée en janvier de l’année suivante, lors du festival d’Angoulême. Je n’avais que trois mois ! Je m’étais réellement trop avancé dans mes propos car je lui avais décrit la revue de mes rêves, sans avoir pour autant réuni une équipe autour de moi afin de la réaliser.
Ceci explique pourquoi, dans les premiers temps de sa nouvelle existence, la revue allait surtout être alimentée par des jeunes gens en majorité bruxellois, écrivant sur mes sollicitations, dont la plupart ne s’était pas particulièrement intéressé à la bande dessinée auparavant — je mets à part Bruno Lecigne qui avait déjà publié certains ouvrages chez Futuropolis.[6] Je suscitais des articles, en mettant des albums entre les mains de ces personnes et en leur demandant de les lire et d’en parler… ils n’étaient en aucun cas — à l’exception de Thierry Smolderen — des spécialistes de la bande dessinée.
Ce n’est que petit à petit que cette équipe originelle, constituée entre autres d’Arnaud de la Croix, Claude Ecken, Anita Van Belle, Luc Delisse, Patrick Delperdange ou encore Daniel Hugues, se vit renforcée par l’arrivée de Sylvain Bouyer, Gilles Ciment, Jean-Claude Glasser, Harry Morgan ou Jean-Paul Jennequin, c’est-à-dire autant de collaborateurs qui avaient, eux, une réelle connaissance de la bande dessinée. La rédaction trouvait ainsi, avec le temps, son équilibre.
Rétrospectivement, je suis assez critique vis à vis des Cahiers. Je n’avais encore jamais été responsable d’une revue, et j’ai dû apprendre le métier sur le tas, au fil des numéros. La charge de travail était vraiment très lourde. Nous faisions six numéros par an, très denses — cent pages chacun, écrits en petits caractères — et il nous fallait constamment trouver de la «matière». Je crois qu’il serait plus difficile d’en trouver autant aujourd’hui ! Le monde de la bande dessinée était sans doute plus excitant il y a une quinzaine d’années…

L’I. : L’excitation est pourtant à l’ordre du jour avec des groupes comme Ego comme x et l’incontournable L’Association !

T. G. : Bien sûr ! Mais franchement, vous m’imaginez publier chez Glénat une revue dont 80 des pages seraient consacrées à L’Association ? (rires). Donc, il fallait composer avec l’éditeur qui nous finançait, réunir cette fameuse équipe, et travailler constamment dans l’urgence… Pour ma part, je cumulais toutes les fonctions, du secrétariat de rédaction à la maquette en passant par les réponses au courrier ou les problèmes d’imprimerie. Je peux dire que j’ai porté Les Cahiers de la bande dessinée à bout de bras pendant cinq ans ! La dernière année d’existence intervint un changement important, tant au niveau de la maquette que des rubriques. Nous tendions ainsi de plus en plus vers la revue que je désirais faire depuis le début.

Lorsque nous avons commencé en 1984, la réflexion théorique sur le média n’en était qu’au stade embryonnaire. À titre personnel, j’avais une ambition théorique, la conviction que la critique devait s’appuyer sur une armature théorique, des concepts qui n’étaient pour l’heure pas encore constitués. Je crois qu’à ce jour, ma propre théorie est à peu près bâtie et surtout cohérente. Je lui ai donné sa première expression complète dans la thèse de doctorat que j’ai soutenue en septembre 1996 et qui n’est pas encore publiée.
Pour en revenir aux Cahiers, cette revue fut en quelque sorte un laboratoire. Nous prenions les lecteurs à témoin de notre réflexion et de nos débats internes. J’ai toujours encouragé la diversité des propos, des points de vues, des écritures… Une revue doit être un forum de discussions. C’est véritablement ce qui en fait sa richesse !

