Zeina Abirached

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A peu près inconnue jusqu’alors, Zeina Abirached a connu un important succès avec son premier long récit, Le jeu des hirondelles (chez Cambourakis). Ses travaux tournent autour de Beyrouth, qu’elle aborde avec des échelles différentes, privilégiant parfois la vie dans un appartement, parfois se focalisant sur une rue, ou encore parfois allant loger son récit dans sa tête et ses souvenirs.
Son approche est fondamentalement différente d’une autre auteure du Moyen-Orient avec laquelle on la compare trop souvent, Marjane Satrapi… et avec qui elle n’a finalement comme point commun que d’être une femme dessinatrice racontant en noir et blanc les moments difficiles de l’histoire récente de son pays.

Voitachewski Quels ont été tes premiers contacts avec la bande dessinée, tes premières influences ?

Zeina Abirached Quand j’étais enfant, je lisais les classiques de la bande dessinée franco-belge : Astérix, Lucky Luke, Gaston et bien-sûr Tintin.
Pendant la guerre, il y avait un lieu mythique pour moi, la librairie des frères Tarazi, seul endroit à Beyrouth où l’on pouvait alors trouver des bandes dessinées étrangères et récentes. La librairie a aujourd’hui fermé et a été remplacée par un restaurant… mais c’est là-bas que j’ai découvert des auteurs tels que Tardi, Gotlib, Bretecher ou Bilal. Dix ans après, je fréquentais activement la bibliothèque de l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) où j’étudiais le graphisme. Là, j’ai lu les publications de l’Association, notamment L’Ascension du haut-mal de David B qui a été un vrai choc.
Il faut savoir qu’à l’époque, à Beyrouth, les parutions récentes arrivent toujours avec un certain retard. Mais on trouve les bandes dessinées franco-belges sans problème.
Je dirais que mes principales influences sont Ici même de Tardi et Forest et L’Ascension du haut-mal. Comme par hasard, ce sont deux ouvrages en noir et blanc… Et puis il y Franquin aussi.

V C’est en lisant ces bandes dessinées qui tu as voulu devenir dessinatrice ?

ZA Non, pas du tout… Le déclic a eu lieu à l’occasion d’un événement particulier que je raconte dans Beyrouth Catharsis : pendant la guerre, la rue Youssef Semaani dans laquelle j’habitais était bouchée par un mur de sacs de sable. Derrière, il y avait les snipers. J’étais alors persuadée qu’il s’agissait tout simplement d’une impasse… Or, plusieurs années plus tard, après la fin de la guerre, j’ai dû prendre cette rue en sens inverse alors que je rentrais de la fac. C’est là que j’ai compris que ce mur de sacs de sable avait disparu sans même que je m’en rende compte ! J’ai interrogé les voisins, leur demandant s’ils se souvenaient du moment où le mur avait été enlevé. Personne ne savait. La rue avait changé sans que personne ne s’en aperçoive. J’ai alors senti une urgence, un besoin de raconter. Cela a débouché sur Beyrouth Catharsis.
Le Jeu des hirondelles est aussi né de ce sentiment d’urgence : j’avais vu dans les archives de l’INA un reportage de 1982 sur Beyrouth, alors que j’étais à peine née. Le journaliste parlait de ma rue, racontant que l’endroit était assez dangereux car proche des combats mais qu’il était encore possible d’y vivre. Et il rentrait dans un immeuble, puis dans un appartement pour interroger ses habitants. Et c’est là que j’ai reconnu ma grand-mère, qui parlait dans ce reportage… Et j’ai ressenti le besoin d’en faire un récit.

V Pourquoi utiliser la bande dessinée comme médium ? Visiblement, tu ne prévoyais pas de devenir dessinatrice…

ZA J’ai toujours été passionnée par la bandes dessinée, j’en achetais beaucoup même s’il y avait beaucoup de choses auxquelles on n’avait pas accès à Beyrouth. Depuis que je publie, j’ai d’ailleurs curieusement l’impression de moins en lire… Toujours est-il que j’ai ressenti la nécessité de raconter et la bande dessinée était le médium le plus approprié.
Le dessin est un moyen de capter ce qui disparaît. Après la guerre, c’était très compliqué d’obtenir des informations sur ce qui s’était passé. Et encore aujourd’hui, les livres d’histoire du Liban à l’école ne parlent pas de la guerre. Ils s’arrêtent au 13 avril 1975 ![1] Personne n’a réussi à se mettre d’accord sur une version officielle de l’histoire du pays. Il s’agit donc de dessiner des histoires pour parler de la guerre, pour exorciser et pour comprendre…