L’I. : Après tant d’années, j’éprouve encore quelque difficulté à comprendre les raisons de sa disparition…

T. G. : Au terme de cinq années, j’étais fatigué. Par ailleurs, mes relations avec Jacques Glénat avaient atteint un tel degré de tension que la rupture devait intervenir tôt ou tard. Je me souviens encore du jour où Glénat, me croisant dans une allée du festival de Sierre — nous ne nous étions pas vus depuis un certain temps — a fondu sur moi, m’a soulevé par le col et s’est mis à hurler : «Le travail que vous faites est nuisible à la profession !». Cela décrit assez bien l’état d’esprit de mon éditeur à l’époque. Je m’interrogeais depuis un moment sur les raisons pour lesquelles il continuait à éditer mon travail, qui allait de toute évidence à l’encontre de sa propre politique éditoriale et de ses convictions. J’ai préféré prendre les devants et me reconvertir avant d’être «viré».

L’I. : D’où votre arrivée au C.N.B.D.I.

T. G. : Oui. Les gens qui étaient chargés de la préfiguration du C.N.B.D.I., par le ministère français de la Culture, m’ont contacté afin de travailler avec eux. J’ai donc annoncé mon départ à Jacques Glénat, en espérant naïvement que l’aventure des Cahiers pourrait se poursuivre, et que moyennant quelques ajustements, l’équipe en place pourrait continuer d’écrire. Je suis allé jusqu’à lui proposer un successeur, en la personne de Gilles Ciment. Finalement, après avoir fait mine d’accepter, Glénat a annoncé le licenciement de l’équipe rédactionnelle.
Numa Sadoul, l’un de ses amis, se vit confier le soin de concevoir une nouvelle formule. Il s’agissait alors de donner à la bande dessinée l’équivalent du magazine Première, alors que Les Cahiers de la b.d. étaient plutôt assimilés jusque-là aux Cahiers du cinéma. C’était un revirement à 180° ! Depuis des années, Jacques Glénat me poussait à aller dans ce sens ; mais le «grand public» qu’il croyait pouvoir toucher n’existait pas ! Pour l’amateur de BD ordinaire amené à choisir entre les Cahiers et un album — à prix quasiment équivalent — le second l’emportait inévitablement, cela me semblait évident.
En réalité, nous avions fait le plein des lecteurs susceptibles d’investir dans une telle revue. Beaucoup de personnes achetaient Les Cahiers de la b.d., en pestant contre notre travail jugé trop abscons, trop intellectuel, trop ceci et pas assez cela… mais enfin elles l’achetaient, pour la simple raison que nous réalisions la seule revue d’information à parution régulière, et à large diffusion. D’ailleurs, la revue était viable, parce que je la faisais à l’économie.
Numa Sadoul et Yves Schlirf, les nouveaux rédacteurs, commandèrent une maquette onéreuse à un grand studio parisien, qui s’était auparavant occupé du lifting de L’Express et de bien d’autres… Ils se sont engouffrés dans une politique de dépenses afin de créer une revue branchée, dans l’espoir de trouver un plus large lectorat. Ils perdirent l’essentiel de nos lecteurs, et n’en trouvèrent pas de nouveaux. La revue s’est très rapidement transformée en un gouffre financier, et au terme de six numéros environ, Glénat dut renoncer.

L’I. : Ces cinq années passées au poste de rédacteur en chef des Cahiers furent sans conteste et malgré tout, une formidable expérience…

T. G. : Ce furent, avant tout, cinq années de travail intensif ! Il faut ajouter aux six numéros bimestriels, la réalisation annuelle du hors-série L’Année de la b.d.[7] , et les quelques livres que j’écrivis parallèlement. Je me suis souvent demandé depuis, comment j’avais réussi ce tour de force. J’ai réellement la sensation d’avoir accompli, au cours de ces cinq années, une charge de travail équivalente au double.

L’I. : Selon votre aveu, vous n’avez pas eu le temps de concrétiser vos rêves en matière éditoriale. Vous semblez cependant vous approcher du Graal au travers de 9e Art aujourd’hui…

T. G. : Par certains côtés je m’en suis rapproché, mais le propos et le contexte de 9e Art sont tout à fait différents. 9e Art est la revue d’un musée et se trouve ainsi, par définition, plutôt tournée vers le patrimoine, a contrario de la revue d’actualité que se trouvait être les Cahiers. Ainsi, dans le numéro trois, les lecteurs pourront découvrir — avec surprise pour une grande majorité d’entre eux — un dossier consacré à Gustave Doré, dessinateur de bande dessinée. Les objectifs que se fixe 9e Art sont donc différents des Cahiers.
Sur un plan plus personnel, j’ai malheureusement moins de temps à consacrer à cette revue que je n’en investissais dans ces derniers. La périodicité est annuelle ; nous aimerions la faire évoluer vers une périodicité semestrielle, mais nous n’en avons actuellement ni les moyens ni le temps. La charge de travail que cela représenterait ne pourrait être assumée par l’équipe actuelle. C’est un travail qui s’ajoute à nos autres fonctions au sein du C.N.B.D.I. Cela dit, j’aime par-dessus tout m’occuper d’une revue. C’est véritablement ce que je préfère !
Paradoxalement, le problème des collaborateurs se pose à nouveau. La plupart des personnes qui écrivaient pour les Cahiers ont aujourd’hui cessé d’écrire sur la bande dessinée, ou sont pris par d’autres fonctions. De plus, je n’ai pas le sentiment d’avoir assisté, dans les huit années qui séparent les Cahiers et 9e Art, à l’émergence d’une nouvelle génération critique, ni à un renouvellement du discours. J’éprouve donc autant de difficultés qu’hier — même pour un numéro annuel — à susciter ou réunir des contributions de qualité.

Si je devais définir mon approche personnelle de la bande dessinée, je dirais que j’ai l’impression de conjuguer désormais trois approches différentes et complémentaires. Je suis indissociablement critique, théoricien et historien. Issu du journalisme, j’ai logiquement débuté par la critique. Comme tel, j’ai surtout voulu faire partager mes enthousiasmes, mais je me suis parfois laissé aller à quelques propos assez sévères, qui ont entraîné certaines inimitiés dont les effets se font encore sentir. C’est la loi du genre, et c’est somme toute normal !
Ensuite et par goût personnel, je me suis tourné vers la théorie car, de nature, je suis un intellectuel ; j’aime comprendre et analyser les raisons qui me font aimer ou non telle ou telle chose. C’est pour moi un supplément de plaisir que de disséquer les mécanismes d’une œuvre qui me touche — pas seulement dans le domaine de la bande dessinée… Petit à petit, j’ai bâti mon propre système théorique. Nous sommes peu nombreux à développer cette approche, car en dehors de Benoît Peeters et peut-être Jan Beatens, je ne vois guère de théoricien de la bande dessinée en activité.
Par la force des choses, je suis aussi devenu de plus en plus historien. À l’époque des Cahiers, je me suis aperçu qu’il me manquait une connaissance historique du média, qu’il m’a fallu acquérir sur le tas et de façon quelque peu désordonnée ! Lorsque nous avons fait le numéro Spécial U.S.A.[8] j’ai pris conscience en rencontrant Milton Caniff, Jeff Jones, Berni Wrightson, Art Spiegelman ou Jules Feiffer, que je ne possédais pas sur l’histoire des comics les mêmes lumières que celles que pouvait avoir Jean-Claude Glasser ou d’autres spécialistes. Ce que je pouvais en écrire n’était pas toujours suffisamment informé. Évidemment, les fonctions qui me revinrent à la tête du musée de la bande dessinée, ont contribué à m’orienter davantage vers le patrimoine.
J’ai ainsi commencé un travail de longue haleine sur les précurseurs de la bande dessinée, en investissant par exemple, trois années de fascinantes recherches sur Rodolphe Töpffer. Les expositions respectivement dédiées à Winsor McCay, Georges Herriman, Alain Saint Ogan et Caran d’Ache, témoignent de mon investissement pour une approche historique du phénomène bande dessinée. Dans le même temps, j’ai essayé de ne pas me couper de la création contemporaine, en me distanciant tout de même beaucoup plus de l’actualité que je ne le faisais au moment des Cahiers. Je voulais, à l’époque, être au courant de tout ; tout lire, tout savoir sur la production, tant française qu’étrangère. Je suis aujourd’hui bien plus sélectif, puisque je ne lis pas plus de dix à quinze pour cent de la production annuelle.