V La bande dessinée est donc utilisée comme œuvre de mémoire, comme conservateur d’un patrimoine…

ZA J’ai cette volonté de dessiner ce qui disparaît, de rattraper ces choses avant qu’elles ne disparaissent. Comme le quartier central de Beyrouth qui a été totalement reconstruit… Je me rendais compte récemment en le faisant visiter à des amis français que je parlais de ce quartier avant la guerre comme si je l’avais connu.
Le dessin doit raconter, servir à retrouver des images mais aussi rendre familiers les endroits interdits. J’ai commencé à raconter mes souvenirs. Aujourd’hui, j’essaye de m’appuyer sur une base plus documentaire et des recherches. C’est plus compliqué parce que je vis en France. Je me nourris d’allers-retours entre Beyrouth et Paris.

V En t’écoutant, j’ai l’impression que tu es obsédée par la ville et plus spécifiquement les lieux.

ZA Beyrouth est définitivement une obsession et surtout les espaces beyrouthins… J’ai commencé par Beyrouth Catharsis qui décrit la rue où j’ai grandi, puis 38 rue Youssef Semaani qui décrit mon immeuble, Le jeu des hirondelles qui décrit un appartement pendant la Guerre Civile, puis je me souviens, Beyrouth, influencé lui par Georges Pérec. Au fil des livres, le cadre se resserre. Une des choses qui m’a le plus marquée est justement la notion qu’on avait de l’espace pendant la guerre, où on a longtemps vécu dans une rue ou deux d’une moitié de ville, et après la guerre, où subitement Beyrouth a doublé de taille…
J’avais 11 ans quand la guerre s’est terminée. Notre vie quotidienne était alors organisée en fonction de la guerre et tout était plus compliqué. Par exemple, les distances et la représentation mentale étaient faussées et se déplacer relevait du défi : pour aller à l’école, il fallait ruser afin d’aller prendre le bus scolaire qui ne passait plus dans notre quartier, jugé trop dangereux… Ma grand-mère vivait à deux rues de chez mes parents, mais c’était très compliqué d’y aller : il fallait prendre des détours, cela me donnait l’impression que c’était au bout du monde. Le quotidien était fait de petites ruses. Et puis il y avait les coupures d’électricité. Mais jusqu’à mes 11 ans, je ne connaissais que la guerre. Tout cela me paraissait normal. Pourtant, après la guerre dans les années 1990, on est passés à une autre normalité. Sans que personne ne semble le remarquer… Les gens faisaient comme si rien ne s’était passé. D’un seul coup, on était obligés de vivre normalement.
Moi-même, j’ai dû attendre mes 18 ans pour commencer à me poser des questions.

V Ton style graphique est assez particulier. Dans Le jeu des hirondelles, j’ai l’impression que tu dessines des marionnettes qui s’animent en fonction des différentes cases.

ZA Au tout début de mon travail d’écriture, j’ai organisé de façon assez naturelle l’espace de la pièce où se déroule le huis clos du Jeu des hirondelles comme une scène de théâtre, les personnages entrant de part et d’autre de la case. Il y a sans doute certains effets dus au noir et blanc qui pourraient faire penser au théâtre d’ombre et aux marionnettes turques karagöz.

Est-ce une référence à un style graphique proprement libanais ?

ZA A vrai dire, il n’y a pas de tradition graphique proprement libanaise et mon style n’a rien de libanais. L’idée était principalement de me débarrasser de tout ce qui n’était pas indispensable dans la case… parce que je ne savais pas dessiner assez bien ! C’est aussi pour ça que j’ai adopté le noir et blanc et que Beyrouth Catharsis est aussi minimaliste. Je pense également que le style doit se construire avec le récit.