L’I. : Nous ne pouvons donc pas espérer la future résurrection d’une rubrique telle que le «Bloc-notes».[9]

T. G. : Cela m’amuserait beaucoup de la refaire, car il s’agissait plus d’une rubrique de réflexion que d’information. A la simple évocation de cette rubrique, les dessins hilarants de Jean-Christophe Menu s’imposent encore à mon esprit. Je ne pourrai jamais oublier, par exemple, celui qu’il réalisa sur le thème de la «ligne claire» — ni, bien entendu, celui qui illustre mon départ de la rédaction des Cahiers sous forme d’une évacuation héliportée.
Cela dit, si je devais me remettre à exercer mon activité de critique comme je l’ai fait à l’époque pour Le Monde, je devrais sans doute recommencer à lire plus d’albums qu’actuellement… mais cela est difficile à concilier avec la direction d’un musée, des commissariats d’exposition, et de trois années de recherches et de travail sur un créateur comme Töpffer.

L’I. : Votre travail pour l’Oubapo relève clairement de cette volonté de ne pas être coupé de la création contemporaine…

T. G. : Les enjeux de la création actuelle sont trop importants pour que je m’en détourne ! J’ai monté, par exemple, une exposition à Hambourg consacrée à la «couleur directe», cette dernière étant une vraie tendance de fond dans la bande dessinée de ces vingt dernières années. En France, le premier album en couleur directe fut Arzach[10] . Aujourd’hui, une majorité de jeunes dessinateurs travaillent selon ce système, et très peu de gens semblent avoir pris la mesure de cette révolution graphique qui s’est accomplie sous nos yeux ! Je n’avais entendu personne en parler et s’y intéresser jusqu’à ce que je décide d’en faire le sujet d’une exposition et d’un catalogue.
Prenons pour second exemple l’autobiographie — autre tendance de fond, au développement très significatif à mon sens. L’autobiographie n’existait pas ou quasiment pas dans la bande dessinée, et elle devient très rapidement le point de ralliement des démarches d’un certain nombre de jeunes auteurs. Ce nouvel enjeu se devait d’être mis en évidence, et c’est ainsi qu’il devint le sujet d’un important dossier dans le premier numéro de 9e Art.
Enfin, pour dernier exemple de mon intérêt pour le contemporain, je citerai mon travail sur les manga, auxquels je me suis intéressé avant même qu’Akira[11] ne soit traduit. Mon livre[12] est en effet paru avant que l’oeuvre de Katsuhiro Ôtomo ne donne le coup d’envoi à la «mangamania» en France. Le hasard a donc voulu que j’accompagne le mouvement, mais également que je le précède et suscite quelque peu.
Ces exemples montrent que, parallèlement à mon travail sur le patrimoine, je me plais à interroger les tendances de fond de la bande dessinée la plus contemporaine. On ne peut analyser ces tendances de fond qu’en s’appuyant, précisément, sur une culture historique et sur une compréhension théorique. Ce n’est que sous ce double éclairage qu’il est possible de reconnaître les mouvements intéressants qui émergent, les frontières qui bougent, les nouvelles directions prises par la bande dessinée. L’Oubapo s’inscrit donc dans cette logique, avec cette particularité que je m’y trouve associé à des créateurs… invité à faire œuvre commune avec eux.

L’I. : Vous semblez tout de même plus enclin à travailler seul.

T. G. : Je suis effectivement d’un tempérament indépendant, et je préfère donc le travail solitaire ; perfectionniste, j’aime pouvoir tout contrôler. Dans un travail en équipe, où il faut souvent déléguer et s’appuyer sur les autres, des désaccords peuvent toujours survenir. Dans le même temps, ce qui rend toute activité intéressante, ce sont évidemment les rencontres de qualité qu’elle suscite. Travailler avec Peeters est un bonheur ; avec Menu, Trondheim ou Killoffer, un plaisir évident. Pour ce qui est du travail proprement dit, (la recherche, l’écriture), je suis fondamentalement solitaire. Mais si l’animation d’une revue me paraît chose si excitante, c’est parce qu’elle est un lieu de confrontation avec tout ce que cela suppose d’affectivité et de plaisir partagé.
Au sein des Cahiers de la bande dessinée se retrouvaient cet échange permanent, cette émulation. Je me souviens de multiples conversations avec Thierry Smolderen. Nous avons enseigné ensemble la bande dessinée en Belgique pendant trois ans. Nous mettions près d’une heure en voiture, pour nous rendre à l’endroit où nous donnions les cours, et, à l’aller comme au retour, nous dissertions sur le média. Je me souviens de ces discussions comme de véritables moments de bonheur. C’est d’ailleurs ce qui me manque le plus depuis que je vis à Angoulême, où je me sens coupé d’un monde qui existe à Bruxelles ou à Paris — mais aucunement dans cette ville ni même au C.N.B.D.I. !
Les échanges intellectuels sur la bande dessinée me manquent énormément.

L’I. : Il est surprenant qu’une ville isolée géographiquement — et ne possédant pas l’ombre d’une librairie spécialisée — bénéficie de la présence du C.N.B.D.I., que l’existence et l’impact médiatique seuls du festival ne justifie d’aucune manière…

T. G. : Il est indéniable que dans l’esprit d’une majorité de personnes, Angoulême est assimilée au seul festival ! C’est la raison principale de la non-identité du C.N.B.D.I. Pour le festival, le fait qu’il soit célébré à Angoulême, une ville lointaine et isolée, est une bonne chose. Ainsi, chaque année le public effectue une sorte de pèlerinage, auquel il doit se préparer : déplacements, réservations… Les festivals qui ont voulu se créer à Paris ou Bruxelles n’ont jamais abouti à grand-chose.
En revanche, pour un centre national qui a vocation à accueillir du public tout au long de l’année, l’implantation à Angoulême équivaut à un enterrement de première classe. C’est une dramatique erreur historique que d’avoir situé le C.N.B.D.I. dans cette ville. Cet établissement se verra toujours empêché de se développer, quels que soient ses mérites. À cet égard, le C.B.B.D.[13] possède un avantage incomparable.

L’I. : Il doit tout de même exister quelques raisons logiques à son implantation charentaise !

T. G. : La raison est très simple. Cette décision s’inscrivait en premier lieu dans une politique de décentralisation culturelle, qui est, en soi, un idéal généreux auquel on ne peut que souscrire. Il n’existe en effet aucune raison pour que seuls les Parisiens jouissent de tout… mais on n’a pas vu les limites de la décentralisation culturelle. Décentraliser le théâtre consiste à créer des Scènes nationales dans toutes les régions ; décentraliser l’art contemporain, à multiplier les F.R.A.C.[14] cela possède véritablement un sens ! Par contre, créer un Centre national — par définition unique en son genre, puisqu’il n’en existera jamais un par région — à Angoulême, c’est tout simplement l’asphyxier, l’empêcher à jamais de prendre son essor.

L’I. : Alors pourquoi Angoulême ?