Je voudrais maintenant aborder le sujet qui fâche. On te compare (très) souvent à Marjane Satrapi…

ZA Je suis arrivée à Paris il y a six ans et j’ai passé une année aux Arts Déco… A ce moment-là, tout le monde me disait que mes dessins ressemblaient à ceux de Satrapi… que je ne connaissais pas encore ! Un jour, j’en ai eu marre, je suis allée chez Gibert et j’ai acheté tout Persépolis pour enfin savoir à quoi tout cela ressemblait. Ma principale influence, c’est David B, qui paraît-il a lui-même influencé Satrapi.

V Cela doit faire deux ans que tu n’as pas publié de bande dessinée. Entre-temps, tu as travaillé sur des illustrations. Est-ce que tu prends tes distances vis-à-vis de la bande dessinée ?

ZA Pas du tout ! J’ai juste besoin de prendre du recul sur mes histoires… Je n’arrive pas à comprendre comment les auteurs prolifiques font pour autant publier ! Ma prochaine bande dessinée racontera une fiction inspirée de la vie de mon arrière-grand-père, qui était accordeur de piano et qui a inventé le piano oriental, qui permet de jouer les quarts de ton de la musique orientale. Il est né sous l’empire ottoman, a vécu le mandat français, les années d’or de l’indépendance et est mort juste avant la guerre civile, en 1975. Cette histoire tournera encore autour du thème des espaces beyrouthins, il s’agira de retrouver des strates de Beyrouth d’époques que je n’ai pas connues et qui ont disparu. Mais cela nécessite un gros travail de collecte de documents d’époques, il faut aussi que je réussisse à adapter mon style.
En attendant j’ai travaillé sur des illustrations. Il y a eu un roman de chevalerie castillan, le Livre du chevalier Zifar, écrit au XIVème siècle. C’est la première édition en France. J’ai aussi travaillé avec Jacques Jouet, un des membres de l’Oulipo dans le cadre d’une manifestation organisée par la municipalité de Beyrouth et la mairie de Paris. Jacques Jouet devait improviser un roman–feuilleton en trois jours que j’illustrais pendant ce temps. Nous étions chacun dans des cabines et ce qu’il écrivait et ce que je dessinais étaient retransmis en temps réel. Le thème imposé était celui de l’immeuble Barakat (aussi connu sous le nom de Maison Jaune). Cet immeuble est situé au carrefour de la rue Sodeco à Beyrouth, qui constituait la ligne de démarcation durant la guerre. Il est en ruine mais en cours de la réhabilitation et la Mairie de Paris participe au projet. Jacques Jouet a donc fait se rencontrer mes personnages et les siens et j’ai illustré le tout pendant qu’il travaillait. Le résultat a été publié chez Cambourakis, dans le livre Agatha de Beyrouth.

V Pour terminer, pourrais-tu me dire deux mots sur la bande dessinée de ta région : libanaise ou plus généralement arabe ?

ZA Il existait dans les années 1980 un atelier d’artistes à Beyrouth qui avait même été invité à Angoulême pour une exposition. L’un des animateurs de cet atelier s’appelle Jad. Il s’agissait d’un noyau qui s’est éteint par la suite (Je ne suis pas tout à fait sûre, il me semble qu’il devait y avoir un magazine après la guerre… je ne me souviens pas si c’était un magazine lancé par l’atelier Jad mais je me souviens qu’on pouvait y lire les histoires d’Edgard Aho, décédé quelques années plus tard). Puis, il y a eu Mazen Kerbaj qui a commencé en auto-éditant ses livres. Après, la revue de bande dessinée indépendante Samandal a été créée et tout le monde s’est mis à parler d’eux. A l’ALBA, ils proposent même maintenant une licence de bande dessinée. Enfin, récemment, un nouveau fanzine libanais a été lancé, il s’agit de La furie des glandeurs. Ils ont adopté le format de la presse quotidienne, avec huit pages. Deux numéros sont pour l’instant parus, avec un thème pour chacun.
Pour ce qui est de la bande dessinée arabe, la caricature occupe une place plus importante que la bande dessinée dans la région. Mais je sais qu’il existe un festival de bandes dessinées à Alger depuis trois ans.

[Entretien réalisé à Paris en août 2011.]

Notes

  1. Date de l’assassinat d’un garde du corps du leader politique Pierre Gemayel. Le 13 avril 1975 est généralement considéré comme marquant le début de la guerre civile au Liban.
Entretien par en novembre 2011