T. G. : Incontestablement, le festival s’était imposé en Europe comme la manifestation de référence en matière de bande dessinée. Par conséquent, s’il fallait trouver un lieu en province susceptible de légitimer l’installation d’un tel centre, cette ville paraissait toute désignée. En effet, elle jouissait déjà de cette image de capitale de la bande dessinée ; de plus on ne voyait pas bien quel nouveau développement donner à ce festival, sinon de pérenniser son action en dotant Angoulême de structures qui pourraient, tout au long de l’année, développer des activités de promotion autour du média.
Certes, il faudrait s’interroger sur le processus qui a conduit à créer deux structures distinctes l’une de l’autre : d’un côté le festival et de l’autre le C.N.B.D.I. Je préfère ne pas entrer dans ce vaste débat… Pour en revenir au handicap que représente la localisation du centre à Angoulême, je soulignerai que, en l’absence de la légitimité que lui conférerait une fréquentation massive, le C.N.B.D.I. n’est protégé que par ses collections uniques en France ; lesquelles appartiennent d’ailleurs à la ville.

Pour le C.N.B.D.I., ce festival est à la fois une bonne et une très mauvaise chose. Il représente le moment fort de sa fréquentation (près de 40 %) dans la mesure où, le reste de l’année, il n’existe pas de public à Angoulême, pas de population intéressée par la bande dessinée — l’absence de la moindre librairie spécialisée est, sur ce point significative. Angoulême se trouve, qui plus est, éloignée de tout flux touristique. Pendant les quatre jours du festival, le C.N.B.D.I. est pris d’assaut par quinze à vingt mille personnes venant visiter le musée ; il est totalement saturé.
Cependant, ce public reste minoritaire en comparaison de la masse des festivaliers. La majorité d’entre eux ne dispose souvent que d’une journée, et son choix se porte tout naturellement vers les «bulles» du centre ville. Ce serait beaucoup leur demander que de revenir en Charente à un autre moment de l’année, d’effectuer une deuxième fois ce pèlerinage — des quatre coins de la France et de l’étranger — afin de visiter tranquillement, hors de toute bousculade, le C.N.B.D.I. qui est ouvert toute l’année. Le festival garantit au musée un pic de fréquentation important une fois dans l’année,mais son implantation géographique est un obstacle à la fréquentation du C.N.B.D.I.

L’I. : Sur quels critères se fondent les acquisitions du C.N.B.D.I. ?

T. G. : Lorsque je suis arrivé à Angoulême, il existait un fond d’environ six cents planches originales, constitué de dons effectués au bénéfice du musée des Beaux-Arts, par les dessinateurs. Les responsables du C.N.B.D.I. qui me recrutèrent — curieusement, sous le titre de «conseiller scientifique» — me demandèrent de concevoir ce que serait le scénario du musée. Très vite, l’idée d’une exposition retraçant chronologiquement l’histoire de la bande dessinée s’imposa. Il me fallait donc définir ce que nous allions montrer au fil de cette exposition permanente, proposer un découpage de l’histoire selon les grandes époques, tendances et auteurs. Je me suis longtemps investi dans ce travail pour finalement prendre conscience, que personne ne se souciait de constituer des collections ! Nous sommes ainsi arrivés à un an de l’ouverture du musée, sans guère posséder d’œuvres permettant d’illustrer le scénario établi.

L’I. : Vous avez toujours vécu dans l’urgence…

T. G. : (rires) En l’occurrence, je n’hésite pas à dénoncer l’incompétence des responsables du C.N.B.D.I. de l’époque. Ils comptaient se sortir de cette situation en recourant au système du «dépôt», ce qui est inadmissible pour un musée subventionné et contrôlé par les Musées de France. Un musée ne se définit qu’au travers de ses collections ! Il m’a donc fallu rapidement négocier un budget et acquérir des dessins originaux. Ces acquisitions débutèrent avec des années de retard, le marché des planches originales ayant littéralement flambé entre-temps.
J’ajouterai que le musée reçoit très peu de dons. Il faut — presque — tout acheter, et avec un budget évidemment limité. De 1989 à 1997, le fond est passé de 600 à 4500 planches. J’ai ainsi négocié, choisi une par une et de façon absolument souveraine toutes ces nouvelles planches, sans avoir besoin de rendre des comptes à quiconque au sein de l’institution, avec pour seules contraintes les limites de mon budget et l’offre du marché ; les originaux de Töpffer ou de Christophe, par exemple, ayant disparu ou étant indisponibles, je n’ai pu en acquérir. Relativement, 4500 planches ne représentent pas encore grand-chose, cette progression est trop faible.
Il existe deux musées de la bande dessinée aux USA. Le premier se situe à San Francisco, et le second en Floride (après s’être trouvé pendant des années dans la banlieue de New-York). À la suite de la fermeture de ce second musée pour cause d’étroitesse et de vétusté des locaux, l’état de Floride a mis un très grand terrain à sa disposition, sur lequel est aujourd’hui bâti un énorme et superbe musée — qui n’est d’ailleurs pas encore terminé.
La construction de ce dernier à été rendue possible grâce à l’aide financière de certains auteurs — Schulz notamment, fit don de quelques millions de dollars… La simple annonce de ce déménagement et de la création de nouveaux locaux suscita un afflux de dons spontanés de la part des dessinateurs, faisant passer les collections de 40.000 pièces à plus de 100.000 ! Au cours des deux années pendant lesquelles ce musée n’eut aucune activité — si ce n’est celui de prendre forme — il reçut plus de 60.000 originaux.
Nous pouvons ainsi prendre la mesure des différences de mentalité entre les auteurs américains et les français, à qui je ne jette pas la pierre au demeurant. Je ne fais que constater dans quel contexte agit le Centre national.

Quels sont donc les critères d’acquisitions de ces planches ? La mission qui leur incombe est d’illustrer ce fameux scénario, donc j’achète en fonction des lacunes de la collection : le premier critère est de constituer un fond représentatif de l’ensemble de l’histoire de la bande dessinée. Le second critère se résume à l’excellence des pièces elles-mêmes. Divers éléments entrent en compte dans l’appréciation d’un original. Il faut tout d’abord, dans une certaine mesure, que celui-ci se suffise à lui-même ; un original de bande dessinée est, par définition, le fragment d’un tout… Ce n’est pas une œuvre en soi, au contraire d’une sculpture ou d’une peinture.
C’est en cela que se situe le paradoxe des expositions d’originaux. Certaines planches perdent toute signification, sorties de leur contexte. Vient ensuite, le critère s’il y a lieu, de sa représentativité au sein de la série. Le choix d’une planche de Blueberry ou de Corto Maltese s’effectue en fonction du nombre de personnages ou de situations emblématiques qu’elle représente, et que le public pourra aisément reconnaître.
Il existe également des planches présentant un intérêt particulier en raison du travail graphique visible sur celles-ci, des planches qui permettent de mieux apprécier le travail de l’artiste. Personnellement j’aime beaucoup Gotlib, mais ses planches ne présentent guère d’intérêt dans le cadre d’une exposition car elles sont absolument immaculées. Pour d’autres auteurs en revanche, les qualités sensibles du trait — presque tactile pour certains, notamment chez certains adeptes de la «couleur directe» — sont incomparablement plus intéressantes que leur reproduction publiée.

L’I. : Quelles sont selon vous les raisons légitimes de la création d’une école de la bande dessinée comme celle d’Angoulême, où vous avez également enseigné ?

T. G. : Le fait qu’une telle école existe ne me semble pas surprenant. Pendant des générations, les auteurs ont créé sans passer par une école ; certains pouvaient apprendre le métier auprès d’un maître, mais la plupart des dessinateurs étaient des autodidactes. L’existence de telles écoles est donc récente.
La première fonction d’un tel établissement est de faire gagner du temps. Le chemin que l’on faisait seul en dix ans se fait aujourd’hui en trois, grâce à l’enseignement dispensé, mais surtout à l’émulation entre étudiants. Ceux-ci, pendant trois ans, peuvent consacrer tout leur temps à la bande dessinée. Le statut d’étudiant est privilégié, il faut savoir l’apprécier… Je suis
convaincu que cette immersion dans la bande dessinée, représente un réel gain de temps.
Le niveau graphique général de la bande dessinée francophone est très élevé — comme ne cessent de s’en étonner les auteurs étrangers. Pour ces derniers, les Français passent beaucoup de temps sur la réalisation de leurs planches, apportent un soin particulier aux moindres détails et au travail de la couleur. L’écart qui sépare le travail souvent industriel des Japonais d’une création artisanale française est très significatif à cet égard.
A cause de ce souci du travail bien fait, les dessinateurs passent en moyenne une à deux années sur la réalisation d’un album — sans parler de Bourgeon pour qui trois années sont nécessaires, ni de Vicomte ! Cette qualité artisanale contribue, pour le meilleur et pour le pire, à la spécificité de la bande dessinée francophone… qui se perd parfois dans cette démarche ! Les exigences graphiques des éditeurs sont aujourd’hui très élevées. Pour un jeune dessinateur qui désire accéder à la profession, une école offre les conditions d’une progression rapide.

L’I. : Il existe peu d’écrivains critiques et théoriques sur la bande dessinée, en comparaison des autres médias comme la musique et le cinéma, dans les rangs desquels ils sont légions…

T. G. : C’est vrai, et je le déplore. C’est aussi une question de persévérance. Peu de gens écrivent longtemps sur la bande dessinée. De véritables puits de science tels que Jean-Claude Glasser et Pierre Couperie — dont l’ érudition est à mon sens inégalée en France — se sont réfugiés dans un quasi silence. Pour ma part, je n’ai aucune intention de délaisser la bande dessinée de sitôt.

Propos recueillis par Franck Aveline, photo © Lieve Blanquaert. Entretien précédemment publié dans L’Indispensable n°1 en juin 1998.
Mise à jour de certaines notes par Jessie Bi.

Notes

  1. Centre national de la Bande Dessinée et de l’image, inauguré à Angoulême en janvier 1990.
  2. 9e Art, revue annuelle éditée par le C.N.B.D.I., devenue semestrielle depuis est coéditée par les éditions de l’An 2 depuis janvier 2003.
  3. Ouvroir de bande dessinée potentielle ; faisant écho à l’OuLiPo (Ouvroir de littérature Potentielle — Créé en novembre 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais) ce groupe de recherche axe ses réflexions sur le champ d’investigations suivant : la bande dessinée sous contraintes.
  4. Tardi, monographie, éd. Magic-Strip, Bruxelles, 1980.
  5. Première version des Cahiers de la b.d., s’échelonnant du n° 1 au n° 55, de 1969 à 1984.
  6. Avanies et Mascarades, éd. Futuropolis, Paris, 1981 ; Fac-similé, essai paratactique sur le Nouveau Réalisme de la Bande Dessinée, (avec Jean-Pierre TAMINE), éd. Futuropolis, Paris, 1983.
  7. Hors-série constitué de 5 volumes : 1984-85 ; 1985-86 ; 1986-87 ; 1987-88 et 1988-89.
  8. Les Cahiers de la Bande Dessinée, n° 66, nov.-déc. 1985, éditions Glénat.
  9. Rubrique pertinente, réaliste et non dénuée d’humour, au travers de laquelle Thierry Groensteen rédigeait un «journal» de bord de l’édition.
  10. Album de Moebius, publié aux Humanoides associés en 1976.
  11. Première quinzaine de mars 1990 en ce qui concerne la publication du premier épisode en langue française, et sous forme de fascicules brochés à périodicité bimensuelle, par la suite. Aux éditions Glénat.
  12. L’Univers des mangas, éd. Casterman, Tournai, première édition en 1991, deuxième édition en 1996.
  13. Centre belge de la bande dessinée (Bruxelles).
  14. Fond Régional d’Art Contemporain.
Site officiel de Thierry Groensteen
Entretien par en juin 1998